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Regard sur l'art contemporain. Marc Fumaroli.

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Loisir fécond du ressourcement aux miroitements de la lumière et aux grâces des curiosités comblées. Le livre que je présente : Paris-New York et Retour, Voyage dans les arts et les images, de Marc Fumaroli pourrait s’intituler éloge de l’otium. Otium vécu plutôt que pensé, décrit dans la disponibilité active, la présence de l’esprit à lui-même et au monde, la liberté intérieure et le bonheur de la vie qu’il permet. Mais ce temps arraché à l’accaparement (negotium), à la passivité spirituelle, au divertissement est plus que jamais un luxe. Il va de pair avec la possibilité du repos, de l’équilibre et du culte de la beauté. Or le repos, l’équilibre, le beau sont précisément ce qui a déserté le monde des images qui nous assaillent sans répit, nous emportent dans leur vacuité et leur violence et, faisant écran au réel et à nous-mêmes, finissent par rendre le monde inhabitable et l’homme oublieux de sa propre humanité.

 

   Il y a quelque chose d’émouvant dans ce texte, quelque chose qui n’est jamais dit mais qui affleure à toutes les pages : comment être chez soi, lorsqu’on est un homme de la « culture cultivée » dans un monde où sévit la « Culture-monde » ? Ce n’est pas une moindre ironie d’avoir commencé mes lectures de l’été par le livre de Gilles Lipovetsky et de Jean Serroy : La Culture-monde. Je ne savais pas, en commençant celui de Fumaroli, que j’aurais rendez-vous avec une critique assassine du premier. En réalité les uns et les autres ne parlent pas de la même chose et si, de toute évidence, Lipovetsky est à l’aise dans le monde qu’il décrit, Fumaroli l’habite en étranger, dernier spécimen d’une espèce en voie de disparition. J’ai la faiblesse de partager les enthousiasmes et les colères de ce grand maître, c’est pourquoi mon désir est d’inviter à le lire.

 

   Mais avant de m’effacer derrière son texte, qu’il me soit permis de revenir sur la préoccupation qui a présidé à mon papier de réouverture du blog. Grandeur et misère d’Internet disais-je. C’est que j’avais été impressionnée par l’aveu d’un internaute ayant eu un certain écho médiatique. Celui-ci soulignait sa dépendance au clavier dans sa manière de se projeter vers le monde, au point de s’être surpris tenté d’appuyer sur les touches CTRL+Z pour effacer la tâche du café qu’il venait de renverser et surtout il avouait sa désaffection pour la lecture de livres substantiels, pratique familière pourtant pour lui avant l’apparition du web.

   Je suis heureuse de découvrir que je suis indemne de ce type d’expérience. Il est vrai que j’ai passé mon temps, ces deux dernières années, à écrire pour mon blog, non à circuler sur la toile. Je n’en ai eu ni la disponibilité, ni le désir mais il va de soi que cet internaute met le doigt sur un des grands dangers de ce nouveau média. Il est au diapason de la prolifération des images, du rythme haletant des informations, du brouillage des genres, de l’équivalence généralisée sous l’empire duquel nous vivons. Il fonctionne au zapping, à la séduction, à la brièveté. Ainsi j’ai rapidement compris qu’il fallait segmenter les cours en petits chapitres car l’écran n’autorise pas la longueur. Vitesse, changement, excitation momentanée sont la loi de la « Culture-monde » et c’est très exactement l’opposé de la « culture cultivée ». Celle-ci requiert du temps lent, presque arrêté, ce temps qu’immobilise de manière privilégiée la chaleur de l’été. Temps « lavé du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues et des attentes embusquées. Point de souci, point de lendemain, point de pression extérieure, mais une sorte de repos dans l’absence, une vacance bienfaisante qui rend à l’esprit sa liberté propre. Il ne s’occupe alors que de soi-même ». Le voilà cet otium, décrit ici par Valéry que Fumaroli cite p.35.

 

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Il est la condition d’un certain art de lire, et pourrait-on ajouter d’un art de regarder, d’écouter, d’être, art menacé lui aussi. Marc Fumaroli ouvre son Paris-New York et Retour, Voyage dans les arts et les images par un propos de Valéry qui l’annonce: « L’art de lire à loisir, à l’écart, savamment et distinctement, qui jadis répondaient à la peine et au zèle de l’écrivain par une patience de même qualité, se perd, il est perdu ».

   L’auteur nous en restitue la délectation. La profondeur des ses analyses, la richesse de sa culture en font un guide de prédilection dans le voyage auquel il nous convie et parce que je me sens chez moi dans le regard qu’il porte sur notre monde, je désire partager mon plaisir.

   Notre académicien est un rebelle, genre Philippe Muray [1]. Son pays n’est pas festivoplis et les mises en scène de l’entrepreneur Barnum. Son pays est le monde des humanités où culture n’est pas un mot valise renvoyant de manière indistincte à toute forme d’expression humaine, de la plus barbare à la plus civilisée. Le mot est entendu dans le sens humaniste. Culture : l’ensemble des œuvres offertes à la contemplation, à la réjouissance des sens et de l’esprit et destinées à durer comme tout ce qui manifeste et fait grandir l’humain dans le monde et dans l’homme. Avec Fumaroli on est aux antipodes du philistinisme cultivé [2] et dans la grande tradition de la culture européenne [3]. Il le dit entre les lignes page 258 : « On ne voit nulle part, ni dans « l’Art contemporain », ni dans la « culture » imaginale et sonore qui nous submerge, sauf rarissimes exceptions, des miroirs où nous apprendrions à reconnaître, et donc à laisser s’épanouir en nous, la semence que nous portons tous, de l’humanité au sens où l’entendait Cicéron ».

   « Culture de l’âme » disait en effet Cicéron de la philosophie et des œuvres de l’esprit et de la main.

   Or qu’en est-il de la culture de l’âme, ce grand souci de toute notre tradition, depuis la paidéia [4] grecque jusqu’aux systèmes d’éducation de la première moitié du XX° siècle? S’il est vrai que ce fut la grande affaire de la culture européenne, la question devient : que reste-il de celle-ci à une époque où l’Amérique tient lieu de « ce que la Grèce antique fut dans l’univers romain, la Rome catholique dans l’univers de l’Europe classique, et Paris dans celui de l’Europe romantique » à savoir « le grand atelier des Beaux-Arts, fruits et souches de la civilisation » (p.239).

 

   Le voyage de Fumaroli est ainsi l’occasion de méditer sur l’Europe et sur l’Amérique, avec la générosité d’un amoureux de ce que l’une et l’autre ont de meilleur et le désarroi du spectateur, assistant mélancoliquement à la trahison des héritages.

 

   Il est impossible de résumer ce texte qui excelle dans plusieurs genres :

 

 

   Il faut donc essayer de comprendre ce qui se passe et Marc Fumaroli s’y emploie avec obstination dans un parcours  opérant un va et vient entre la moderne Amérique et la vieille Europe, la première en consonance avec la subversion de l’art engendrée par la photographie, le cinéma et la mercantilisation généralisée, la seconde vieille dame, un peu honteuse de sa noble tradition, à la remorque de son infidèle héritière, prompte à se renier pour avoir le sentiment de ne pas rester à la traîne. Un des grands intérêts du livre, à mes yeux, consiste à retracer le mouvement du modernisme et à en dégager l’intelligibilité.

   L’auteur revient sur la thèse de Serge Guilbaut selon laquelle le modernisme aurait été volé à la France par New york. Le modernisme est bien dans ses racines européen mais en s’exportant aux Etats-Unis, il s’est délesté de son énergie symbolique pour se transformer en « chaleur culturelle postmoderne ». Avec érudition notre auteur retrace les étapes de cette aventure qui finit par accoucher de ce qui aurait fait horreur aux plus grands de ses protagonistes, Marcel Duchamp et les dadaïstes compris.

 

   Il y a des pages d’anthologie dans ce livre foisonnant qu’il faut se dépêcher de lire. Ces quelques extraits n’ont pas d’autre fonction que de mettre en appétit. Puisque c’est le regard sur l’art contemporain que j’ai privilégié dans cette présentation, je fais l’impasse sur les magnifiques pages concernant Baudelaire, le statut de l’image dans la tradition chrétienne, la photographie pour ne retenir que des exemples portant sur :

 

 

 

 

 

   Merci à Marc Fumaroli d’exprimer avec autant de brio l’exigence d’un art n’ayant pas renoncé à la grâce de la  Beauté. Comme le rappelle Valéry cité p. 53, le drame de notre époque est que « la beauté est une sorte de morte. La nouveauté, l’intensité, l’étrangeté, en un mot toutes les valeurs du choc l’ont supplantée. L’excitation toute brute est la maîtresse souveraine des âmes récentes, et les oeuvres ont pour fonction actuelle de nous arracher à l’état contemplatif, au bonheur stationnaire dont l’image était jadis intimement liée à l’idée générale du Beau ».