- PhiloLog - https://www.philolog.fr -

Kant: la destination de l’être doté d’une raison et d’une main.

    *

   « La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa propre raison.

La nature, en effet, ne fait rien en vain et n’est pas prodigue dans l’usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l’homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c’est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l’homme. L’homme ne doit donc pas être dirigé par l’instinct; ce n’est pas une connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte d’aliments, l’invention des moyens de se couvrir et de pourvoir à sa sécurité et à sa défense (pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir, doivent être entièrement son œuvre. La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour les besoins si grands d’une existence commençante, que c’est comme si elle voulait que l’homme dût parvenir par son travail à s’élever de la plus grande rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu’il est possible sur terre) au bonheur, et qu’il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n’en être redevable qu’à lui-même; c’est aussi comme si elle tenait plus à ce qu’il parvînt à l’estime raisonnable de soi qu’au bien-être. Car dans le cours des affaires humaines, il y a une foule de peines qui attendent l’homme. Or il semble que la nature ne s’est pas du tout préoccupée de son bien-être mais a tenu à ce qu’il travaille assez à se former pour se rendre digne, par sa conduite, de la vie et du bien-être  […] »

   Kant. Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.1784. Troisième proposition.

*

  Idées générales

*

        L’homme et le monde dans lequel se déploie son existence ne sont pas des données naturelles. Ils sont œuvre humaine. Le naturel chez l’homme, c’est son organisme avec ses deux attributs spécifiques : le cerveau, organe de l’intelligence ou de la raison et la main. Or avec l’intelligence et la main, l’évolution cesse d’être ce qui aboutit à l’homme pour devenir ce qui en part. La raison et la main marquent ce moment où l’évolution se transforme en histoire.

   Kant nous invite à penser ce fait. Quel est le sens de notre humaine nature ? Pourquoi avons-nous été dotés de la main et de la raison ? L’interrogation porte sur la finalité de l’être que nous sommes. Est-elle la même que celle de l’animal ? En quoi consiste cette dernière et si d’aventure celle-ci n’épuise pas le sens de l’existence humaine, quelle est la finalité propre de l’être doué d’une raison et d’une main ? Comme il s’agit d’une dotation naturelle, l’homme tirant tout de lui-même sauf sa raison et sa main, la réflexion est nécessairement conduite à prendre pour objet la nature. Que faut-il entendre par là et comment Kant l’envisage-t-il ?

*

I)                   La notion de nature : le problème posé par la finalité.

 *

   Par nature, on entend l’ensemble du règne minéral, végétal, animal considéré comme une totalité ordonnée par des lois. Le propre d’un être naturel est de posséder en lui-même son principe d’existence et d’organisation. La nature s’oppose, en ce sens, à l’art ou à la technique. « L’art est principe en autre chose, la nature dans la chose même » écrit Aristote.

   Ex : La voiture est un objet technique ayant son principe de production extérieur à elle dans l’homme qui l’a conçue et fabriquée. L’arbre est un objet naturel ayant son principe de production et de croissance en lui. Celui-ci est immanent à la matière qu’il organise.

   Kant envisage ici la nature comme principe de production déterminant l’émergence et le développement d’un être et il propose de le penser comme processus finalisé. Le finalisme est un système de représentation hérité des Anciens, en particulier  d’Aristote. Pour ce philosophe la nature est conçue sur le modèle de l’artisan. Lorsque celui-ci produit, il forme un projet (un dessein), se représente une fin et met en œuvre les moyens propres à l’atteindre. Dans ce type d’action, c’est le conséquent qui détermine les antécédents, la fin qui détermine les moyens. La fin est dite « cause finale » des moyens dont elle est en termes mécaniques le résultat ou l’effet. L’oiseau a des ailes pour voler, l’homme a une main et une raison pour accomplir certaines fins.  «Toutes les dispositions naturelles d’une créature sont destinées à se développer un jour complètement et conformément à une fin. Cela se vérifie chez tous les animaux, aussi bien par l’observation externe qu’interne ou anatomique. Un organe qui ne doit pas avoir d’usage, un agencement qui n’atteint pas sa fin, sont une contradiction dans l’étude téléologique de la nature » dit la première proposition

   Le finalisme revient donc à prêter à la nature une intention. C’est bien ce que fait Kant ici en disant : « la nature a voulu », en parlant d’un « dessein de la nature » ou en se réappropriant la formule aristotélicienne : « la nature ne fait rien en vain ». Par là, Aristote signifiait que les productions naturelles ne sont pas l’effet du hasard ou d’une causalité aveugle. Elles ont une raison d’être, celle-ci étant la fin qu’elles ont vocation à réaliser.

   On peut s’étonner de voir Kant recourir à l’idée « d’un dessein de la nature ». En effet dans la Critique de la raison pure, il a démontré que l’idée de dessein naturel ou d’ordre téléologique est un sophisme. On ne peut pas user de la finalité comme d’un principe constitutif d’une connaissance objective. Au contraire la science a conquis sa scientificité en renonçant à l’explication finaliste et en dénonçant en celle-ci une illusion anthropomorphique. Car la matière n’ayant pas de profondeur psychique ne peut avoir ni intention ni volonté. Tout ce qui se produit en elle est l’effet d’une causalité aveugle, les effets étant des résultats non des visées ou des fins.  Ainsi, un organe peut ne pas avoir de fonction ( Ex: l’appendice),  les espèces animales, espèce humaine comprise, que le processus de l’évolution fait surgir ne correspondrent à aucune intention. Elles n’ont aucune raison d’être. Ce sont des effets mécaniques engendrant eux-mêmes d’autres effets. Par présupposé méthodologique la science a substitué le modèle mécanique au modèle finaliste. Kant n’en discute pas la légitimité.

   Mais dans la réflexion sur l’histoire il ne s’agit pas d’élaborer une science ou une connaissance objective. Il s’agit seulement d’interroger le sens de notre aventure en la prenant comme un tout. En termes kantiens il s’agit de PENSER non de CONNAÎTRE.  Aussi si le savant doit s’interdire tout recours à la finalité, le penseur peut en faire un usage  légitime à condition de l’envisager comme « un principe régulateur » n’ayant qu’une valeur heuristique et de se demander  sous la réserve d’un « tout se passe comme si » s’il n’y a pas un sens caché dans le jeu mécanique des causes et des effets. (Cf. La répétition dans le texte de l’expression: c’est comme si la nature voulait, c’est comme si elle tenait).

PB : Quel dessein à l’œuvre dans la nature est-il possible de discerner lorsqu’on réfléchit sur ce que nous sommes ?

     On voit par cette question que si le savant renonce à poser la question du sens (et de la valeur) le penseur se reconnaît à son souci de questionner le sens.

     Quelle signification conférer au fait que l’homme est l’être doué d’une raison et d’une main ?

*

II)                La thèse kantienne et ses justifications.

 *

A)    La thèse.

    En dotant l’homme de la raison et non d’un instinct la nature a voulu non seulement qu’il invente les moyens de son existence mais aussi qu’il se donne des fins relatives à sa nature d’être libre. L’économie apparente de la dotation humaine est l’envers de son éminente dignité, une dignité qu’il paye très cher en efforts et en peines mais qui révèle sa véritable destination Sans doute a-t-il comme tous les êtres naturels une finalité naturelle (son adaptation, la satisfaction de ses besoins, en un mot le bien-être ou le bonheur) mais cette dernière n’épuise pas le sens de sa vie. En qualité d’être raisonnable l’homme a à se donner une fin spécifique à savoir une fin éthique. Sa vocation est moins d’être heureux que de se rendre digne de l’être.

*

B)    Justifications.

 *

1)      L’opposition raison – instinct.

 *

   L’approfondissement de cette distinction constitue l’essentiel du texte. Tout ce qui caractérise l’ordre anthropologique est décrit par rapport à ce qui spécifie une existence régie par l’instinct.

   Le « doit » de ces formules ne dénote pas une prescription morale, il énonce ce qui découle nécessairement de l’aptitude raisonnable. Kant, en effet, ne réfléchit pas sur ce qui doit être, il analyse ce qui est. Puisque l’homme est doté de la raison, tout ce qui chez l’animal procède de l’instinct lui fait défaut. Il y a là une manière de pointer la différence de nature entre l’ordre humain et l’ordre animal. Avec l’instinct et l’intelligence, comme le théorisera Bergson, l’évolution prend deux voies radicalement différentes. La rigidité mais la réussite immédiate d’un côté, la souplesse mais les tâtonnements, les échecs, la rudesse initiale de l’autre ; l’immuabilité d’un côté, la perfectibilité de l’autre.

   «  La force immanente à la vie a dû hésiter entre deux modes d’activité psychique, l’un assuré du succès immédiat mais limité dans ses effets, l’autre aléatoire mais dont les conquêtes, s’il arrivait à l’indépendance, pouvaient s’étendre indéfiniment. Le plus grands succès fut d’ailleurs remporté ici encore du côté où était le plus gros risque. Instinct et intelligence représentent donc deux solutions divergentes, également élégantes, d’un seul et même problème (celui de l’adaptation) » L’évolution créatrice.

   Avec Kant cette divergence est interprétée comme déterminisme d’un côté, liberté de l’autre. D’emblée la raison est liée à la liberté. « Donner à l’homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison » lit-on.

   PB : qu’est-ce que la liberté et pourquoi sa condition de possibilité réside-t-elle dans la raison ?  Est libre le sujet non déterminé par une causalité extérieure à sa propre volonté mais se déterminant lui-même de manière autonome. Cette aptitude suppose une capacité de choix entre divers possibles or ne peut choisir entre des possibles que l’être disposant de la faculté de se les représenter. La raison est ce pouvoir de représentation par lequel l’homme peut s’affranchir des déterminations du réel pour se projeter vers le possible, le souhaitable, l’exigible et pour fonder dans ce pouvoir le principe de sa conduite. Ainsi que l’écrit Kant : « Toute chose dans la nature agit d’après des lois. Il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation de lois, c’est-à-dire d’après des principes, en d’autres termes qui ait une volonté ».

   Parce qu’il est porteur d’une raison l’homme n’est pas soumis à la nécessité des lois naturelles tant dans les modalités de son action que dans ses fins. « Il est libre de l’instinct » dit l’auteur.

   On peut entendre par instinct la pulsion naturelle. Celle-ci détermine intégralement le comportement animal. Ce n’est pas le cas chez l’homme. Celui-ci norme l’expression de ses pulsions parce qu’en tant que raison il se représente ce qui doit être et soumet ce qui est à cette exigence. Il n’est pas asservi à la loi naturelle, il se donne lui-même sa propre loi. Il n’agit pas par pulsion, il agit par volonté. (Cf. Les interdits alimentaires normant la pulsion alimentaire, ou les interdits sexuels comme la prohibition de l’inceste pour la pulsion sexuelle).

   Mais le mot désigne surtout ici le comportement automatique et inconscient des animaux caractérisé par un ensemble d’actions déterminées, héréditaires, spécifiques, ordonnées à la conservation de l’espèce ou de l’individu. L’instinct exclut la liberté. La fin poursuivie par l’animal n’est pas choisie, les moyens propres à la réaliser sont des gestes stéréotypés que l’animal accomplit sans réflexion. En lui la nature accomplit sa propre nécessité dans des opérations restant de part en part naturelles. Nulle invention, nul progrès dans le monde animal et cela est, en un sens, le signe de sa perfection. Il n’a pas besoin de se perfectionner puisqu’il est d’emblée adapté. « Par son instinct un animal est déjà tout ce qu’il peut être, une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l’homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite ».

   PB : Faut-il le déplorer et voir dans ce fait, à la manière du mythe de Prométhée raconté par Protagoras, une étourderie, une imprévoyance de la nature ? Tout en insistant, à l’instar du mythe, sur l’économie de la dotation humaine, (l’homme ne dispose pas d’une connaissance innée, il n’a que des mains) ce texte renverse l’interprétation sophistique. L’homme n’est pas une erreur de la nature, il est l’être dans lequel elle s’accomplit sous sa forme la plus noble. Tout se passe comme si un génie avait bien fait les choses. L’homme n’est qu’apparemment le plus démuni des animaux. En réalité ce déficit d’instinct est sa chance car c’est le fondement de son exceptionnelle aventure et surtout de sa dignité.

*

2)      L’homme a l’honneur d’être à lui-même sa propre œuvre.

 *

   Rien ne lui est donné. Il doit tout conquérir à la sueur de son front. A l’aube de l’histoire de l’espèce humaine ou à la naissance de chaque individu, l’homme est un candidat à l’humanité mais un candidat seulement. Il a des dispositions mais celles-ci doivent être développées pour parvenir à la pleine réalisation d’elles-mêmes. Or cet accomplissement jamais achevé est œuvre collective. Il  implique un temps sans commune mesure avec celui qui est dévolu à l’existence individuelle. Il suppose des exercices, des apprentissages, une instruction dans lesquels la dimension historique est essentielle. Il n’est pas indifférent de naître à l’âge de Neandertal ou à celui de l’ordinateur. En cultivant ses aptitudes pour atteindre ses fins, l’homme transforme son milieu, produit des œuvres techniques, intellectuelles, artistiques, institutionnelles et par là se transforme lui-même. La longue suite des générations ne laisse pas l’homme inchangé. On observe une évolution au cours du temps et même un progrès. Les outils de l’homme moderne sont infiniment plus performants que les outils de Cro-Magnon, son mode de pensée moins frustre, ses mœurs plus raffinées. Il y a bien un mouvement permettant d’affirmer que par ses efforts, l’homme « s’élève de la plus grande rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de pensée ».

   D’où la dialectique : la culture, l’histoire qui sont des produits de l’activité humaine sont en retour ce qui la modifie.  L’homme est bien à lui-même sa propre production. Il tire tout de lui-même sauf ce par quoi cela est possible : sa raison et sa main, mais ces aptitudes portent en creux le mouvement de la culture et de l’histoire. Comme toutes les dispositions, elles n’actualisent que progressivement leurs potentialités. Elles témoignent en tout cas que l’homme n’est pas déterminé à être ce qu’il est. Sa nature est originairement indéterminée. C’est une somme de possibles qu’il lui revient de déployer dans tel ou tel sens.

   Prenons la main. En disant : « il n’a que la main », Kant souligne qu’à la différence des griffes ou des crocs la main n’est pas un organe spécialisé dans une fonction. C’est pourquoi elle peut en accomplir une infinité, toutes celles que l’intelligence lui assigne. Ce qui fait une main c’est son usage intelligent. Sa fonction est d’être instrumentalisée. Elle est disponible anatomiquement et physiologiquement. L’homme peut en faire une pince, un marteau, un crochet mais aussi un instrument d’exploration de la distance du monde ou de la rencontre de l’autre dans la caresse ou le signe adressé à une autre conscience. Elle est bien comme le disait Aristote, un outil et même « un instrument d’instruments » puisqu’elle permet de fabriquer d’autres outils. Les organes animaux, au contraire, ne sont pas de vrais outils car l’animal n’a pas le pouvoir de les instrumentaliser.  Il est pris en eux, il ne peut pas les prendre, en jouer pour la bonne raison qu’il ne peut ni s’en déprendre ni les reprendre.

*

3)      La double finalité de l’existence humaine.

 *

   L’homme est donc bien libre de l’instinct. D’où l’urgence de réfléchir sur le sens de son aventure. Faut-il penser à la manière de Protagoras que la raison supplée, dans une vie humaine, l’instinct et que sa fonction est la même que celle de l’instinct chez l’animal : assurer l’adaptation et la conservation de l’espèce? Autrement dit la raison est-elle totalement engluée dans le cycle vital ou la nécessité biologique ? De toute évidence les analyses précédentes veulent montrer que non. « Libre de l’instinct » l’homme l’est dans la mesure où il est capable d’inventer les moyens de son action mais aussi de se donner toutes sortes de fins ; aussi bien la poursuite d’un but utile (les activités utilitaires) qu’un but désintéressé (les activités libérales). Il peut être technicien ou artiste, physicien, philosophe ou prêtre.

  La raison est fondamentalement liée à la liberté . Certes  comme l’animal, l’homme doit assumer la nécessité vitale. Il est contraint  lui aussi de pourvoir à la satisfaction de ses besoins. Si on appelle bonheur (ou bien-être pour l’animal) la satisfaction des besoins et des désirs, alors il faut dire que l’aspiration au bonheur est une tendance commune aux hommes et aux animaux. Le bonheur est une finalité propre aux espèces animales.

   Mais si le bonheur était la seule finalité de l’existence humaine, pourquoi la nature nous aurait-elle engagés dans la douloureuse aventure qui est la nôtre ? Car outre qu’avec la conscience, le besoin devient désir, c’est-à-dire dynamisme beaucoup plus difficile à combler, l’homme ne peut atteindre ses buts que par le travail. Or travail implique efforts, souffrances. La transformation de l’homme et du monde par le travail n’est pas un chemin de délices. « Une foule de peines attendent l’homme ». Il est dur de tout devoir tirer de soi. Songeons que même les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable sont conquis de haute lutte. Le moindre spectacle, les plaisirs du sport, de l’art coûtent cher en sacrifices et en douleurs. La nature semble nous avoir destinés à la conquête plus qu’à la jouissance proprement dite des fruits de notre labeur. A bien observer les choses, on a l’impression qu’on est moins fait pour être heureux que pour promouvoir par notre effort les conditions d’un bonheur mérité. Et cette observation va dans le sens des requêtes de  la conscience commune. Pour chacun le bonheur est un bien et une aspiration naturelle, mais on s’indigne lorsqu’on constate que tout réussit à un paresseux et à un méchant alors qu’un homme vertueux peut être accablé par les coups du sort. Cela ne signifie-t-il pas que les hommes conçoivent le bonheur comme ce qui devrait être la récompense du mérite moral? Ils subordonnent donc la finalité naturelle (le bonheur) à une finalité plus élevée, une finalité éthique, décrite ici comme « mérite », « estime de soi » ?

   En effet l’homme s’estime légitimement lorsqu’il a accompli son devoir dit Kant. Il s’estime lorsque sa conduite ou son être incarne une valeur, lorsqu’il soumet sa conduite à une loi dans laquelle il peut contempler le visage de ce qui le constitue comme une dignité. Cette loi est la loi morale que la raison est capable de se représenter. Il s’ensuit que tout se passe comme si la raison avait sa finalité spécifique ; une finalité éthique : construire un monde dans lequel les exigences de la raison, celles de la liberté et de la moralité triomphent des obstacles qu’elles ont à surmonter. Tout se passe dit le texte comme si la nature «tenait plus à ce qu’il parvînt à l’estime raisonnable de soi qu’au bien-être»

*

   Conclusion :

    La fin d’un être raisonnable ne peut pas être la même que celle de l’être dépourvu de raison. Kant nous demande de réfléchir sur le sens de notre condition. A quoi bon la raison si l’instinct pouvait pourvoir à notre destination? Ne faut-il pas le suivre lorsqu’il nous rappelle à notre destination éthique ? N’est-il pas vrai que nous sommes autre chose qu’un animal et que si nous aspirons au bonheur,  celui-ci nous semble être une finalité subordonnée à une finalité plus haute ? Tout se passe comme si en droit le bonheur devrait être la récompense du mérite.

*

 Texte complémentaire à lire.

*

   « Pour assigner à l’homme sa classe dans le système de la nature, et pour le caractériser, il ne reste que ceci : il a un caractère qu’il se crée à lui-même, car il a le pouvoir de se perfectionner selon des buts qu’il a choisis lui-même. C’est pourquoi à partir d’un animal capable de raison (animal rationabile), il peut faire de lui-même un animal raisonnable (animal rationale); et par là, en premier lieu, il se conserve, lui et son espèce; deuxièmement, il donne à cette espèce une pratique, un enseignement, et une éducation qui le destine à la société familiale ; troisièmement, il la gouverne comme un tout systématique (ordonné selon les principes de la raison) qui est nécessaire à la société. Mais si on la compare à l’idée des êtres raisonnables possibles sur la terre, voici ce qui caractérise, par excellence, l’espèce humaine : la nature a placé en elle le noyau de la discorde et voulu que sa propre raison en tire la concorde, ou du moins ce qui en approche constamment; cette concorde est dans l’idée le but, la discorde est, selon le plan de la nature, le moyen d’une sagesse très haute, pour nous impénétrable : ii s’agit de perfectionner l’homme par le progrès de la culture bien qu’au prix de plus d’un sacrifice dans les joies de la vie. Parmi les vivants qui habitent la terre, on peut facilement reconnaître que l’homme, par sa disposition technique (aptitude mécanique doublée de conscience), par sa disposition pragmatique (utiliser habilement les autres hommes à ses fins) et par sa disposition morale (agir à l’égard de soi et des autres selon le principe de la liberté, conformément à des lois est visiblement distinct des autres êtres naturels : et l’un de ces trois niveaux suffit à caractériser l’homme par opposition aux autres habitants de la terre.

I. La disposition technique : […]

   Ce qui caractérise l’homme comme animal raisonnable se trouve dans la forme et l’organisation de sa main, de ses doigts et de ses dernières phalanges et réside en partie dans leur structure, en partie dans la délicatesse de leur sensibilité ; en cela la nature a rendu l’être humain capable, non d’un seul type mais de toutes les formes de manipulation, et l’a rendu par conséquent susceptible d’utiliser la raison, montrant par là que sa disposition technique ou son habileté sont celles d’un animal raisonnable.

II. La disposition pragmatique est d’un niveau plus élevé; il s’agit du progrès de la civilisation par la culture, surtout la culture des qualités sociales et du penchant naturel dans l’espèce à échapper par les rapports sociaux à la brutalité de la force solitaire, et à devenir un être policé (pas encore moral cependant) et destiné à la concorde. — Cet homme est susceptible et a besoin d’une éducation aussi bien sous la forme de l’enseignement que de la répression (discipline). Une question se pose alors (avec ou contre Rousseau) t est-il plus facile de découvrir le caractère de l’espèce humaine selon ses dispositions naturelles, dans la rusticité de sa nature ou dans les artifices de la culture dont on ne peut apercevoir le terme ? — Avant tout, il faut remarquer que chez tous les autres animaux livrés à eux-mêmes, chaque individu atteint sa destination entière ; mais chez les hommes, seule l’espèce peut atteindre ce résultat de telle sorte que la race humaine ne peut s’efforcer vers sa destination que par le progrès au long d’une série d’innombrables générations. Pour elle le but demeure toujours en perspective ; et malgré bien des entraves cette tendance vers un but final ne fait jamais retour en arrière.

III. La disposition morale. La question est de savoir si l’homme par nature est bon ou mauvais, ou si, par nature, il peut être l’un ou l’autre selon la main qui l’a façonné. Dans ce cas, l’espèce elle-même n’aurait pas de caractère. — Mais il y a là une contradiction; car un être doué d’une faculté de raison pratique, et de la conscience que sa volonté est libre (cet être est une personne) se voit dans cette conscience même, au milieu des représentations les plus obscures soumis à la loi du devoir et affecté du sentiment (qu’on appelle le sentiment moral) qu’il est objet ou instrument de la justice et de l’injustice. Tel est le caractère intelligible de l’humanité en général, et dans cette mesure l’homme, selon ses dispositions innées, est bon par nature. Pourtant l’expérience montre un actif désir de l’illicite, bien qu’on sache que c’est illicite, c’est-à-dire un désir du mal ; penchant qui s’éveille infailliblement aussitôt que l’homme commence à faire usage de sa liberté t pour cette raison, on peut considérer ce penchant comme inné ; ainsi l’homme à cause de son caractère sensible peut être considéré comme méchant par nature si on parle du caractère de l’espèce : car on peut considérer que sa destination naturelle consiste dans le progrès continu vers le mieux »

   Voici au total à quoi parvient l’anthropologie pragmatique en ce qui concerne la destination de l’homme et les caractères de son perfectionnement. L’homme est destiné par sa raison à former une société avec les autres et dans cette société à se cultiver, à se civiliser et à se moraliser par l’art et par les sciences ; aussi fort que soit son penchant animal à s’abandonner passivement aux attraits du confort et du bien-être, qu’il appelle félicité, sa raison le destine au contraire à se rendre digne de l’humanité dans l’actif combat contre les obstacles qu’oppose la grossièreté de sa nature.

   II faut donc à l’homme une éducation; mais celui qui a tâche de l’éduquer est aussi un homme, affecté par la grossièreté de sa nature, et il doit produire chez l’autre ce dont il a lui-même besoin. C’est pourquoi l’homme dévie constamment de sa destination et qu’il y revient toujours à nouveau »

         Kant. Anthropologie du point de vue pragmatique. 1798. Vrin, 1991, trad. Michel Foucault, p. 161 à 164.