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Ennui et connaissance. Valéry et Schopenhauer.

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    Est-il vrai que l’arbre de la connaissance n’est pas celui de la vie et qu’il eût mieux valu garder les yeux fermés sur le secret des choses? Echapper ainsi à la malédiction divine, ne pas être chassé du paradis et jouir de la plénitude de l’Être… « Oh ! félicité  de la créature menue – qui habite toujours et reste dans le sein qui l’a portée à son terme », « Et nous : toujours et partout spectateurs, tournés vers tout, et jamais au-delà ! », « Qui donc nous a retournés de la sorte, que quoi que nous fassions nous ayons toujours l’air de celui qui s’en va ? » (Rainer Maria Rilke. Huitième élégie de Duino »

   Thème récurrent de la pensée. L’homme est le seul animal métaphysique mais il le paie cher. La conscience ne peut qu’être une conscience tragique. L’angoisse, le souci, le dégoût, l’ennui, la révolte sont l’enfant maudit de l’intelligence. Car quelle est la substance de l’ennui, se demande Valéry,  sinon la vie « toute nue, quand elle se regarde clairement » ?

   On est loin ici d’une vision un peu courte de l’ennui selon laquelle il serait fils de l’inoccupation (Jankélévitch, Alain [1]) et du bonheur (Rousseau faisant dire à Julie : « Mon ami, je suis trop heureuse, le bonheur m’ennuie »). L’ennui n’est pas seulement « la conscience d’une tête inoccupée » (Jankélévitch dans L’alternative. p. 133),  ou l’éclipse momentanée du désir. Il est, pour la pensée existentielle [2] (Chestov, Fondane) lié au péché originel. L’être qui a mangé du fruit de l’arbre de la connaissance ne peut plus jouir de la plénitude d’une vie en paix avec elle-même et confiante. Conscient de sa finitude, il est voué à l’angoisse du néant, au vertige du vide, au cri d’un existant s’échouant sur le mur d’un réel en deuil du possible et de l’innocence.

« Sorrow is Knowledge: they who know the most

Must mourn the deepest o’ er the fatal Thruth

The tree of Knowledge is not that of Life »

(Byron, Manfred, Acte I, scène I)

   Selon la traduction de G. Steiner : « Douleur est Connaissance, ceux qui savent le plus, doivent souffrir le deuil le plus profond de cette fatale vérité – l’Arbre du Savoir n’est pas l’Arbre de Vie ». (Cité par Philonenko dans son Schopenhauer, Vrin, p. 15).

   Contre toute une tradition intellectualiste, confiante dans les vertus positives de la connaissance, la pensée existentielle se refuse à dire avec Socrate qu’ « une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue » ou avec Descartes que le bonheur n’est pas exclusif de la lucidité. Bien au contraire ! C’est que le culte de l’intellect prive le rapport au réel de la chaleur des sources affectives et déleste l’existence du bienheureux sentiment d’exister. Pour Chestov, Fondane, l’ennui est donc  l’essence du logique, la rançon d’une désincarnation de la conscience.

   Ce n’est pas la seule leçon de Valéry. Mais dans le texte que je donne ici à lire, le poète établit sans ambiguïté le lien de l’ennui et du savoir. Les deux sont substantiellement liés dans une dialectique subtile décrite par les deux auteurs ici convoqués :

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I)                   Valéry.

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Socrate

 

   « Dis-moi, fils d’Acumène, ô Thérapeute Eryximaque, toi pour qui les drogues très amères et les aromates ténébreux ont si peu de vertus cachées que tu n’en fais aucun usage […] dis-moi cependant : connais-tu point, parmi tant de substances actives et efficientes, et parmi ces préparations magistrales que ta science contemple comme des armes vaines ou détestables, dans l’arsenal de la pharmacopée, – dis-moi donc, connais-tu point quelque remède spécifique, ou quelque corps exactement antidote, pour ce mal d’entre les maux, ce poison des poisons, ce venin opposé à toute la nature ?….

 Phèdre

   Quel venin ?

Socrate

   Qui se nomme : l’ennui de vivre ! – J’entends, sache le bien, non l’ennui passager ; non l’ennui par fatigue, ou l’ennui dont on voit le germe, ou celui dont on sait les bornes ; mais cet ennui parfait, ce pur ennui, cet ennui qui n’a point l’infortune ou l’infirmité pour origine, et qui s’accommode de la plus heureuse à contempler de toutes les conditions, – cet  ennui enfin, qui n’a d’autre substance que la vie même, et d’autre cause seconde que la clairvoyance du vivant. Cet ennui absolu n’est en soi que la vie toute nue, quand elle se regarde clairement.

Eryximaque

  Il est bien vrai que si notre âme se purge de toute fausseté, et qu’elle se prive de toute addition frauduleuse à ce qui est, notre existence est menacée sur-le-champ, par cette considération froide, exacte, raisonnable, et modérée, de la vie humaine telle qu’elle est.

Phèdre

   La vie noircit au contact de la vérité, comme fait le douteux champignon au contact de l’air, quand on l’écrase.

Socrate

   Eryximaque, je t’interrogeais s’il y avait un remède ?

Eryximaque

   Pourquoi guérir un mal si rationnel ? Rien, sans doute, rien, de plus morbide en soi, rien de plus ennemi de la nature, que de voir les choses comme elles sont. Une froide et parfaite clarté est un poison qu’il est impossible de combattre. Le réel, à l’état pur, arrête instantanément le cœur … Une goutte suffit, de cette lymphe glaciale, pour détendre une âme, les ressorts et la palpitation du désir, exterminer toutes espérances, ruiner tous les dieux qui étaient dans notre sang. Les Vertus et les plus nobles couleurs en sont palies, et se dévorent peu à peu. Le passé, en un peu de cendres ; l’avenir, en petit glaçon, se réduisent. L’âme s’apparaît à elle-même, comme une forme vide et mesurable. – Voilà donc les choses telles qu’elles sont qui se rejoignent, qui se limitent, et s’enchaînent de la sorte la plus rigoureuse et la plus mortelle… O Socrate, l’univers ne peut souffrir, un seul instant, de n’être que ce qu’il est. Il est étrange de penser que ce qui est le Tout ne puisse point se suffire !… Son effroi d’être ce qui est, l’a donc fait se créer et se peindre mille masques ; il n’y a point d’autres raisons de l’existence des mortels. Pour quoi sont les mortels ? – Leur affaire est de connaître. Connaître? Et qu’est- ce que connaître ? –  C’est assurément n’être point ce que l’on est – Voici donc les humains délirant et pensant, introduisant dans la nature le principe des erreurs illimitées, et cette myriade de merveilles !…

   Les méprises, les apparences, les jeux de la dioptrique de l’esprit, approfondissent et animent la misérable masse du monde… L’idée fait entrer dans ce qui est, le levain de ce qui n’est pas… Mais enfin la vérité quelque fois se déclare, et détonne dans l’harmonieux système des fantasmagories et des erreurs…. Tout menace aussitôt de périr, et Socrate en personne me vient demander un remède, pour ce cas désespéré de clairvoyance et d’ennui !!….

Socrate

   Hé bien, Eryximaque, puisqu’il n’est point de remède, peux-tu me dire, tout au moins, quel état est le plus contraire à cet horrible état de pur dégoût, de lucidité meurtrière, et d’inexorable netteté ?

Eryximaque

Je vois d’abord tous les délires non mélancoliques.

 

Socrate

    Et ensuite?

 

Eryximaque

   L’ivresse, et la catégorie des illusions dues aux vapeurs capiteuses.

 

Socrate

   Oui. Mais n’y a-t-il point des ivresses qui n’aient point leur source dans le vin ?

 

Eryximaque

   Certes. L’amour, la haine, l’avidité, enivrent !…. Le sentiment de puissance….

 

Socrate

   Tout ceci donne goût et couleur à la vie. Mais la chance de haïr, ou d’aimer, ou d’acquérir de très grands biens, est liée à tous les hasards du réel… Tu ne vois donc pas, Eryximaque, que parmi toutes les ivresses, la plus noble, et la plus ennemie du grand ennui est l’ivresse due à des actes ? Nos actes et singulièrement ceux de nos actes qui mettent le corps en branle, peuvent nous faire entrer dans un état étrange et admirable… C’est l’état le plus éloigné de ce triste état où nous avons laissé l’observateur immobile et lucide que nous imaginâmes tout à l’heure »

      Valéry. L’âme et la danse, Pléiade, II, p.166 à 169.

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Lire aussi Le solitaire, ou les malédictions de l’univers dans Mon Faust (Ebauches) :

« La vie ne pourrait-elle subsister que dans l’ignorance de ce qu’elle est ? » Pléiade, II, p. 382.

   « Moi aussi j’ai cru longtemps que l’esprit, cela était au-dessus de tout. Mais j’ai observé que le mien me servait à fort peu de chose, il n’avait presque point d’emploi dans ma  vie même. Toutes mes connaissances, tous mes raisonnements, mes clartés, mes curiosités ne jouaient qu’un rôle, ou nul, ou déplorable, dans les décisions ou les actions qui m’importaient le plus…Toute chose importante affecte, déprime ou supprime la pensée, et c’est même à quoi l’on en reconnaît l’importance…Penser, penser… ! La pensée gâte le plaisir et exaspère la peine. Chose grave, la douleur quelquefois donne de l’esprit. Comment veux-tu qu’un produit de la douleur ne soit pas un produit de dégradation et de désordre. Penser ?…Non, ni l’amour ni la nourriture n’en sont rendus plus faciles et plus agréables. Qu’est-ce donc qu’une intelligence qui n’entre pas dans ces grandes actions ? Au contraire ! La délectation des caresses et des succulences est gâchée, corrompue, hâtée, infectée par les idées… » Ibid. p. 386.

   « Holà !…Tu es bête. Faut-il te remontrer que tout ouvrage de l’esprit n’est qu’une excrétion par quoi il se délivre à sa manière de ses excès d’orgueil, de désespoir, de convoitise et d’ennui ? Ou bien de sa curiosité inquiète, ou de la vanité qui le pousse à se feindre des vertus qu’il n’a pas : la rigueur, la pureté, la certitude, la domination de soi-même ? » Ibid. p. 388.

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II)                Schopenhauer.

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   « Excepté l’homme, aucun être ne s’étonne de sa propre existence; c’est pour tous une chose si naturelle, qu’ils ne la remarquent même pas. La sagesse de la nature parle encore par le calme regard de l’animal; car, chez lui, l’intellect et la volonté ne divergent pas encore assez, pour qu’à leur rencontre, ils soient l’un à l’autre un sujet d’étonnement. Ici, le phénomène tout entier est encore étroitement uni, comme la branche au tronc, à la Nature, d’où il sort; il participe, sans le savoir plus qu’elle-même, à l’omniscience de la Mère Universelle. –  C’est seulement après que l’essence intime de la nature (le vouloir vivre dans son objectivation) s’est développée, avec toute sa force et toute sa joie, à travers les deux règnes de l’existence inconsciente, puis à travers la série si longue et si étendue des animaux; c’est alors enfin, avec l’apparition de la raison, c’est-à-dire chez l’homme, qu’elle s’éveille pour la première fois à la réflexion; elle s’étonne de ses propres œuvres et se demande à elle-même ce qu’elle est. Son étonnement est d’autant plus sérieux que, pour la première fois, elle s’approche de la mort avec une pleine conscience, et qu’avec la limitation de toute existence, l’inutilité de tout effort devient pour elle plus ou moins évidente. De cette réflexion et de cet étonnement naît le besoin métaphysique qui est propre à l’homme seul. L’homme est un animal métaphysique. […] c’est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie, qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l’explication métaphysique du monde. Si notre vie étaient infinie et sans douleur, il n’arriverait peut-être à personne de se demander pourquoi le monde existe, et pourquoi il a précisément cette nature particulière, mais toutes choses se comprendraient d’elles-mêmes »

   Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation, Trad. A. Burdeau. Supplément au Livre premier, §XVII, Puf, p. 851.852.