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Pourquoi les hommes s’efforcent-ils de connaître?

Marc Rothko. Red, Orange, tan and purple. 1954.

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 Cf. Textes. [1] 

    Tout énoncé commençant par pourquoi engage une recherche :

  • En amont, des motivations : en raison de quoi ? pour quels motifs ?

 
   La question est de savoir ce qui fonde l’effort de connaissance et quelles sont les fins qui sont visées. Car effort il y a, et pas des moindres. Qu’est-ce donc qui peut engager certains hommes dans une aventure aussi exigeante, ne leur laissant parfois aucun repos et aucune disponibilité pour butiner les divers plaisirs de la vie ?
   Procède-t-il d’une exigence intérieure à l’esprit, conduisant à considérer la quête du savoir comme une activité qui est à elle-même sa propre fin ou bien faut-il soupçonner cette conception libérale de la connaissance d’entretenir un rapport illusoire à elle-même ?
   Car les démystifications opérées par les philosophies du soupçon quant au principe d’une activité humaine désintéressée invitent à se demander si les motivations de l’effort de connaissance ne sont pas moins  pures qu’on le prétend et ses fins moins nobles. Qu’est-ce donc qui peut nous déterminer à poursuivre le savoir comme une fin souveraine ? Une inaptitude foncière à supporter la vie et à trouver son bonheur dans les satisfactions qui contentent la plupart des autres hommes? Une détresse existentielle qu’il faudrait tenir en respect ? Une terreur de l’inconnu, un sentiment d’insécurité exigeant d’être apaisé ? Une volonté de puissance active ou réactive ? Si la technoscience semble, en effet, témoigner d’un désir prométhéen de puissance pour la puissance, le marteau nietzschéen, si prompte à briser les idoles dévoile dans la volonté de vérité, le symptôme d’une faiblesse radicale.
   La réponse à notre question ne va donc pas de soi. Au fond dans ce domaine comme dans d’autres, la vérité est peut-être ambiguë, notre tâche consistant à nous enfoncer dans l’ambiguïté. Mais s’il s’agit de l’éclairer, il est vain de croire que l’on puisse en dissiper totalement l’énigme.
 
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I)                               Source et fin spirituelles de la recherche de la vérité.
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 Cf Texte de Russell [2]

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      II)     Source et fin psychologiques, existentielles de la recherche de la vérité.
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   Si l’on en croit les analyses précédentes, l’effort de la connaissance renverrait donc à une source purement spirituelle. Il accomplirait la nécessité propre à l’esprit en tant qu’immanente à celui-ci, il y a une aspiration à la vérité, au bien et au beau.
   Or cette manière de faire de l’esprit une réalité sui generis, un principe n’est-ce pas, selon les philosophies du soupçon, la grande erreur de l’idéalisme philosophique ? Le fait spirituel ne doit-il pas être envisagé davantage comme un effet que comme un principe ? Manière de suggérer que les motivations et les fins de l’effort de la connaissance sont peut-être moins désintéressées qu’il n’y paraît.

 Soupçon qu’étayent d’ailleurs certains propos précédemment cités. Car si ce qui est en jeu en lui, se nomme la paix de l’âme, il faut admettre que sa racine n’est pas exclusivement intellectuelle. Elle est aussi affective. Or si sa vocation est d’apporter des satisfactions affectives, n’est-il pas nécessaire de réincarner l’esprit du savant ou du penseur, dans une psyché, une histoire affective voire un complexe d’intérêts moins éthérés ? L’interrogation requiert ici le flair du généalogiste qu’il s’agisse de l’expert en détresse existentielle, du type Epicure ou Pascal, du spécialiste des profondeurs psychiques, du type Freud ou de cet orfèvre en art de dévoiler « les entrailles de l’esprit » qu’est Nietzsche.

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III)             Désir prométhéen de devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature ».
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   Si l’on considère l’effort de connaître sous l’angle de la technoscience, il semble bien qu’elle procède d’un puissant désir de pouvoir. La savant moderne n’est plus le savant antique prétendant poursuivre un idéal de contemplation. La science moderne est investie par l’esprit de la technique, remarque Heidegger, et celui-ci dévoile le réel comme ce qui doit être arraisonné, sommé de livrer une énergie disponible pour l’expansion d’un être en mal de domination. La fonction de la science, dans cette perspective, est de rendre l’homme puissant et de fait elle remplit bien ses promesses car la connaissance des lois régissant l’univers permet d’intervenir efficacement sur lui pour satisfaire les intérêts humains. « On ne commande bien à la nature qu’en lui obéissant […] La puissance de l’homme est en raison de sa science parce que c’est l’ignorance de la cause qui fait manquer l’effet » disait Bacon. Ce qui est au principe de la curiosité scientifique n’est donc pas une pure curiosité, c’est une volonté de puissance. Savoir pour pouvoir et non pas savoir pour savoir.
   Ainsi pour de nombreux auteurs, la science, dans sa forme moderne, trouverait son origine dans l’émergence d’une nouvelle manière d’être à un moment de l’histoire, manière marquée par une tendance à se détourner de la vie contemplative que le Moyen-Age et l’Antiquité avaient exaltée en la personne du sage ou du saint. L’avénement de la modernité va de pair avec la valorisation de l’attitude pratique de l’artisan, de l’ingénieur, du commerçant, de l’entrepreneur. Ces personnages clé d’un monde bourgeois en plein essor ne vouent pas un culte à la spéculation désintéressée. Ils veulent « une science active » comme l’appelait Bacon, ou comme le disait Descartes, une science propre à « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Cette dimension utilitaire de l’effort de connaissance est soulignée par de nombreux auteurs : «  Science d’où prévision, prévision d’où action » disait Auguste Comte et Claude Bernard précisait que le but de l’expérimentateur est atteint lorsque saisissant le rapport d’un fait avec un autre fait, « il a par sa science étendu sa puissance sur un phénomène naturel ». Pour valider cette analyse, on peut encore citer Durkheim, le grand sociologue français : « Mes recherches ne vaudraient pas une heure de peine si elles ne devaient avoir d’intérêt que spéculatif ».
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IV)              Dépassement.
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         Requêtes affectives, appétit de pouvoir, souci de satisfaire des intérêts matériels, l’effort de la connaissance est décidément moins angélique qu’on se plaît à le croire.
 Mais, au fond, peut-il jamais l’être si l’on examine ce que signifie connaître ? N’est-ce pas toujours pour l’esprit s’efforcer de s’approprier symboliquement le réel et, quels que soient ses résultats, cette opération ne consiste-t-elle pas à intervenir sur le réel pour lui ôter son caractère chaotique, indifférencié, aveugle, confus et donc pour lui imprimer une forme symptomatique de la force qui la produit ?
   Telle est la grande intuition nietzschéenne. Le réel est un jeu de forces mais il n’y a pas de force « originairement spirituelle ». L’amour de la vérité, le désir spirituel du vrai, du beau, du bien sont des fictions ; ce que nous désignons sous le nom d’« esprit » n’est rien d’autre que l’instrument de quelque chose se manifestant en lui. Ce quelque chose, Nietzsche l’appelle la volonté de puissance.
   «  Peut-être ne comprendra-t-on pas tout de suite ce que j’entends par la « volonté foncière de l’esprit ». Qu’on me permette une explication. Cette chose impérieuse que le vulgaire appelle « l’esprit » veut dominer et se sentir le maître au-dedans de soi et autour de soi ; il a la volonté de ramener la multiplicité à la simplicité, de ligoter, de dompter, de dominer, une volonté vraiment souveraine » Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 230.
   Dans cette célèbre analyse, Nietzsche donne la mesure de son talent de généalogiste. Il interroge la nature des forces au travail dans l’entreprise de la connaissance et il montre que la multiplicité de leurs productions en révèle le caractère multiple, les aspects contradictoires, la fonction vitale. La volonté de puissance est un autre nom de la vie. Elle est une énergie plastique, un Protée qui se métamorphose et métamorphose tout ce dont elle s’empare. Force artiste, elle fait surgir des formes selon les intérêts du moment, le premier de ces intérêts étant sa propre conservation. C’est dire que tout discours est une possibilité de vie avant d’être un discours désintéressé. « La mesure du besoin de connaître dépend de la mesure de la croissance dans la volonté de puissance de l’espèce ; une espèce s’empare d’une quantité de réalité pour se rendre maître de celle-ci, pour la prendre à son service » Nietzsche, La volonté de puissance, § 270. Trad. Henri Albert.
   Or s’il y a quelque chose de déstabilisant pour une force en mal de sa propre expansion, c’est bien d’être mise en échec par d’autres forces. Il faut donc réduire tout ce qui menace, ce qui incarne un danger. D’où l’obstination à ramener le complexe au simple, le multiple à l’un, le contradictoire au logique, le désordre à l’ordre, l’inconnu au connu. Il s’agit pour l’esprit de s’approprier ce qui lui est étranger, afin de s’y sentir chez lui, bien à l’abri, enfin en sécurité. Concepts, lois, théories, ces falsifications d’un monde chaotique, ne sont pas innocentes. Elles nous sont utiles pour « nous y reconnaître » comme on dit. Mais le coup de force opéré ainsi sur le réel est un mensonge car « Notre monde c’est bien plutôt l’incertain, le changeant, le variable, l’équivoque, un monde dangereux peut-être, certainement plus que le simple, l’immuable, le prévisible, le fixe, tout ce que les philosophies antérieures, héritées des besoins du troupeau et des angoisses du troupeau, ont honoré par-dessus tout » La Volonté de Puissance, t II, 1, IV, §548.
   Mensonge donc que le monde construit par la science et la métaphysique idéaliste. Mensonge utile mais mensonge révélant la faiblesse de la force à l’œuvre en lui. Car prendre des fictions pour des réalités n’est jamais qu’une manière de témoigner de son impuissance à supporter la réalité c’est-à-dire, au fond, l’absence de vérité. Voilà pourquoi le fameux amour de la vérité n’est pas étranger à la propension à rejeter ce que l’on veut ignorer et donc à se duper soi-même et à duper les autres.

   A cette force, finalement réactive, en jeu dans la construction de fictions rassurantes, Nietzsche oppose une autre qualité de force, non plus réactive mais proprement active :

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Conclusion :
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   Au terme de cette analyse, on a compris que les hommes poursuivent le savoir pour de multiples raisons. Mais il s’agit toujours d’exercer une maîtrise sur soi-même et sur le monde, maîtrise que Nietzsche met en rapport avec l’expansion et la conservation de la vie. S’il en est ainsi, la valeur de l’effort consenti se mesure à la qualité de la possibilité de vie qu’il ouvre. De ce point de vue, nul doute qu’une hiérarchie s’impose et il n’est pas sûr que Socrate ne supporte pas mieux la comparaison que Nietzsche…