Nulle évidence en effet dans cette manière d’opposer un monde d’obscurité et un monde de lumière, tant chacun sait bien qu’il n’y a qu’un monde et que c’est dans celui-ci que nous avons à vivre.
Mais il est clair qu’il y a différentes manières de l’habiter. La distinction de l’ombre et de la clarté, de l’apparence et de l’essence ne se joue pas hors de nous, dans ce qui s’imposerait comme une donnée ontologique. Elle se joue en nous dans la manière de nous projeter vers les choses. De sorte que lorsque Kant ramène les grandes questions de la philosophie : que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ? à la question : qu’est-ce que l’homme ? il a lui aussi le mérite de revenir au centre c’est-à-dire à l’être par lequel la question de l’être peut être posée.
La première image est donc celle d’une caverne.
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Métaphore de l’ignorance tant nous sommes habitués à utiliser le registre de la vision pour figurer celui de l’intellection. Une caverne est un espace obscur et dans l’obscurité on ne discerne pas clairement les choses.
PB : Mais enfin, rétorquera-t-on, cette accusation d’ignorance vaut pour un monde d’analphabètes. Ne vivons-nous pas dans un siècle éclairé et tous les enfants de France ne passent-ils pas par l’école obligatoire ? Certes… Et pourtant Platon, disait qu’il y a une manière d’aller au vrai en songe, il pensait aux mathématiques et à ce que nous appelons les sciences aujourd’hui, et même qu’il y a des opinions vraies. Qu’est-ce donc que la science et pourquoi tant qu’on n’a pas interrogé la nature des discours, leurs présupposés et leurs limites, est-on fondé à parler d’ignorance ?
- La caverne est aussi un espace clos or notre première expérience de la liberté est celle de la liberté de mouvement. Elle est donc la métaphore de la servitude ou de l’aliénation. Là encore la signification étonne. Ne vivons-nous pas dans un monde ayant institué la liberté dans le rapport politique et se préoccupant de libérer les jeunes des chaînes de l’ignorance ?
PB: Que veut dire Platon lorsqu’il pointe une servitude constitutive de la condition humaine dans sa spontanéité ? Il faudra comprendre ce à quoi renvoie l’image des chaînes [3] pour s’en faire une idée précise.
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Mais la caverne, c’est aussi une demeure souterraine. Dans l’imaginaire grec, le souterrain est la demeure d’Hadès, le monde des morts. Est-ce à dire que notre vie qui se croit bien vivante l’est moins qu’il n’y paraît ? C’est bien ce que figure la caverne. Métaphore d’une vie qui est une forme de non-vie en comparaison de la vraie vie ouverte par l’éveil philosophique, la signification se fait ici énigme. « Qui sait si vivre n’est pas mourir et si mourir n’est pas vivre » demande Socrate en citant les vers d’Euripide. Platon. Gorgias. [4]492a. La révélation philosophique semble avoir ici les accents de l’intuition poétique (“la vraie vie est absente” affirme Rimbaud) ou de l’intuition religieuse (il faut mourir au péché pour échapper à la mort enseigne le christianisme).
PB: Que peut donc bien signifier l’idée qu’il faut mourir à cette mort qu’est la vie selon la loi de la caverne pour vivre vraiment ? S’il est vrai que : « philosopher c’est apprendre à mourir [5] », quel est le véritable sens de cette formule?
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La caverne est la métaphore du corps et le corps est le tombeau de l’âme. Parenté du sôma (le corps) et du séma (le tombeau). L’idée est sans doute d’origine pythagoricienne et demande un traitement prudent. Il ne faut jamais oublier qu’il s’agit de métaphores et qu’à les interpréter littéralement, on manque le sens philosophique. Là encore l’approfondissement de l’idée des chaînes doit permettre d’éviter les idées simplistes. Pas plus qu’il n’y a un monde de la caverne et un autre monde pour lequel on pourrait prendre son billet, il n’y a d’un côté l’âme et de l’autre le corps. L’homme est un mais il est vrai que ses élans ne semblent pas avoir leur source dans des instances homogènes. Il se vit comme un terrain où s’affrontent le haut et le bas, le supérieur et l’inférieur. Immanent au monde de la matière, de la terre par son corps, il se dresse vers le ciel et sent bien que les exigences de l‘esprit le rattachent davantage à la transcendance. Il expérimente dans l’étonnement et le malaise son statut d’être ambigu, déchiré entre des postulations contradictoires. Amoureux de la beauté, de l’ordre et de l’harmonie, il se sent laid, chaotique et dissonant. Il est désir, tension entre la pauvreté qu’il est et la richesse qu’il aime. Il est bien atopos (Topos : lieu. A : privatif). Comme Socrate. Sans lieu. Ni tout à fait de la terre, ni tout à fait du ciel. Ni bête, ni Dieu, homme simplement, c’est-à-dire tout sauf quelque chose de simple, d’apaisé, de satisfait de soi.