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Le temps est-il notre ennemi ou notre allié?

  

     Ennemi, tout ce qui dans notre vie nous nuit, joue contre nous en nous mettant en échec. Nous n’aimons pas nos ennemis et nous nous efforçons d’échapper à leur pouvoir. Au contraire l’allié est accueilli avec reconnaissance. Il nous apporte son aide, concourt à nos projets et à nos actions. Ces deux fonctions sont antinomiques et il nous semble naïvement qu’une même chose ne peut pas être les deux à la fois. C’est que d’ordinaire l’ambiguïté nous échappe or ce qui est en jeu dans cet énoncé c’est précisément l’ambiguïté de notre expérience du temps.

   « Que le temps passe vite ! » « Avec le temps va tout s’en va, […] avec le temps tout fout le camp » se lamente-t-on comme si le temps était vécu comme une malédiction, un adversaire nous confrontant à notre impuissance et suscitant révolte, désespoir voire ressentiment. Mais d’autres expressions attestent du contraire. « Fais confiance au temps, il guérit tout » dit-on parfois.

   Quel est donc le statut du temps dans l’existence humaine ? Un ennemi seulement (Thèse) ou aussi une chance, la condition de notre liberté et l’occasion de déployer les ressources sublimes de notre humanité (Antithèse) ?

   Et d’où vient cette ambiguïté ? Dépend-elle de la nature du temps ou de notre manière de nous projeter vers lui ? (Dépassement).

Avertissement : La problématique n’exige pas d’affronter la question de la nature du temps. De simples définitions opératoires suffisent. Il s’agit d’interroger l’expérience humaine du temps c’est-à-dire notre condition dans la mesure où la temporalité en constitue l’étoffe. Il est donc pertinent de faire rebondir la réflexion en isolant un aspect du temps et en examinant les différentes manières de se situer par rapport à lui.

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Plan et idées essentielles.

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I)                   L’écoulement temporel.

   On dit que le temps passe ou s’écoule. Notre expérience du temps est celle du changement des êtres et des choses. Nous nous représentons le temps comme un fleuve emportant tout sur son passage. Un aphorisme d’Héraclite dit : « Tu ne te baigneras pas deux fois dans le même fleuve ».

a)      La fuite du temps est expérience de la finitude. Le temps nous est compté, non par un caissier mais par un bourreau. Nous sommes tous des condamnés à mort en sursis et chaque moment qui passe rapproche de l’échéance ultime. D’où l’angoisse, compagne fidèle de l’existant.

b)      Mais c’est parce que la vie est limitée, fragile qu’elle a une infinie valeur. Sa puissance d’émotion, son caractère sacré procède de sa brièveté. Une vie sans fin s’oublierait comme don précieux et exposerait à l’ennui.

C’est aussi parce que la vie est menacée qu’il y a une urgence de vivre c’est-à-dire de cueillir le jour et d’agir pendant qu’il est temps.

Enfin le sablier qui s’écoule est l’aiguillon de la création. Hanté par la caractère destructeur du temps l’homme produit des œuvres par lesquelles il cherche à se survivre. Le monument de la culture est un défi au temps et à la mort. Il est selon la belle formule de Malraux un « antidestin ».

a)      La fuite du temps, c’est le vieillissement, l’essoufflement de la vitalité juvénile, les offenses diverses de l’âge, la perte des illusions. Elle nous confronte à l’inexorable travail d’anéantissement effectuant en nous son œuvre délétère. Or il y a en l’homme une horreur de ce qui détruit.

b)      Certes mais pour ceux qui ne se contentent pas d’être le terrain où s’effectue la geste destructrice du temps, vieillir est l’occasion d’acquérir de l’expérience, de mûrir et de devenir plus sage. De construire aussi, en inscrivant son effort dans une durée nous liant à ceux qui nous ont précédés et à ceux qui nous suivront. Le temps est ici le mouvement de l’histoire par lequel l’humanité qui commence par n’être rien déploie progressivement les dispositions de sa nature. On peut donc rendre grâce au temps d’être la condition du perfectionnement de notre nature (Thèse kantienne), ou de ce qui est nécessaire à la raison universelle pour s’incarner dans le réel (Thèse hégélienne).

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II)                L’irréversibilité temporelle.

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Si l’espace peut se parcourir de A en B et de B en A, le temps a une direction. On ne peut jamais revenir en arrière. Il ne se parcourt que dans un seul sens.

a)      Ce qui a été n’est plus, d’où la nostalgie des jours heureux.

Ce qui est fait ne peut être défait. Tous les onguents d’Arabie n’effaceront pas la tâche de sang qui souille la main de Lady Macbeth. D’où le regret et le remords.

« Temps marque de mon impuissance » remarque Jules Lagneau et Nietzsche pointe dans le temps, l’adversaire qui, en enchaînant l’homme à un passé définitivement fixé, condamne la volonté à ne pas pouvoir tout vouloir. D’où le poison du ressentiment. «  Ceci, oui, seul ceci est la vengeance même : le ressentiment de la volonté contre le temps et son « ce fut ». De La rédemption. Ainsi parlait Zarathoustra.

b)      Mais l’expérience de cette impuissance existentielle peut conduire les hommes à libérer les ressources les plus sublimes de leur nature.

Le pardon, par exemple, comme « rédemption possible de la situation d’irréversibilité » Hannah Arendt. [1] Condition de l’homme moderne, Pocket, p. 302. La justice comme souci de la réparation, fût-elle purement symbolique et surtout le sentiment de responsabilité. Puisqu’on ne peut pas défaire ce qui a été fait, il importe de bien mesurer les conséquences de ses actes et d’éviter de commettre l’irréparable.

a)      L’irréversibilité, c’est aussi la fatalité de l’oubli. « On est des machines à oublier » vitupère Barbusse dans son roman Le Feu et Proust, ce grand poète de l’oubli, s’obstine à retrouver le temps perdu. C’est que l’oubli abîme dans le néant ce qui fut ; il expose à recommencer les erreurs passées ou à perdre le capital des richesses conquises par le travail des hommes, ces richesses que seules la transmission et la mémoire peuvent faire fructifier.

b)      Certes il y a une négativité de l’oubli mais il y a aussi une positivité. La mémoire est, en effet, dangereuse lorsqu’elle emprisonne l’esprit dans des cadres figés, rend indisponible au présent et à son imprévisible nouveauté, réactive en permanence les blessures passées et cultive le ressentiment. Le souvenir peut être une plaie purulente dont le bienheureux oubli libère utilement. « Il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l’animal, mais il est impossible de vivre sans oublier. Ou plus simplement encore, il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire, qu’il s’agisse d’un homme, d’une nation ou d’une civilisation » Nietzsche, Considérations intempestives II, Aubier Montaigne, p. 207.

     Valéry de même souligne la nocivité d’une certaine culture de la mémoire et de  l’histoire : « L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux     souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à, celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines » Regards sur le monde actuel, 1945.

Ainsi le temps qui passe apaise les douleurs, éteint les regrets et les remords. Il guérit les plaies dit la sagesse des nations.

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III)             Le temps est ce qui fait que rien ne demeure identique à soi. Tout devient.

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a)    Le temps est en ce sens l’ennemi intime de l’homme car celui-ci est habité par un désir d’être ou d’éternité. F. Alquié a montré que ce désir prend la forme d’un refus affectif du temps, à l’œuvre dans la passion (« Je jure de t’aimer éternellement » s’écrie Juliette), ou d’un refus intellectuel du temps qui est peut-être la vérité de la philosophie. Le penseur platonicien fuit les ombres mouvantes de la caverne pour viser l’horizon stable des essences éternelles. La pensée grecque oppose ainsi le monde de l’Etre au monde du devenir et enseigne que philosopher consiste à mourir à cette mort de tous les instants qu’est la vie selon le principe matériel. Par la pensée, l’homme se sent participer à une dimension d’éternité l’arrachant au monde du périssable, de la finitude et de la contingence, la vie spirituelle s’expérimentant comme une victoire de tous les instants sur la mort.   Spinoza se fait l’écho de ce vécu: « L’esprit humain ne peut être absolument détruit avec les corps, mais il en subsiste quelque chose qui est éternel » Ethique, V, Prop. XXIII. «  Nous sentons et faisons l’épreuve que nous sommes éternels » Ibid, scolie. Parce que la vérité est étrangère au temps,  la faculté permettant de la penser s’éprouve elle aussi hors du temps.

b)    Pourtant si tout demeurait identique à soi, l’Etre serait figé. La diversité, le mouvement, la nouveauté, en un mot la vie, serait immobilisée dans l’identité de la mort. Le temps est le cadre dans lequel se déploie la richesse créatrice de la vie et surtout il est la condition de la liberté. L’homme n’a pas d’être, il n’a pas la consistance ou la permanence d’une essence. Il se construit dans le temps. Le devenir est une durée concrète où s’interpénètrent le passé et l’avenir et où s’invente une personne en charge de son possible et toujours en situation de se faire autre que ce qu’elle a été.

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IV)              Victoire ultime de la mort.

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Le temps détruit tout. « Le sage meurt aussi bien que le fou » se lamente l’Ecclésiaste et s’il est vrai que l’homme peut conquérir une immortalité relative en survivant dans la mémoire des autres, «nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »Valéry, La Crise de l’esprit.

a) Cette conscience de l’éternelle caducité des choses peut être un principe de découragement et de désespoir. A quoi bon monter jusqu’au soir, poser sa pierre, construire puisqu’au bout du compte tous nos efforts seront réduits à néant ? Kierkegaard remarquait que « L’idée de la mort amène peut-être l’esprit plus profond à un sentiment d’impuissance où il succombe sans ressort » Sur une tombe, in L’existence, PUF, p. 213. C’est le sentiment de l’absurde et son effet dévastateur souvent.

b) « Mais à l’homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l’exacte vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course. Et nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à la flèche sa vitesse comme la pensée de la mort stimule le vivant dont le sérieux tend l’énergie. Alors le sérieux s’empare de l’actuel aujourd’hui même, il ne dédaigne aucune tâche comme insignifiante ; il n’écarte aucun moment comme trop court ; il travaille de toutes ses forces à plein rendement, prêt cependant à sourire de lui-même si son effort se prétend méritoire devant Dieu, et prêt à comprendre en son impuissance qu’un homme n’est rien et qu’en travaillant avec la dernière énergie, l’on ne fait qu’obtenir la véritable occasion de s’étonner de Dieu » Ibid. Peut-on dire de manière plus sublime que la mort est le stimulant de la vie et qu’il est possible de définir une grandeur de l’homme absurde ? Si ce n’est pas celle que professe Kierkegaard, c’est à coup sûr celle de Camus pour qui la vie est « un exercice de détachement et de passion qui consomme la splendeur et l’inutilité d’une vie d’homme » Le mythe de Sisyphe 1942. Camus demande d’imaginer Sisyphe heureux. « Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

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V)                 Dépassement.

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    Le temps, dont la nature est d’ailleurs pour nous une énigme, n’est en soi ni un allié ni un ennemi. Il est l’étoffe de notre existence dans la mesure où la manière d’être fondamentale de l’existant est de se projeter vers ce qui n’est pas encore en se souvenant de ce qui fut. C’est que notre âme est capable de distension, disait St Augustin, de rétention du passé, de protention vers l’avenir et d’attention au présent. Dans cette capacité se joue ce que le temps a de pire et de meilleur pour nous. Mais ce qui en décide, c’est en définitive notre manière d’être en situation par rapport à lui. L’impatience du désir voudrait le rétrécir et pourtant il faut bien attendre que le sucre fonde. La nostalgie voudrait le retenir et pourtant inéluctablement il nous éloigne de ce qui fut. Son coefficient d’adversité ou de positivité n’est donc pas en lui, il est en nous car il dépend de notre folie ou de notre sagesse.

   Folie du désir qui s’illimite, aspire à l’éternité,  refuse la loi du réel car en refusant le devenir, l’irréversibilité, la finitude, on se condamne à consacrer son impuissance. La sagesse consiste à comprendre qu’il n’y a d’être que de ce qui devient, que l’éternité dont nous faisons l’expérience en tant qu’êtres pensants est « moins la preuve de notre appartenance à l’intemporel qu’une production propre à la temporalité elle-même, qui serait capable, en l’être humain, de projeter l’horizon de son propre dépassement » F Dastur, La mort, Essai sur la finitude, Hatier, p. 4. Il dépend donc de nous de faire de ce devenir le cadre de notre liberté, de la création individuelle et collective, du courage d’affirmer, même si c’est absurde, notre dignité d’homme et l’infinie reconnaissance d’avoir été jeté dans le temps, un temps hors duquel nous ne serions sans doute rien.

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Conclusion :

   La question était de savoir si le temps est notre allié ou notre ennemi. Au terme de cette réflexion, on peut dire qu’il n’est par nature ni l’un ni l’autre. Il est ce que l’homme décide qu’il soit.