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Le kantisme a les mains pures mais il n’a pas de mains. Péguy.

 

   « Je compte, Halévy, que vous ne réglerez point ces débats par les méthodes kantiennes, par la philosophie kantienne, par la morale kantienne. Le kantisme a les mains pures, MAIS IL N’A PAS DE MAINS. Et nous, nos mains calleuses, nos mains noueuses, nos mains pécheresses nous avons quelquefois les mains pleines *1

 

Agis, dit Fouillée, comme si tu étais législateur en même temps que sujet dans la république des volontés libres et raisonnables. C’était une fois un fonctionnaire qui a eu du génie, du plus grand. Mais il était fonctionnaire, une fois fonctionnaire: il était célibataire, deux fois fonctionnaire ; il était professeur, trois fois fonctionnaire ; il était professeur de philosophie, quatre fois fonctionnaire; il était fonctionnaire prussien, cinq et septante fois fonctionnaire. Il n’a pu avoir qu’un (très grand) génie de fonctionnaire. (Et de célibataire.) Hélas législateur en même temps que sujet. Hélas la république des volontés libres et raisonnables. – Agis de telle sorte, continue Fouillée, agis de telle sorte que la raison de ton action puisse être érigée en une loi universelle*2. Agis de telle sorte que l’action de Fouillée puisse être érigée en une loi universelle. Et même l’action de Kant. Alors, pour commencer, il n’y aurait plus d’enfants. Ça ferait un beau commencement. Tout devient si simple, dès qu’il n’y a plus d’enfant. SICH ZUR ALLGEMEINEN GESETZGEBUNG SCHICKEN*3. Hélas combien de nos actions pourront être érigées en une loi universelle. Et combien de raison de nos actions. Zur allgemeinen Gesetzgebung. Et cela ne nous est-il pas tellement  égal. Cela ne nous est-il pas tellement étranger. N’avons-nous point d’autres inquiétudes, d’infiniment autres profondeurs. D’infiniment autres soucis. D’infiniment autres détresses. Combien de nos actions ne pourraient point être érigées, geschickt, en loi universelle, pour qui cet envoi ne  présente même aucun sens; et ce sont celles à qui nous tenons le plus, les seules à qui nous tenions sans doute ;  actions de tremblement, actions de fièvre et de frémissement, nullement kantiennes, actions d’une mortelle  inquiétude; nos seules bonnes actions peut-être; nullement  planes, nullement quiètes, nullement calmes, nullement horizontales; nullement législatives; nullement tranquilles, sûres de soi; nullement dans la sécurité; nullement sans remords, nullement sans regrets; des actions sans cesse combattues, sans cesse intérieurement rongées, nos seules bonnes actions, les moins mauvaises enfin, les seules qui  compteront peut-être pour notre salut. Nos pauvres  bonnes actions. Les seules, et ce sera si petit, que nous pourrons présenter dans le creux de la main. Also kann ein vernünftiges Wesen sich seine subjectiv-praktichen Principien, d.i.Maximen, entweder gar nicht, zugleich als allgemeinen Gesetze denhen, oder es mues a     nnehmen, dass die blosse Form derselben, nach der jene sich zur allgemeinen Gesetzgebung schicken, sie für sich allein zum praktischen Gesetze mache*4. Elle est loin, l’allgemeine Gesetzgebung»

 

     Victor-Marie, comte Hugo, (octobre 1910) La Pléiade, t. III, p. 331.332.

 

  *1 : Un proverbe affirme, traduisant le Fortuna favet stultis latin : « Aux innocents les mains pleines ».

 *2 : Les deux phrases citées se trouvent à la page 411 de l’Histoire de la philosophie d’Alfred Fouillée. Delagrave, 6° édition, 1991.

  *3 : « propre à une législation universelle »

 *4 : « En conséquence, un être raisonnable ou bien ne peut pas du tout concevoir ses principes subjectifs pratiques, c’est-à-dire ses maximes, comme étant en même temps des lois universelles ou bien il doit nécessairement admettre que c’est seulement leur forme qui, les rendant propres à une législation universelle, en fait par elle seule des lois pratiques » Kant, Critique de la raison pratique, 1ère partie, Livre 1, §1, théorème III, trad. Jean Gibelin, Vrin, 1944, p. 38. Les mots soulignés dans le texte le sont par Péguy lui-même. Péguy lisait couramment l’allemand.

 

 

    « Etant respectueux de la pensée, ils sont naturellement respectueux des personnes. Ils seraient volontiers kantiens sur ce point, bien qu’ils n’aiment pas Kant. Ou plutôt ils aimeraient bien Kant. Mais c’est lui qui ne se laisse pas aimer. Et puis Kœnigsberg est bien loin. Regis mons*1. Et puis Kœnigsberg est bien dur. Si encore il était  né à Weimar*2.

    Ils ont aussi cette idée que Kant il ne savait pas. Que c’est entendu, qu’il s’est bien appliqué. Mais que tout de même il manquait par trop de ce qu’il faut, d’un certain temporel, d’une vie, et de cette fortune et de cette grâce qui consiste à être malheureux d’une certaine sorte inexpiable.

    Ils ont cette idée que Kant c’est très bien fait mais que précisément les grandes choses du monde n’ont pas été des choses très bien faites. Que les hautes fortunes n’ont  jamais couronné les parfaits appareils de mécanismes. Que les réussites inoubliables ne sont jamais tombées sur  les impeccables serrureries. Que quand c’est si bien fait  que ça ça ne réussit jamais, ça ne reçoit jamais ce gratuit  accomplissement, ce gracieux couronnement d’une haute fortune. Que quand c’est si bien fait que ça il manque justement de ne manquer de rien, ce on ne sait quoi,  cette ouverture laissée au destin, ce jeu, cette ouverture laissée à la grâce, ce désistement de soi, cet abandonnement  au fil de l’eau, cette ouverture laissée à l’abandonnement d’une haute fortune, ce manque de surveillance au fond, ce parfait renseignement, cette parfaite connaissance de ce que l’on n’est rien, cette remise et cette abdication qui est au fond de tout véritablement grand homme. Cette remise aux mains d’un autre, ce laissons aller, ce et puis je ne m’en occupe plus qui est au creux des  plus hautes fortunes. Kant s’en occupe tout le temps. Du kantisme. Ce n’est pas la manière de réussir dans le  monde. Les vers les plus beaux ne sont pas ceux dont on  s’est occupé tout le temps. Ce sont ceux qui sont venus tout seuls. C’est-à-dire, en définitive, ceux qui ont été abandonnés. A la fortune. »

          Note conjointe sur M. Descartes. (juillet 1914) La Pléiade, t. III, p 1286.

 

*1 : Traduction latine du nom allemand.

 *2 : Mme de Staël avait appelé Weimar « l’Athènes de l’Allemagne » dans De l’Allemagne, I, §XV, Flammarion, t.1, 1908, p. 91. Goethe y avait vécu à partir de 1775 et y était mort en 1832 après son ami Schiller en 1805. Nietzsche y était mort le 25 août 1900.

 

 

 

   « […] On est toujours pesable. On n’est pas toujours pénétrable.

 

       De là viennent tant de manques, (car les manques eux-mêmes sont causés et viennent), de là viennent tant de manques que nous constatons dans l’efficacité de la grâce, et que remportant des victoires inespérées dans l’âme des plus grands pécheurs elle reste souvent inopérante auprès des plus honnêtes gens, sur les plus honnêtes gens. C’est que précisément les plus honnêtes gens, ou simplement les honnêtes gens, ou enfin ceux qu’on nomme tels, et qui aiment à se nommer tels, n’ont point de défauts eux-mêmes dans l’armure. Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une invisible arrière-anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement  masqué, une cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent point cette entrée à la grâce qu’est essentiellement le péché. Parce qu’ils ne sont pas blessés, ils ne sont plus vulnérables. Parce qu’ils ne manquent de rien on ne leur apporte rien. Parce qu’ils ne manquent de rien on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui n’a pas des plaies. C’est parce qu’un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C’est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l’essuya d’un mouchoir. Or celui qui n’est pas tombé ne sera jamais ramassé; et celui qui n’est pas sale ne sera pas essuyé.

     Les « honnêtes gens » ne mouillent pas à la grâce. 

     C’est une question de physique moléculaire et globulaire. Ce qu’on nomme la morale est un enduit qui rend l’homme imperméable à la grâce. De là vient que la grâce agit dans les plus grands criminels et relève les plus misérables pécheurs. C’est qu’elle a commencé par les pénétrer, par pouvoir les pénétrer. Et de là vient que les êtres qui nous sont les plus chers, s’ils sont  malheureusement enduits de morale, sont inattaquables à la grâce, inentamables. C’est qu’elle commence par ne pas pouvoir les pénétrer à l’épiderme.

     Ils sont impénétrables, en tout, absolument, parce qu’ils sont enduits, parce qu’ils ne mouillent pas à l’épiderme, parce qu’ils sont impénétrables à l’origine de  mouillature, à la surface de  mouillature qui est  l’origine et  la surface de pénétration. »

          Note conjointe sur M. Descartes. (juillet 1914) La Pléiade, t. III. P. 1311.1312.

 

 

 

    A propos des kantiens, Péguy écrit aussi : « hommes singuliers; ils travaillaient beaucoup; autant, et plus, ou moins, que tous autres, selon qu’on veut l’entendre; mais ils ne travaillaient pas pour l’œuvre et la fécondité, pour le livre et pour le pain, comme la mère nature et comme les naturels hommes; comme la bonne et la mauvaise mère nature, comme les bons et les mauvais hommes naturels; ils ne travaillaient pas pour le résultat du travail, pour faire ce que l’on fait, comme nous autres pauvres artisans; ils travaillaient pour l’exercice et la vertu du travail même, pour le mérite et pour l’obligation; ils ne pensaient que de vertu, de mérite, et de valeur propre; ils ne rêvaient que de mérite individuel et d’épreuve, au lieu de rêver comme nous de la fin de la tâche et de l’accomplissement du travail accompli; singuliers hommes, et vraiment que l’on ne pouvait aimer; ils ne connaissaient point le repos du soir, qui n’est pas refusé aux serruriers les plus simples; ils ignoraient la plénitude de la journée faite et de la journée satisfaite, et de se coucher, tranquilles et harassés, dans un bon lit ; ces malheureux ignoraient le contentement, le simple contentement du cœur et des bras, le contentement et la réjouissance des mains, tout le bonheur, tout ce qui fait le bonheur et la joie du bon ouvrier, des simples ouvriers; manger une bonne soupe, fumante sous l’écheveau des clartés de la lampe familiale, assis à la table commune ronde, légèrement ovale, en face de sa simple femme humaine, entre la poussée des enfants magnifiques : voilà ce qu’ils ne connurent jamais, célibataires comme leurs maîtres, qui étaient eux-mêmes célibataires comme leurs maîtres, et ne se permettent que quelques rares neveux ; voilà ce qu’ils ne connurent jamais. »

    Heureux les systématiques (1905) La Pléiade, t. II, p.295.296.

 

 

 QUELQUES REMARQUES.

 

  

   Il y a des phrases que l’on prononce presque distraitement comme si elles vivaient d’une vie désincarnée, comme si elles brillaient d’une vérité sans chair, sans père. Je crois bien que c’est ainsi que j’ai souvent maltraité la petite formule de Péguy : « le kantisme a les mains pures mais il n’a pas de mains ».  J’avoue, à ma grande confusion, n’avoir jamais pris la peine de faire lire à mes élèves le texte d’où est extrait ce célèbre propos. Et pourtant, ô combien il mérite d’être lu !

   D’abord par la force inimitable d’une prose qui ne ressemble qu’à elle-même. Cette manière bien à elle d’enfoncer le clou, d’attaquer aux tripes et d’ouvrir un gouffre au cœur de monuments trop bien construits (ici l’architectonique kantienne), trop imperméables aux intempéries pour avoir un point d’ancrage dans le réel. Le génie ne protège pas du goût des abstractions et quand ce génie est celui d’un être bien au chaud dans ses constructions mentales, on atteint des sommets dans l’art d’évacuer les réalités au profit des chimères intellectuelles.

  D’où la violence de cette critique du kantisme mis en cause sur plusieurs fronts dès la première ligne.

   Car les mains pures ne s’opposent pas seulement aux mains calleuses et  noueuses, elles s’opposent  aussi aux mains pécheresses.

   Et ces mains calleuses, noueuses, pécheresses, ce sont les mains humaines réelles, les mains concrètes de l’humanité vivante aux prises avec les problèmes concrets de l’existence. La résistance des choses, l’ambiguïté des situations, l’emprise des passions, la dépendance d’autrui, la singularité du sol natal et le souci de se dévouer ici et maintenant à la protection de ceux dont on est responsable. Les mains humaines réelles ont une chair destituant de toute souveraineté, de toute capacité de faire « comme si » on pouvait commencer une action n’ayant pas d’autre causalité qu’une liberté nouménale. C’est dire que ce ne sont pas les mains abstraites du sujet transcendantal soucieux de préserver l’intention morale de toute contamination avec le texte du monde, d’agir par pur respect de la loi, non pour le bonheur de la réussite de l’œuvre et d’ériger la maxime de son action en loi universelle.

   Exit le rigorisme et le formalisme kantien [1] ! Comme s’il nous était donné d’habiter la république des volontés libres et raisonnables ! Comme si notre condition était celle d’un être souverain et acosmique ! Comme si nous étions des anges et pas des pécheurs, pécheurs même des fautes que nous n’avons  pas commises, en peine d’un salut que nous ne pouvons pas attendre que de nous-mêmes. Des êtres donc qui manquent. Qui manquent, par exemple, à la pérennité de l’amitié et se blessent en blessant l’ami cher par une fatalité qu’ignorent les chantres de la raison pure. Pour ceux-là les mots ne sont pas chargés d’une histoire familiale et sociale, ils ne bruissent pas d’un sol affectant leur sens, et on ne peut pas d’un coeur amical  trahir l’amitié. Voilà pourquoi, l’ami cher, l’ami blessé, Daniel Halévy est interpellé en ces termes : « Je compte, Halévy, que vous ne réglerez point ces débats par les méthodes kantiennes, par la philosophie kantienne, par la morale kantienne.». 

   Dans le ciel de Kant, dans le monde suprasensible, les mots prononcés par Péguy dans Notre jeunesse à l’endroit de Daniel Halévy peuvent avoir un sens blessant mais sur la terre, ils doivent être entendus autrement, et Péguy implore Halévy de leur restituer leur innocence morale, leur densité paysanne, leur origine terrienne.

   Nous ne sommes pas des anges, Halévy, mais des êtres bien campés sur la terre et celle-ci n’en finit pas de nous jouer des tours et de nous faire des obligations. Je ne développerai pas davantage le contexte de malentendu, de souffrances de part et d’autre à propos duquel Péguy ciselle cette formule percutante : « le kantisme a les mains pures mais il n’a pas de mains ».

   L’important est de comprendre la force d’une critique dénonçant l’angélisme, l’acosmisme d’une pensée trop coupée du charnel, de l’historique, du passionnel pour nous être d’une quelconque utilité. On n’agit pas, « on ne met pas les doigts dans les rayons de la roue de l’histoire » (Max Weber), on ne trime pas dans les tâches quotidiennes avec des mains déliées de toute attache sensible, de tout lien social, de tout combat singulier, on ne vit pas dans la pureté du métempirique. Les maximes de n’importe quelle action sont irréductiblement subjectives et de l’aveu même de Kant «un être raisonnable ne peut pas du tout concevoir ses principes subjectifs pratiques, c’est-à-dire ses maximes, comme étant en même temps des lois universelles». L’horizon du souci moral n’est pas le trop aérien « règne des fins », c’est l’ici et le maintenant avec ses dilemmes, ses conflits de devoirs, ses déchirements, ses contradictions. Il s’ensuit que seule une morale souple peut être une morale appropriée aux situations. Dans sa raideur même, le rigorisme est inadapté. Dans sa prétention à valoir pour tout être raisonnable, autrement dit pour un être désincarné, la morale kantienne aves son rigorisme et son formalisme  est une morale qui triche. 

   D’où l’opposition inaugurale de ce texte :

   D’une part le fossé séparant le travailleur(mains calleuses), l’homme du labeur quotidien, des difficultés de l’existence, du combat charnel pour une vie charnelle, le père de famille engagé dans le monde et soucieux (mains noueuses) de son avenir, bref l’homme concret de la  fiction de l’être rationnel éthéré (mains pures) que seul peut fantasmer celui que sa condition met à l’abri des problèmes concrets, le célibataire, le fonctionnaire de la pensée ou le fonctionnaire tout court.

   D’autre part l’abime séparant l’homme du péché (mains pécheresses), des tentations inavouables, ouvert par sa faiblesse même à l’action de la grâce, du sujet kantien que son autonomie morale ferme à toute possibilité d’un véritable salut.

   Je n’ai jamais fait justice à Péguy de la profondeur de ce qu’il dit par là. Trop poète, trop complexe, trop polémique pour faire l’objet d’un cours en classe de philosophie au lycée. Il faudrait ne pas être ligoté par le programme, ne pas manquer de temps. Mais enfin,  je pense à la révolte qui serait la sienne de se savoir traité avec tant de désinvolture. N’écrivait-il pas :

   «  En vérité je vous le dis, moi l’histoire : c’est vraiment un scandale ; et c’est donc un mystère ; et c’est vraiment le plus grand mystère de la création temporelle : Que les (plus grandes) œuvres du génie soient ainsi livrées aux bêtes (à nous messieurs et chers concitoyens) ; que pour leur éternité temporelle elles soient ainsi perpétuellement remises, tombées, permises, livrées, abandonnées en de telles mains, en de si pauvres mains : les nôtres […] Il est effrayant, mon ami, de penser que nous avons toute licence, que nous avons ce droit exorbitant, que nous avons le droit de faire une mauvaise lecture d’Homère, de découronner une œuvre de génie, que la plus grande œuvre du plus grand génie est livrée en nos mains, non pas inerte mais vivante comme un petit lapin de garenne. Et surtout que la laissant tomber de nos mains, de ces inertes mains, nous pouvons  par l’oubli lui administrer la mort. Quel risque effroyable, mon ami, quelle aventure effroyable, et surtout quelle effrayante responsabilité. » Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, (juillet 1913) La Pléiade, t. III, p. 1013.1015.

 

NB : On peut lire avec intérêt le texte d’Alain Finkielkraut : Le mécontemporain (Gallimard, 1991) pour une introduction à la pensée de Péguy.

 Il permet de bien comprendre que  Péguy reproche aux kantiens ce qu’il reproche à «tous les fondés de pouvoir de l’éternel » :

   « il reproche aux catholiques de son temps ou plus précisément aux clercs, aux «fondés de pouvoir de l’éternel », d’avoir commis une «faute de mystique *1» en méprisant le temporel et en délaissant la création. Pourquoi une faute de mystique? Parce que ce qui définit l’opération mystique ce n’est pas, comme il est dit communément, l’immédiateté du contact avec le ciel, c’est le fait, pour l’âme, de garder les pieds sur terre. Et homo factus est: Jésus ne s’est pas retiré du monde, il y est entré, il s’y est aventuré, il a assumé «loyalement et sans tricherie » tous les prédicats, toutes les limitations de la condition humaine. «Jésus même a été charnel, Jésus a été un martyr, un juste et un saint, non un ange *2» À jouer la règle contre le siècle, à destituer l’ici-bas, à perpétuer le dualisme métaphysique de la chair et de l’esprit, les clercs modernes nient, au lieu de le méditer, le mystère de l’Incarnation, c’est-à-dire de l’inscription du spirituel dans le charnel. Ils prennent, tel est leur contresens et telle est leur impiété, le plus grand des saints pour le premier des anges. Ce qui conduit ces dévots à séparer la dévotion du dévouement, et à ériger en modèle la désincarnation plutôt que le désintéressement et le détachement du monde pour l’amour de Dieu plutôt que le détachement de soi pour l’amour du monde.

   Escapisme hérétique, désastreuse acosmie à quoi Péguy oppose inopinément la figure du père de famille: « Il n’y a qu’un aventurier au monde, et cela se voit très notamment dans le monde moderne: c’est le père de famille. Les autres, les pires aventuriers ne sont rien, ne le sont aucunement en comparaison de lui.*3 » Cette assertion est délibérément et doublement provocatrice, puisqu’en guise de sainteté elle fait l’éloge de l’aventure et qu’en guise d’aventurier elle semble choisir M. Prudhomme. Péguy le sait: nul n’est, en apparence, plus pantouflard, plus (petit-) bourgeois que le père de famille. Il sait aussi que les libertins, les bambocheurs, les explorateurs, les brûleurs de chandelles par les deux bouts, tous ceux qui revendiquent pour eux l’aura de l’aventure, daubent à l’infini sur ce lourdaud engoncé et pusillanime. Mais il connaît également, pour en avoir lui-même fait l’épreuve, l’étrange particularité, la désappropriante propriété dont est pourvu le père de famille: «  Les autres ne souffrent qu’eux-mêmes. Ipsi. Au premier degré. Lui seul il souffre d’autres. Alii patitur*4» Lui seul, autrement dit, déjoue les contraintes de la finitude: son être déborde son moi. Et ce que lui vaut cette prouesse ontologique, ce n’est pas un pouvoir accru, c’est une vulnérabilité plus grande. Il souffre d’autres, qu’on appelle à tort les siens, car ils ne sont pas à lui, mais lui à eux: il n’est pas leur possesseur, il est leur possession, il leur appartient, il leur est livré, il est, risque même Péguy, leur « otage *5 ». Pour le dire d’une autre métaphore, ce chef de famille n’est pas un pater familias, mais un roi déchu qui a fait, en fondant un foyer, le sacrifice de sa liberté souveraine. Avant d’avoir charge d’âmes et de corps, il était seul maître de sa vie; le voici désormais assujetti, dépendant, privé de la possibilité de trouver refuge en lui-même: le confort du quant-à-soi lui est définitivement interdit.

   Ainsi le bourgeois n’est pas celui qu’on pense: littéralement et constamment hors de lui, le père de famille mène l’existence à la fois la plus aventurière et la plus engagée qui se puisse concevoir. D’une part, il est exposé à tout et le destin, pour l’atteindre, n’a pas besoin de tireurs d’élite, il lui suffit de frapper au hasard dans l’un quelconque de ses membres: « C’est lui, mon ami, qui les a, et lui seul, les liaisons dangereuses.*6 » D’autre part, il est responsable de tout, et même de l’avenir, même du monde où il n’entrera pas: « Il est assailli de scrupules, bourrelé de remords, d’avance, [de savoir] dans quelle cité de demain, dans quelle société ultérieure, dans quelle dissolution de toute une société, dans quelle misérable cité, dans quelle décadence, dans quelle déchéance de tout un peuple ils laisseront [sic], ils livreront, demain, ils vont laisser, dans quelques années, le jour de la mort, ces enfants dont ils sont, dont ils se sentent si pleinement, si absolument responsables, dont ils sont temporellement les pleins auteurs. Ainsi rien ne leur est indifférent. Rien de ce qui se passe, rien d’historique ne leur est indifférent. *7» Bourrelé de remords, dit Péguy, et il donne à entendre dans ce participe à la fois le tourment et la graisse. Car les moqueurs ont raison: le père de famille est gros. Il est même deux fois trop gros : trop gros, trop gauche pour décoller du monde, et trop gros pour y évoluer avec quelque chance de succès. Trop gros pour monter au ciel et trop gros pour la course, le concours et la concurrence, c’est-à-dire pour la loi politique du temporel. Trop gros pour fuir, trop gros pour gagner. Bref, il est handicapé. Mais, ajoute aussitôt Péguy en réponse au sarcasme des sveltes, c’est précisément cette double entrave, cette maladresse et cette adhérence ontologiques qui condamnent le père de famille à l’aventure et qui font la valeur mystique de sa vie.

   On le voit: quand Péguy parle de mystique, il ne prend pas le parti de la foi contre les œuvres, ni de la morale de conviction et de sa pureté de cœur contre le souci d’efficience inhérent à la morale de responsabilité. Il défend la responsabilité pour le monde face à la double tentation du carriérisme et de l’angélisme, du pur intérêt et de la pure spiritualité.

   Assurément nous ne pouvons plus idéaliser le père de famille avec la même évidence et le même aplomb que Péguy, car entre lui et nous il y a eu Himmler qui n’était ni un bohème comme le fut Goebbels, ni un criminel sexuel comme Streicher, ni un fanatique perverti comme Hitler, ni encore un aventurier comme Göring, mais précisément «un bon père de famille fidèle à sa femme et soucieux d’assurer un avenir convenable à ses enfants*8 ». Plus généralement, nous savons aujourd’hui que les machines totalitaires ont trouvé leurs exécutants les plus dociles chez ces bourgeois respectables et rangés qui assouvissaient sur les proches leur amour du prochain et qui n’éprouvaient depuis longtemps de scrupule ou de responsabilité qu’à l’endroit du cercle familial. Tout à la beauté de son paradoxe et aux difficultés de sa situation personnelle, Péguy a célébré la sortie du quant-à-soi par le père de famille sans s’interroger sur les redoutables potentialités du quant-à-nous domestique. Il n’a pas pensé la contradiction entre le souci bourgeois des siens et le souci civique du monde. Il n’a pas vu, comme le dit Hannah Arendt, « le grand criminel  » qui dormait dans le grand aventurier du monde moderne. Il n’a pas vu, et en même temps, avec le concept d’otage, il a lui-même donné la clé de ce phénomène. » 

       Alain Finkielkraut. Le mécontemporain, Gallimard, 1991, p. 30 à 34.

 

*1 : Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, La Pléiade, (juin 1912) t. III, p.651.

*2 : Variante du Commentaire d’Eve reproduite par Albert Beguin, dans l’Eve de Péguy, Cahiers de l’amitié Charles Péguy, 1947, p.364.

*3 : Ibid. p.656.

*4 : Ibid. p.656.

*5 : Ibid. p.656.

*6 : Ibid.  p.662.

*7 Ibid. p.658.

*8 : Hannah Arendt. Penser l’événement, Belin, 1989, p. 29.