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Parole commune. Parole philosophique. Textes.

 Juan Munoz.Last conversation piece.

 

    1) « Commencer à philosopher, c’est, de prime abord, mettre en question non pas seulement le contenu divers des opinions – celles font apparaître si pratiquement leurs contradictions qu’elles se ruinent d’elles-mêmes – mais encore le statut d’une existence qui croit qu’opiner c’est savoir et qu’il suffit d’être certain pour prétendre à être vrai.

   Car l’opinion – la doxa – tout l’exercice de la démocratie le prouve, ne se veut point telle : elle revendique la vérité, elle prétend savoir la réalité telle qu’elle est. En d’autres termes, elle est certaine de soi. Et lorsqu’elle se heurte à la certitude égale de l’autre, elle s’étonne, elle s’indigne et entre dans la discussion avec le sentiment que la contestation qu’on lui oppose est dérisoire, qu’elle en triomphera aisément. En fait, tout au long du débat, elle s’enferme sur elle-même et reste sourde à l’argumentation adverse. Le dialogue n’est qu’apparent : deux monologues parallèles se développent. Or, dans ces conditions, lorsque la discussion a pour but de définir une action commune, qui donc va trancher entre des interlocuteurs qui refusent de se comprendre? Qui donc va décider lorsque, à l’Assemblée, deux orateurs défendent des points de vue diamétralement opposés? La majorité? Chacun de ceux qui participent à l’Ecclesia est aussi dans l’état de certitude : il se rallie à l’une ou à l’autre thèse, à une troisième qui n’a point été exposée, il vote en fonction de son opinion, qu’il érige au rang de savoir et qui n’est, en réalité, que l’expression de son intérêt,

   Précisément, parce que les intérêts et les passions sont en jeu et que personne ne peut sortir de la fascination qu’ils exercent, les décisions prises par la majorité, une majorité qui est essentiellement variable, n’ont point d’effets durables : la minorité s’active, complote soit pour inverser le rapport des forces à l’intérieur de l’Assemblée, soit pour détruire le régime populaire lui- même. Derrière le « libre jeu » des opinions; derrière les antagonismes des intérêts et des passions se profile le véritable juge, celui qui va trancher en dernier ressort : la violence, La démocratie telle qu’elle est pratiquée à Athènes ne développe pas la liberté : elle libère la violence.

   Ainsi, le premier moment de la philosophie – celui qui met sur le chemin de l’éventuelle « sagesse » – consiste à « psychanalyser » l’opinion, à lui révéler la conscience erronée qu’elle a d’elle-même. Sur quoi l’opinion s’appuie-t-elle? Quels sont ses arguments? Qu’elle s’alimente à la tradition ou qu’elle soit armée par 1′ « enseignement nouveau », elle invoque pour soutenir ses raisonnements ce qu’elle appelle des faits. Elle use de la technique des exemples. Ses exemples, elle les puise sans discernement, de-ci de-là, dans la littérature édifiante, dans le donné mythique, dans l’histoire, dans la vie quotidienne. Elle prétend se fonder sur le « réel » et, pour elle, le réel, c’est ce qu’elle voit, ce qu’elle constate dans la perception, ce qu’elle éprouve dans l’expérience, En bâtissant avec un matériau aussi fragile, elle confie ce qu’elle croit être le développement de la pensée aux mots : elle ne se rend point compte du caractère conventionnel du langage et du fait que celui-ci ne vaut que lorsqu’il traduit une connaissance véritable. Elle construit de cette manière des discours qui embrassent dans une fausse unité la disparité de son expérience; ne sachant pas comment on doit user des mots, elle les utilise, en toute certitude, pour masquer les inconstances, les contradictions de ses jugements.

   Au fond, ce que l’opinion ignore, c’est qu’elle prend pour la totalité du réel ce qui est donné dans la partialité de ses perspectives. Avec des exemples, elle invente des faits, alors qu’elle a constitué ses exemples d’une façon contingente, à partir du hasard de ses rencontres empiriques et des intérêts que suscitent ses désirs et ses passions. Ce qu’elle nomme réel, c’est l’imaginaire qu’elle élabore à partir des bribes de réalité que laisse subsister sa perception obscurcie. Par cette dernière, elle se laisse guider – par elle et par ses appétits sensibles. Car tel est bien le statut de l’opinion : au lieu de rechercher ce qui est effectivement réel, elle s’abandonne à ce qui la satisfait immédiatement. Les appétits par lesquels elle est gouvernée lui signalent des « valeurs » qu’elle recueille comme les seules acceptables et dont elle fait les pivots de ses discours…

   A la racine des contradictions des opinions, il y a donc la diversité qu’implique nécessairement la soumission aux désirs, La séquence est fort claire désormais : l’homme, qui est passif devant ses appétits, prend pour juge de sa pensée ses intérêts, ses passions; pour faire valoir ces derniers, il parle, il use du langage pour les manifester face à autrui; or, de par leur nature, les intérêts sont contradictoires; surgissent ainsi les discours antagonistes, tous assurés de leur vérité, tous fermés à l’argumentation de l’autre. Dès lors, puisqu’il n’y a pas moyen de trancher, puisque chacun prend pour juge la partie la plus instable de soi-même, subsiste une seule raison : celle du plus fort.

   L’analyse abstraite recoupe et fonde la description historique. Nous connaissons maintenant l’origine du mal. Mais encore faut-il déterminer de quelle manière il est possible de sortir de cette situation. Comment montrer à des hommes aveuglés par leur certitude et refusant toute mise en question, que leur attitude est à l’origine de leur propre malheur? Insister sur ce malheur, mettre en évidence les souffrances et les injustices. Ceux qui sont soumis à l’opinion n’entendront pas : les partisans de la tradition évoqueront le passé  « où tout allait si bien » et réclameront absurdement le retour des temps anciens; les  « politiques honnêtes » – comme Thucydide l’historien – construiront l’image d’une cité où il serait possible d’apparier l’appétit impérialiste et l’intelligence calculatrice; les cyniques s’étonneront de cette prétention puérile à rompre avec un état qui correspond à la nature même. La pensée libératrice apparaît comme privée de toute possibilité d’action ; elle semble n’avoir aucune prise…

  Lorsque le philosophe platonicien considère sa situation face à l’opinion, il s’éprouve comme étant dans le dénuement complet; au même titre que le philosophe lecteur de Descartes à l’issue de la Ire Méditation métaphysique ».

         François Châtelet, Platon, Gallimard, Folio, Essais, 1965, p. 84 à 88.

 

   2) « L’alternative est sans équivoque : entre la violence et le dialogue, entre celui pour qui la parole est seulement un cri de colère, de passion ou une injure, et celui à qui, à chaque instant, il importe de savoir ce qui est dit, pourquoi cela est dit et ce que cela veut dire, il faut choisir. Le détour est celui-là : se confier à la vertu du dialogue, la laisser agir pleinement, c’est d’abord comprendre les impasses de l’opinion; c’est aussi et surtout instaurer entre les hommes une relation nouvelle permettant à chacun de se débarrasser de ses inclinations fugaces et de la tyrannie dérisoire des intérêts. Des textes comme le Phédon, Le Banquet, le Phèdre, le Gorgias, le premier livre de La République, bien qu’ils se distinguent des textes dits socratiques par ce qu’ils administrent de leçon positive, ne font rien d’autre que mettre en évidence ce qu’impliquait déjà la négation ironique. Celui qui consent à parler et accepte de prendre en considération l’objection qui lui est faite se libère de soi, de la vulgarité des sentiments, des attachements passionnels, de la peur de la mort, du poids des traditions incontrôlées, du faux lyrisme que véhicule la vie quotidienne. Il aperçoit que derrière le discours qui, peu à peu, dans le dialogue, s’élabore, se profile un autre monde que ce théâtre d’ombres où se débattent les fades et noires silhouettes des individus enfermés en leurs certitudes et livrés à leurs appétits ».

       François Châtelet, Platon, Gallimard, Folio, Essais, 1965, p. 137. 138.

 

   

   « L’appel du philosophe est, …appel à son semblable au nom d’une vérité qu’il croit universelle. Et c’est pourquoi la philosophie fait souvent usage du dialogue. Platon, qui est le père de la philosophie occidentale, s’exprime par dialogues. Descartes, Malebranche, Berkeley ont composé des dialogues. Or, le dialogue, c’est toujours l’appel à l’autre, comme être habité par la même raison. Il suppose toujours que deux consciences ont un fond commun. Chez Platon, Socrate demande sans cesse, avant de poursuivre, l’assentiment de son interlocuteur. Chez Berkeley, Philonous suppose toujours qu’Hylas, auquel il s’adresse, bien que leurs points de départ soient tout à fait différents, possède un esprit identique au sien. Et le critère suprême n’est pas alors une preuve discursive, ni une synthèse dialectique, c’est l’accord de l’autre conscience. Philonous dit à Hylas : « Vous croyez, sans trop réfléchir sans doute au sens des mots que vous employez, qu’il existe une matière. Soit. Mais qu’entendez-vous par là? » Et, à chaque fois qu’Hylas donne à cette question telle ou telle réponse, Philonous reprend : «Mais ne voyez-vous pas que ce que vous appelez matière est encore une idée de votre esprit? » Ce dont Hylas finit par convenir, Il y a donc en cela égalité des consciences, similitude des pensées, et c’est pourquoi la philosophie nous dirige vers cette république des esprits, â laquelle Spinoza tout aussi bien que Kant aspirent. Car le scandale qui émeut, trouble et désespère le philosophe, c’est la solitude où lui semble provisoirement se trouver l’universelle raison. C’est le fait que des vérités qu’il sait universelles semblent d’abord n’être pas comprises, et donc admises, par d’autres que par lui. »

    Ferdinand Alquié. Signification de la philosophie. Hachette, p. 36.37.

 

 

Question:

 

A partir de l’étude de ces textes vous vous efforcerez de répondre à la question suivante : Quelle pratique de la parole implique l’esprit philosophique ?

 

Corrigé. [1]