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« Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présente l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être pas assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit (soll) la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue » Critique de la raison pratique.1788.Trad. Picavet. P.30.
Introduction :
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Thème : Liberté et obligation.
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Développement :
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I) Analyse de la première situation.
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Argument problématique car il se trouve que l’homme vit dans des sociétés ayant normé ses désirs et imposé des restrictions à leur satisfaction. Toute société a institué des lois et l’expérience montre que lorsque la satisfaction d’un désir est prohibée par une loi assortie d’une sanction sévère, l’homme doit avouer que la représentation de la sanction est de nature à le dissuader de s’abandonner à son penchant. L’intérêt de ce premier cas de figure est de mettre en conflit l’inclination naturelle et la loi juridique. La potence symbolise le tribunal de police et de justice. Elle signifie en creux que le droit oppose la loi du devoir-être à celle de l’être et que si l’on ne pouvait pas postuler la liberté des hommes, définie comme capacité de mettre en échec le déterminisme naturel, la possibilité même d’un ordre juridique serait compromise.
Et pourtant ce n’est pas l’expérience de la loi juridique qui révèle à l’homme sa liberté. Car le législateur n’a pas la légèreté de faire confiance à la volonté morale des membres d’une société (= à leur liberté) pour obtenir d’eux l’obéissance à la loi. Le droit est un ordre extérieur de contraintes garanti par l’existence d’une force publique habilitée à soumettre des volontés récalcitrantes. Il définit des sanctions et c’est de la peur des sanctions qu’il attend une certaine efficacité. C’est dire qu’il prend acte du fait que les hommes sont déterminés par des inclinations naturelles et se fondant sur la puissance de certaines inclinations fondamentales (le désir de vivre, d’être libre, de jouir de ses biens etc.) il en joue pour incliner les hommes aux conduites exigibles. D’où l’institution d’amendes, de peines d’emprisonnement ou la peine de mort. Il s’agit de faire en sorte que la crainte de la punition soit plus forte que le penchant à tel plaisir.
A ce niveau on ne sort pas de l’ordre empirique des déterminations sensibles. Le déterminisme y est souverain, le droit se contentant de substituer un déterminisme à un autre. La volonté ne se détermine pas par une loi qu’elle se donne; elle est déterminée par la loi du désir ou celle de la société. Nulle liberté dans une conduite qui est régie par l’inclination naturelle immédiate ou par l’inclination instrumentalisée par le droit. Jeu mécanique des forces. L’intempérant triomphera bien de sa passion coupable mais par la force d’une autre passion, non par une initiative témoignant de sa capacité de déterminer de manière autonome sa volonté. Tant que la volonté est aux ordres des intérêts sensibles, elle est empiriquement déterminée (en termes kantiens, elle est pathologiquement déterminée), elle ne s’autodétermine pas librement (en terme kantiens, elle se s’autodétermine pas de manière pratique).
Il s’ensuit que la seule expérience révélant à l’homme qu’il n’est pas soumis rigoureusement au déterminisme naturel est l’expérience morale. Lorsque la loi du devoir fait retentir « sa voix d’airain », elle rappelle à l’homme qu’il n’est pas un être de la nature comme un autre et que ce qui le distingue de l’animal est précisément la possibilité de se rendre indépendant du déterminisme naturel pour faire exister un monde ayant sa source dans la liberté d’un être raisonnable. Tout se passe comme si, alors que tous les êtres naturels sont déterminés par des lois, la nature avait remis à l’homme le soin d’instituer par sa propre initiative les lois de son monde. Et cela apparaît clairement si l’on remarque que l’homme est le seul être qui n’agit pas d’après des lois mais d’après la représentation de lois. Il se représente la loi de son intérêt sensible et lorsqu’il s’y soumet, on peut dire que son vouloir est déterminé par la causalité empirique. Mais lorsqu’il fait de la loi morale que se représente sa raison le principe de sa volonté, il n’est plus possible d’invoquer la causalité empirique car la loi morale n’est pas la loi régissant les êtres naturels. C’est pourquoi elle s’énonce à l’impératif et contraint l’inclination sensible. Elle est une loi d’un autre ordre, loi raisonnable, rendant possible un règne humain que seule la bonne volonté d’êtres raisonnables peut instituer. Parler de causalité empirique sur ce plan n’a pas de sens puisque la causalité de la raison suppose la capacité de mettre en échec cette dernière. La bonne volonté ne peut pas être pensée comme une volonté déterminée par des causes antécédentes, elle est une volonté se déterminant de manière autonome par la loi que la raison lui donne.
Au fond le vrai choix de l’homme est le choix entre l’existence animale déterminée et l’existence humaine autonome. La liberté ne fait signe dans le réel que comme l’effort de la faire exister. Et il apparaît que cet effort se confond avec l’effort moral. En deçà l’homme n’est pas encore ce qu’il peut être. Il trahit la personnalité qui fait sa dignité, à savoir sa capacité morale ou liberté.
Conclusion :
Ce n’est pas la liberté qui fonde l’obligation morale. Kant n’affirme pas, à la manière de Descartes, que la liberté est de l’ordre du fait, qu’elle est une évidence et qu’elle nous oblige à en faire un bon usage.
Ce qui est de l’ordre du fait, fait de la raison remarque Kant, est la représentation de la loi morale. L’homme fait l’expérience du devoir et c’est l’expérience morale qui lui révèle la liberté de sa volonté. Je découvre que je peux être libre en m’éprouvant obligé. « Tu dois donc tu peux » écrit Kant. La liberté est ce qu’exige d’admettre la raison qui donne ses règles à l’action. Elle est un postulat de la raison pratique.
Ce postulat ( rappelons qu’un postulat est une proposition indémontrée et indémontrable qu’on demande d’admettre à titre de condition de possibilité de quelque chose) fonde la dignité de la personne humaine et sa responsabilité.