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Angoisse existentielle et désespoir. Léon Tolstoï.

 

 

    Il y a quelque chose de surnaturel, disait Pascal, à vivre dans un cachot et à ne pas se préoccuper de savoir si son arrêt de mort est donné. Tolstoï ne désavouerait pas cette fameuse pensée : 

«  Un homme dans un cachot, ne sachant si son arrêt de mort est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant, s’il sait qu’il est donné, pour le faire révoquer, il est contre nature qu’il emploie cette heure là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet. Ainsi il est surnaturel que l’homme, etc. C’est un appesantissement de la main de Dieu.

   Ainsi, non seulement le zèle de ceux qui le cherchent prouve Dieu, mais l’aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas. » Pensée B 200.

   Tolstoï a beaucoup « joué au piquet » au temps béni de « l’appesantissement de la main de Dieu » éloignant ainsi, dans un art consommé du divertissement, [1] le dévastateur sentiment de l’absurde et le désespoir. Mais, aux alentours de la cinquantaine, il fut rattrapé par « la vision d’Arzamas » et la terreur folle de celui qui fait l’expérience de la révélation de la mort [2]dans sa vérité brute et nue. Dans une lettre à sa femme il évoque cette épouvante : « Avant-hier, j’ai passé la nuit à Arzamas, et il m’y est arrivé une chose extraordinaire. A deux heures du matin, une anxiété étrange, une peur, une terreur comme je n’en avais jamais ressenties se sont emparées de moi. Je te raconterai les détails plus tard, mais jamais je n’ai connu des sensations aussi pénibles, et que Dieu en préserve tout le monde ». Cette nuit d’Arzamas annonce la longue crise qui s’ensuivit et dont l’écrivain fait le récit, en 1882, dans un texte émouvant de simplicité et de sincérité : Confession. Ce n’est pas l’enjeu théologique de cet écrit  devant servir de préface à sa Critique de la théologie dogmatique qui m’intéresse ici. C’est sa portée existentielle [3]. Quoi de plus éloquent que « la fable orientale » mobilisée ici par Tolstoï ? Je l’ignorais jusqu’à cette lecture mais je suis sûre qu’il me sera désormais impossible de l’oublier.

 

 

   « II m’arriva ce qui arrive à tous ceux qui ont contracté une maladie interne mortelle. D’abord, on voit  apparaître un symptôme insignifiant auquel le malade n’accorde nulle importance, puis les symptômes reviennent de plus en plus souvent et se fondent en une seule souffrance indivisible dans le temps. La souffrance augmente, et en un clin d’œil le malade se rend compte que ce qu’il a pris pour une légère indisposition est ce qu’il y a de plus important au monde pour lui, que c’est — la mort.

   La même chose m’arriva à moi. Je compris qu’il ne s’agissait pas d’un petit malaise, mais d’une chose importante, et que si les mêmes questions revenaient sans cesse, il fallait y répondre. Et je tentai d’y répondre. Ces questions semblaient si stupides, simples, enfantines. Mais dès que je les effleurai pour essayer d’y répondre, je dus me rendre à l’évidence que premièrement, ces questions n’étaient ni enfantines ni stupides, mais au contraire les plus importantes les plus profondes, et que deuxièmement, malgré toutes mes réflexions, j’étais impuissant à y répondre. Avant de m’occuper de mon domaine de Samara, de l’éducation de mon fils, de l’écriture de mes livres, je devais savoir pourquoi je le ferais. Tant que j’en ignorais la raison, je ne pouvais rien faire, je ne pouvais pas vivre. Au milieu de mes pensées à propos de l’organisation de mon domaine, qui m’occupaient beaucoup à cette époque, une question me venait soudain à l’esprit: « Bon, mettons que tu auras 6 000 dessiatines (une dessiatine égale approximativement un hectare) dans le gouvernement de Samara, 300 chevaux, et après ?… » Je plongeais dans une complète hébétude, ne sachant plus ce que je devais penser. Ou bien, dès que je me mettais à réfléchir à l’éducation de mes enfants, je me disais: « A quoi cela sert- il? » Ou encore, lorsque je me demandais comment le peuple pouvait accéder à l’aisance, je me disais soudain: « Et en quoi cela me concerne-t-il ? » Ou, pensant à toute la gloire que mes œuvres me procureraient, je me répondais à moi-même : «Bon, d’accord, tu seras plus connu que Gogol, Pouchkine, Shakespeare, Molière, tous les écrivains du monde, et alors ? » Et je ne pouvais rien y répondre. Les questions n’attendaient plus, il fallait y répondre immédiatement. Si je n’y répondais pas, je ne pouvais plus vivre. Or, il n’y avait pas de réponse.

   Je sentis que ce sur quoi je tenais s’était brisé, que mes pieds n’avaient plus d’appui, que ce qui m’avait fait vivre n’existait plus, que je n’avais plus rien qui me fasse vivre.

   Ma vie s’arrêta. Je pouvais respirer, manger, boire, dormir, ne pouvant pas ne pas respirer, manger, boire ou dormir; mais je n’avais point de vie, car il n’existait plus de désirs dont la réalisation m’eût paru raisonnable. Si je désirais quelque chose, je savais à l’avance qu’il n’en résulterait rien, et peu m’importait de satisfaire ou non mon désir. Si une fée m’était apparue me proposant de réaliser un de mes vœux, je n’aurais su que demander. Si, dans des moments, d’ivresse, il m’arrivait d’éprouver sinon des désirs, du moins un souvenir d’ancien désir, aussitôt dégrisé je savais que c’était une illusion, qu’il n’y avait rien à désirer. Je ne pouvais même pas désirer connaître la vérité, car j’en avais déjà une idée. La vérité, c’était l’absurdité de la vie. C’était comme si j’avais vécu en me dirigeant vers un abîme et qu’à présent, je me trouvais devant et que je voyais clairement que devant moi il n’y avait rien en dehors de ma perte. Je ne pouvais ni m’arrêter, ni reculer, ni fermer les yeux pour ne pas voir que devant moi il n’y avait rien d’autre que souffrances et vraie mort, anéantissement complet.

   Et voilà qu’en étant en bonne santé et heureux je sentis que je ne pouvais plus vivre, qu’une force irrésistible me poussait à me débarrasser de la vie. Je ne puis dire que je voulais me suicider.

   La force qui m’entraînait hors de la vie était plus puissante, plus complète, plus générale qu’un vouloir. Cette force était semblable â mon ancien désir de vivre, mais elle lui était opposée. De toutes mes forces, je tendais â m’éloigner de la vie. L’idée du suicide m’était venue aussi naturellement qu’auparavant celle d’améliorer ma vie. Cette idée était si tentante que je devais ruser avec moi-même afin de ne pas la mettre à exécution de manière trop hâtive. Si je ne voulais pas me presser, c’était uniquement parce que je voulais d’abord employer tous les efforts pour dénouer ce nœud : au cas où je n’y parviendrais pas, j’avais tout mon temps. Ainsi moi, un homme heureux, je devais cacher mes lacets afin de ne pas me pendre â la traverse entre les armoires dans ma chambre où je me retrouvais tout seul chaque soir, en me déshabillant, et je cessai d’aller à la chasse avec mon fusil afin de ne pas être tenté par un moyen trop facile de me délivrer de cette vie. Moi-même, je ne savais pas ce que je voulais : je craignais la vie, je cherchais à m’en éloigner, et en même temps, j’en attendais encore quelque chose.

   Cela m’arriva à une époque où j’avais accédé de tous les points de vue à ce qui s’appelle le bonheur absolu; je n’avais pas encore cinquante ans. J’avais une femme bonne, aimante et aimée en retour, de bons enfants et un grand domaine qui s’agrandissait et prospérait sans que je mette la main à la pâte. J’étais plus que jamais respecté par mes amis et mes proches, loué par les étrangers, et la pensée que mon nom était glorieux n’était point un leurre. Avec cela, non seulement je n’étais ni fou ni dérangé, au contraire, je jouissais d’une grande force morale et physique, une force que j’avais rarement vue chez des hommes de ma génération: j’étais capable de faucher aussi bien que les moujiks; intellectuellement, je pouvais travailler huit à dix heures d’affilée sans que cette tension me cause aucune gêne. Telle était ma situation lorsque j’en vins à l’idée que je ne pouvais plus vivre et que, tout en craignant la mort, je dus recourir à des ruses afin de ne pas me priver de vie.

   Cet état de mon âme, je l’exprimais de la manière suivante : ma vie est une plaisanterie stupide et cruelle que quelqu’un me joue. Il est vrai que je ne reconnaissais nul « quelqu’un » qui m’eût créé, mais ce mode de représentation, selon lequel quelqu’un m’aurait joué un tour bête et méchant en me mettant au monde, m’était la plus naturelle.

   J’imaginais malgré moi qu’il existait quelque part quelqu’un qui se tordait de rire en voyant qu’après avoir passé trente ou quarante ans de ma vie à étudier, à me développer, à grandir de corps et d’esprit, parvenu à la maturité de l’esprit et à ce sommet de la vie d’où celle-ci s’offre tout entière au regard, je me tenais à présent sur ce sommet comme le dernier des imbéciles, comprenant parfaitement qu’il n’y avait rien dans cette vie, qu’il n’y avait jamais rien eu, qu’il n’y aurait jamais rien. Ce quelqu’un riait…

Qu’il existât ou non, ce quelqu’un qui se moquait de moi, ma difficulté était la même. Je ne pouvais donner aucun sens raisonnable à aucun acte, ni à ma vie dans son ensemble. Je m’étonnais seulement de ne l’avoir pas compris dès le début. Tout le monde le savait depuis si longtemps. Pas plus tard qu’aujourd’hui ou demain viendraient les maladies, la mort (et cela était déjà arrivé) qui emporteraient ceux que j’aimais, et moi-même, et il n’en resterait que puanteur et vers. Mes œuvres, quelles qu’elles soient, seraient oubliées tôt ou tard, et moi-même je disparaîtrais. Alors, à quoi bon m’agiter? Comment pouvait-on vivre sans le voir: voilà qui était étonnant! On pouvait vivre tant qu’on s’enivrait de la vie; mais à peine dégrisé, on ne pouvait pas ne pas voir que tout cela n’était que tromperie, et tromperie stupide

   En fait, il n’y avait même rien de drôle ni de spirituel à cela, c’était tout simplement cruel et stupide.

   Elle est ancienne, la fable orientale qui raconte l’histoire d’un voyageur surpris par une bête féroce dans la steppe. Pour échapper à la bête, le voyageur se réfugie dans un puits sans eau, mais au fond de ce puits, il aperçoit un dragon qui a ouvert la bouche pour le dévorer. Et ce malheureux, qui n’ose pas sortir du puits afin de ne pas être tué par la bête féroce, ni sauter au fond du puits pour ne pas être dévoré par le dragon, s’accroche aux branches d’un buisson sauvage qui pousse dans une fente du puits. Ses bras faiblissent, il sent que bientôt il sera livré à la mort qui le guette des deux côtés. Mais il se cramponne à la branche, et aperçoit soudain deux souris, l’une blanche l’autre noire, qui tournent régulièrement autour du tronc de l’arbuste en le rongeant. D’une minute à l’autre, le buisson se brisera et s’effondrera de lui-même, et le voyageur tombera dans la gueule du dragon. Le voyageur le voit et il sait que la mort est inévitable; mais, tant qu’il reste suspendu, il cherche autour de lui et, trouvant des gouttes de miel sur les feuilles du buisson, les atteint avec sa langue et les lèche*. Ainsi moi qui m’accroche aux branches de la vie tout en sachant que le dragon de la mort m’attend inévitablement, prêt à me mettre en pièces, sans comprendre pourquoi je dois subir de tels tourments. Et j’essaie de lécher le miel qui me consolait auparavant; mais ce miel ne me réjouit plus, tandis que jour et nuit deux souris, l’une noire l’autre blanche, rongent la branche à laquelle je suis accroché. Je vois distinctement le dragon, et le miel a perdu sa saveur pour moi. Je ne vois qu’une chose: l’inévitable dragon et les souris, et je ne puis plus les quitter du regard. Et il ne s’agit plus d’une fable, mais d’une vérité vraie, incontestable et évidente pour tout le monde.

   Le leurre des joies de la vie qui autrefois faisait taire ma terreur devant le dragon ne me trompe plus. On a beau me dire: tu ne peux pas comprendre le sens de la vie, vis donc sans réfléchir — je ne puis le faire pour l’avoir fait trop longtemps dans le passé. Je ne puis plus ne pas voir les jours et les nuits qui défilent en me précipitant vers la mort. Je ne vois que cela, parce que c’est l’unique vérité. Tout le reste est mensonge.

   Les deux gouttes de miel qui, plus longtemps que les autres, avaient détourné mon regard de la cruelle vérité, l’amour de la famille et celui de l’écriture que j’avais pris pour de l’art, ne me paraissent plus suaves.

   « La famille.., me disais-je, mais la famille — c’est ma femme, mes enfants; ce sont des êtres humains aussi. Ils se trouvent dans les mêmes conditions que moi: ils doivent vivre dans le mensonge ou voir la cruelle vérité. A quoi sert leur vie ? A quoi me sert de les aimer, de les protéger, de les élever et de veiller sur eux ? Pour qu’ils en arrivent à ce même désespoir qui est le mien, ou pour qu’ils s’abrutissent? En les aimant, je ne puis leur cacher la vérité: chaque pas dans la connaissance les conduit à cette vérité. Et la vérité, c’est la mort. »

« L’art, la poésie ?… » Longtemps, influencé par le succès et les louanges des hommes, je m’étais persuadé que c’était là œuvre à faire malgré la mort qui viendrait tout anéantir, mes œuvres comme le souvenir de mes œuvres; mais bientôt je compris que cela aussi, c’était un leurre. Il me devint évident que l’art était un ornement pour la vie, un allèchement Or, la vie avait perdu son attrait pour moi: comment pouvais-je allécher les autres? Tant que je n’avais pas vécu ma propre vie, tant que la vie des autres m’avait porté sur ses vagues, tant que j’avais cru que ma vie avait un sens, même si je n’arrivais pas à l’exprimer, les diverses représentations de la vie dans la poésie et les arts m’avaient procuré de la joie. Regarder la vie dans le miroir de poche de l’art m’avait amusé; mais lorsque je commençai à chercher le sens de la vie et que je ressentis la nécessité de vivre par moi-même, ce miroir me parut inutile, superflu et ridicule, ou pénible. Le fait de voir dans ce miroir combien ma situation était stupide et désespérée ne me consolait plus. J’avais pu en jouir tant que dans mon for intérieur j’avais cru que ma vie avait un sens. A cette époque, le jeu des lumières, celui du comique, du tragique, de l’émouvant, du beau, du terrible dans la vie m’amusait. Mais lorsque j’appris que la vie était absurde et terrible, ce jeu du miroir cessa de m’amuser. La douceur du miel ne m’était plus suave, à présent que je voyais le dragon et les souris qui rongeaient mon soutien.

   Mais ce n’était pas tout. Si j’avais simplement compris que la vie n’a pas de sens, j’aurais pu me contenter de cette connaissance, sachant que tel était mon sort. Mais je ne pouvais m’en contenter. Si j’avais été comme un homme qui vit dans une forêt dont il sait qu’il n’y a pas d’issue, j’aurais pu vivre; or, j’étais comme un homme perdu dans une forêt, terrifié à l’idée d’être perdu et qui court dans tous les sens pour trouver un chemin en sachant qu’à chaque pas il se perd davantage, mais qui ne peut pas ne pas se démener.

   C’est cela qui était terrible. Et pour échapper à cette terreur, je voulais me tuer. J’éprouvais de l’horreur devant ce qui m’attendait, je savais que cette horreur était plus horrible que ma situation elle-même, mais j’étais incapable d’attendre patiemment la fin. J’avais beau me convaincre que de toutes les manières, un vaisseau finirait par éclater dans mon cœur, ou qu’il arriverait autre chose, et que tout serait fini, je ne pouvais attendre patiemment la fin. L’horreur des ténèbres était trop immense, et je voulais m’en débarrasser au plus vite grâce à un nœud coulant ou une balle. C’était cette sensation-là qui me poussait, avec le plus de force, vers le suicide ».

        Confession. Traduction Luba Jurgenson. Pygmalion, Gérard Watelet, p. 29 à 38.

 

 * Note de la traductrice : La destinée littéraire de cette fable métaphysique sera longue, culminant d’une certaine manière dans l’image du condamné de La Colonie pénitentiaire de Kafka qui continue à avaler des grains de riz pendant le supplice. Si le voyageur ne voyait pas les souris, il lécherait le miel en toute innocence. Il serait alors simplement victime d’une illusion. Mais il les voit et commet pourtant l’acte absurde de nourrir son corps voué à la disparition imminente. Quintessence de la condition humaine, cette image affirme, chez Tolstoï, le désespoir comme début de toutes choses, l’impossibilité de vivre comme source de la vie.