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Peut-on vouloir le mal?

   Diable.

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 Cf. Textes. [1]

    La volonté est la faculté de se projeter consciemment et librement vers des fins. Elle fait échapper l’homme au déterminisme qui régit les phénomènes naturels et dans la mesure où elle met en jeu la conscience ou la raison, elle implique la discrimination du bien et du mal. Envisager que l’on puisse vouloir le mal revient donc à prétendre que l’on puisse consciemment et librement choisir le mal, or cela ne va pas de soi. Au contraire, l’existence d’une telle volonté nous paraît proprement inintelligible. L’idée qu’un homme puisse être méchant volontairement, que son inhumanité puisse procéder d’un choix nous semble contradictoire. Une telle possibilité est d’ailleurs si ténébreuse pour la conscience humaine qu’on a toujours cherché à imputer la méchanceté, non à une volonté perverse mais à l’action sur une volonté, par nature définie comme inclination au bien,  de quelque chose la dépossédant de son propre pouvoir. Qu’il s’agisse du diable hier ou du déterminisme social ou inconscient aujourd’hui, la tendance lourde est d’exonérer la volonté de la responsabilité du mal et de considérer avec l’intellectualisme moral que « nul n’est méchant volontairement ».

 
   Pourtant le sens commun résiste à la thèse socratique et les déclarations d’irresponsabilité pénale sont reçues avec scepticisme voire avec colère. C’est que chacun ne peut pas nier qu’il a conscience de mal agir lorsqu’il ne fait pas ce qu’il doit. Il se sait coupable même s’il est tenté de prétendre le contraire et personne ne s’indigne du sort qui attend les criminels et les délinquants. Ils seront jugés or on ne pourrait pas leur demander de répondre de leurs actes si on ne leur en imputait pas la responsabilité. Faut-il donc accepter l’idée qu’il y a en l’homme une volonté perverse c’est-à-dire une volonté faisant délibérément le choix du mal, voire se réjouissant de faire le mal en sachant que c’est le mal ?
 
   On voit la difficulté à laquelle on est confronté. D’une part il semble que par nature la volonté ne puisse se déterminer qu’au bien, d’autre part que si l’on devait refuser le principe d’une volonté du mal, on s’absoudrait à bon compte de ses fautes et on exonérerait les méchants de toute responsabilité. Le jugement moral et la punition perdraient toute légitimité et nos institutions les plus solennelles seraient disqualifiées.
 
   La question est de savoir si l’on peut dépasser la difficulté. Comment comprendre que l’homme puisse discerner le bien du mal et néanmoins se déterminer au mal ? Est-ce l’aveu qu’il y a des méchants par nature ou bien la méchanceté n’est-elle que l’expression de l’ignorance ou de l’aliénation ? Mais un méchant par nature ne le serait pas par volonté, conséquemment il ne serait pas imputable car nul n’est responsable d’être ce qu’il est déterminé à être. Pour qu’il y ait sens à parler d’une volonté du mal, il faut présupposer la liberté.  Alors faut-il admettre que la volonté du mal est un possible de la liberté au risque de dévoiler l’essence démoniaque de cette dernière ? Là est la vertigineuse interrogation à laquelle nous convie cette réflexion. Elle exige peut-être de comprendre qu’il y a un mal radical constitutif de l’humaine nature, toute la difficulté étant d’en rendre compte de manière pertinente.
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I)                   L’intellectualisme moral : Nul n’est méchant volontairement.
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   Vouloir consiste à tendre vers une fin or il semble bien que préalablement à toute réflexion ou exercice de la liberté, la nature ait déterminé, sous la forme d’un irrépressible désir, l’essence de cette fin. « Nous sommes tous enflammés du désir d’être heureux », affirmait Cicéron, Des fins des biens et des maux. Et Pascal après St Augustin lui fait écho : « Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté [ne] fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre » Pensées. B 425. L 148.
   L’homme aspire au bonheur et tout ce qu’il fait, il le fait en vue de cette fin qui n’est pas le moyen d’une autre, mais la fin en vue de laquelle toutes les autres ne sont que des moyens. C’est ce qu’explique Aristote dans le livre I de l’Ethique à Nicomaque et ce que Socrate rappelle à Polos dans le Gorgias ou à Ménon dans le dialogue éponyme. La volonté s’étaie sur le désir d’être heureux de telle sorte qu’il faut dire que nous voulons les choses bonnes et non les choses mauvaises. Nous voulons ce qui nous rendra heureux et que nous appelons le bien. Nul ne veut être malheureux, nul ne veut le mal.
   Dans cette première approche il apparaît donc que le « nul n’est méchant volontairement » platonicien signifie : « nul n’est malheureux volontairement », ce que nous admettons sans difficulté. Nous ne doutons pas que le sadique fasse le mal parce qu’il y trouve un plaisir ou que le masochiste s’offre à ses sinistres machinations par goût de jouissances morbides, en revanche l’équivalence entre « être méchant » et « être malheureux » ne nous saute pas aux yeux. Si nous n’avons pas de peine à reconnaître qu’un homme puisse édifier son bonheur au prix d’actes moralement condamnables, nous comprenons bien moins qu’il faille le dire malheureux sous prétexte qu’il fait le mal.
   Tout l’enjeu du paradoxe socratique est pourtant de fonder cette équivalence. Il s’agit de ne pas se laisser piéger par les apparences et de repérer dans la volonté du mal non point une volonté positive, assumée du mal mais une manière erronée et aliénée de vouloir. Le méchant est un malheureux parce qu’il est victime de son ignorance et de sa servitude. Nul ne peut, en effet, être heureux d’être ignorant et esclave. Le méchant est à plaindre non à accabler. Il mérite notre compassion et doit être éclairé pour se guérir d’une injustice témoignant, non pas qu’il veut le mal mais qu’il ne sait pas viser correctement le bien ou le bonheur qu’il veut.
   Que faut-il donc entendre par là ?
 
   Que c’est une chose de vouloir le bien ou le bonheur, c’en est une autre de savoir en quoi il consiste. Selon la théorie intellectualiste, si l’homme avait la connaissance des vraies valeurs, s’il voyait clair en ses actions, sa conduite serait infailliblement droite car l’intelligence du bien incline naturellement la volonté dans la bonne direction. Nul ne peut se représenter clairement ce qu’est le bien et se déterminer au mal. Si donc, on fait le mal, c’est qu’on ne discerne pas correctement le bien, on se trompe en prenant un mal pour un bien. Au fond, on est victime d’une illusion.
   Par exemple, les nazis, les communistes voulaient-ils le mal qu’ils ont fait ou bien, en s’adonnant aux crimes de masse que l’on sait, croyaient-ils travailler au bien de l’humanité ? Car, à s’en tenir aux discours des uns et des autres, il apparaît qu’ils n’invitaient pas leurs adeptes à faire l’œuvre du diable mais au contraire à promouvoir ce qu’ils considéraient comme un idéal : le triomphe glorieux de l’aryanité pour les nazis, l’accomplissement des fins humaines de l’histoire pour les communistes. Il s’ensuit que si les uns se sont sentis tenus de dératiser la planète (Hitler) et les autres de « nettoyer la terre russe de ses insectes nuisibles » (Lénine) c’est parce qu’ils étaient persuadés que les juifs ou les bourgeois incarnaient un mal qu’il fallait éradiquer. Si donc il est vrai qu’ils oeuvraient à ce qu’ils croyaient être un bien, il ne faut pas  imputer l’horreur totalitaire à une  volonté délibérée du mal de la part des artisans de chacun des systèmes mais à une terrifiante méprise sur le sens du bien commun. Ce qui serait en cause ne serait pas la méchanceté avérée mais l’aveuglement idéologique, c’est-à-dire au fond l’ignorance. Les uns et les autres témoigneraient de la malédiction du doxique, capable de faire prendre l’apparence du bien pour le bien véritable. Ils seraient des exemples récents du tyran décrit par Platon qui ne veut pas le mal qu’il fait mais le bien qu’il projette.
 
   De fait, si l’on identifie une fin comme un bien, on est enclin à justifier les moyens permettant de l’atteindre. Ce n’était pas le mal qu’ils infligeaient aux juifs, aux koulaks, aux bourgeois que les grands criminels de l’histoire récente voulaient. L’assassinat, le goulag, les camps d’extermination n’étaient que des moyens. Ce qui était voulu c’était la fin, et la fin justifie les moyens. C’est même ce que d’aucuns appelaient la morale révolutionnaire. « Le jugement moral est conditionné, avec le jugement politique, par les nécessités intérieures de la lutte » affirmait Trotski dans Leur morale et la nôtre. 1938. Il s’ensuit que s’il faut mettre le monde à feu et à sang pour la juste cause, ce n’est pas un crime, c’est bonne œuvre et si l’on réussit personne ne songera à vous reprocher la nature des moyens employés. « Nous entrerons dans l’histoire soit comme les plus grands hommes d’Etat de tous les temps, soit comme les plus grands criminels » avait prophétisé Goebbels en 1943.
   Cette littérature, à laquelle doivent faire écho, aujourd’hui, les harangues appelant à l’élimination de l’Occident-Satan devrait nous faire réfléchir car, à première vue, elle donne plus la mesure des errements de l’intelligence sous l’influence de ce qui peut l’obscurcir que d’une volonté délibérée du mal. Platon ici est toujours pertinent : «  Les hommes veulent-ils ce que chaque fois ils font ? Ou bien veulent-ils la chose en vue de laquelle ils font ce qu’ils font ? Par exemple, quand, par ordonnance du médecin, on boit un remède, à ton avis, veut-on ce que précisément on fait : boire le remède et en ressentir un désagrément ? Ou bien veut-on ce en vue de quoi on le boit : se bien porter ? […] Ainsi donc, égorger quelqu’un, non plus que le bannir de la cité, non plus que le dépouiller de sa fortune, ce n’est pas cela que nous voulons, comme cela tout simplement ; mais nous le voulons faire dans le cas où cela nous est utile, tandis que, dans le cas où cela nous est dommageable, nous ne le voulons pas » Gorgias, 468c. Bref, le tyran ne fait pas le  mal par goût du mal mais par amour du bien.
  D’où la question incontournable : comment peut-il se tromper d’une manière aussi dramatique pour lui et les autres sur les moyens propres à promouvoir le bien. Qu’est-ce donc qui est au principe de son rapport imaginaire au bien ou au bonheur ?
 
   Platon répond : sa servitude. Le tyran se croit libre et heureux, il est en réalité esclave et malheureux. Son intelligence s’exerçant sous l’empire des passions, il confond le bonheur avec le plaisir immédiat, le bien avec l’agréable ou l’utile. Ainsi, il fait avec Calliclès, l’éloge de l’intempérance, de l’injustice, de la violence comme principe de la vertu et du bonheur. Or il est erroné de croire que l’illimitation des désirs, les torts faits à autrui, la licence font le bien d’une vie. Le tyran ne connaît pas la plénitude du désir limité mais comblé, il souffre les affres d’une soif de plaisirs insatiable ; il se croit libre alors qu’il est l’esclave de ses appétits. Il est privé des douceurs de l’amitié car celle-ci n’est possible qu’entre gens de bien, il doit se méfier de tous, récoltant la haine et la peur qu’il sème. Il a l’existence misérable de celui qui n’a pas compris qu’en nuisant aux autres, il se nuit à lui-même. Il est aussi sourd à cette vérité de bon sens que l’homme habité par un puissant désir de vengeance. A quoi bon lui dire que le plaisir de satisfaire son désir signifiera pour lui le malheur de la prison ou les tracasseries des planques ou peut-être les affres du remords ? Il n’a pas la liberté d’être lucide. Sa haine l’aveugle et il n’y a pas d’autre bien pour lui, tant qu’il est sous la domination de cet affect, que se venger. Voilà ce qui le rendra heureux. Il comprendra un jour qu’il se trompait. Mais ce sera trop tard. Misère de la servitude. Le tyran se croit puissant, il est en réalité la figure de l’impuissance. Il croit travailler à son bonheur et à celui de son peuple, en réalité il fait le malheur de tous et prépare une chute qui sera à la mesure de ses forfaits. S’il échappe aux rigueurs de la justice des hommes, il lui faudra se cacher et peut-être prendre conscience, dans un monde qui sera un jour remis à l’endroit, du crime auquel il a concouru.
 
   Au terme de cette première analyse, il faut donc innocenter le méchant d’une volonté maligne. Il fait le mal, involontairement, par erreur, parce qu’il n’a pas la liberté de comprendre ce qu’est le bien. Si son intelligence n’était pas mise en échec par quelque chose qui l’aliène, il ferait le bien qu’il veut et il serait heureux, ainsi que le pensent encore aujourd’hui nos contemporains, lorsque dans les salles d’audience, les avocats incriminent le déterminisme social ou inconscient pour rendre intelligibles les horreurs qu’on juge. S’il est un violeur d’enfants, un criminel de grands chemins, ce n’est pas qu’il veut le mal qu’il fait, c’est qu’il répète, à son insu, de manière compulsive un mal dont il fut dans sa petite enfance victime, c’est que la misère de ses conditions de vie, son absence d’éducation, ses mauvaises fréquentations l’ont déterminé à agir ainsi. Il ne veut pas le mal, il veut mal le bien qu’il escompte des maux qu’il perpétue.
   Au fond cette interprétation a l’immense avantage d’être rassurante. La raison, la volonté sont disculpées. Elles peuvent être asservies mais dans leur nature elles sont ordonnées au bien. Le mal fait irruption dans le monde par la passivité de ce qui fait l’humanité de l’homme. Que la raison et la volonté se ressaisissent et le problème sera réglé. La solution est dans la science et l’exercice de la liberté. Généreuse foi dans l’humaine nature ! Ici l’optimisme grec est peut-être moins profond que le pessimisme chrétien. Car, à bien observer les hommes, ne faut-il pas parfois avouer comme Médée qui s’apprête à tuer ses enfants : « Je vois le meilleur et je l’approuve, et je fais le pire » (Ovide. Métamorphoses, VII, 20-21), ou comme St Augustin qu’il y a une délectation de la transgression, une véritable jouissance du mal ?
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II)                La méchanceté est volontaire.
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a)      La négligence est faute volontaire.
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      Dans le monde grec déjà, la thèse platonicienne rencontre les objections d’Aristote. Qu’on puisse faire le mal par ignorance et servitude soit, mais ne dépend-il  pas d’un agent humain de n’être ni l’un ni l’autre ? On attend, en effet, d’un homme qu’il fasse usage des dispositions de sa nature et le tribunal ne disculpe pas celui qui s’est cru autorisé à faire preuve d’inconscience. Car c’est la tâche de l’animal raisonnable d’exercer ses facultés en chaque occurrence de la vie afin de se déterminer comme il convient, au moment voulu, dans tel contexte, avec telles personnes, à une action qu’il commet avec le concours de sa conscience et de sa volonté. Le volontaire est tout ce que l’homme fait sans qu’il y soit contraint et avec la connaissance des circonstances dans lesquelles s’insère l’acte. Autant dire qu’il renvoie à l’ensemble de la conduite humaine dans la mesure où nul ne peut prétendre que celle-ci est déterminée comme l’est le mouvement de la pierre dévalant la colline ou de la fumée s’élevant dans les airs ou qu’il n’a pas conscience de ce qu’il fait. Par exemple, personne ne contraint l’ivrogne à boire et c’est bien de son plein gré qu’il achète ses bouteilles, les cache au regard de sa femme et les vide jusqu’à être submergé par l’ivresse. Il est alors dans la situation de commettre des actes violents, illicites. Il a en effet perdu la capacité de contrôler sa conduite mais ce qu’il fait alors dans l’ignorance (inconsciemment), on ne peut pas dire qu’il le fait par ignorance. Car il savait au moment où il a commencé à boire que les effets de la boisson immodérée enivrent et privent un sujet de ses capacités de conscience et de liberté.
 
   On peut donc dire : « La maxime suivant laquelle Nul n’est volontairement pervers ; est, semble-t-il, partiellement vraie et partiellement fausse » Ethique à Nicomaque, LIII, §VII, 1113b-1114a.
 
   Elle est partiellement vraie dans la mesure où il est exact de dire qu’un homme sous l’empire des passions n’est plus maître de lui ni lucide. Mais elle est partiellement fausse au sens où l’aveuglement et la servitude qui l’engendre sont imputables à la volonté. Car la capacité de discerner avec rectitude le bien du mal (la sagesse: vertu de l’intellect) est liée aux vertus morales ou vertus du caractère (le courage, la maîtrise de soi, la tempérance), or celles-ci ne s’acquièrent pas par la connaissance ni ne sont tributaires d’une disposition naturelle. On ne naît pas courageux ou tempérant, on le devient en s’appliquant à l’être. Sans doute les vertus du caractère mettent-elles en jeu une capacité qui est celle d’un être non rigoureusement déterminé dans ses actions, mais la disposition morale est, sous sa forme naturelle, indéterminée. Seul l’exercice qu’on en fera la déterminera dans le sens du vice ou dans celui de la vertu. C’est lui qui confère la puissance morale, à l’inverse d’une capacité comme celle de voir qui est une capacité naturelle. Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir, en revanche on ne devient tempérant, juste, courageux qu’en faisant l’effort de l’être. Et comme une hirondelle ne fait pas le printemps, précise Aristote, ce n’est pas l’effort d’un jour qui fait d’un homme, un être tempérant et capable de voir clair. Il y faut un effort répété. Les vertus du caractère sont des habitudes. Ainsi la capacité morale s’actualisera sous la forme de la vertu ou sous celle du vice selon ses habitudes de vie. Un exercice selon la justice ou la tempérance actualise la puissance sous forme vertueuse, l’exercice contraire l’actualise sous forme vicieuse. Et Aristote souligne que cela est lourd de conséquences car l’habitude vicieuse creuse, installe le vice tandis que l’habitude vertueuse consolide la vertu, rendant son exercice quasi naturel et agréable.
   D’où l’importance des lois sous laquelle les hommes vivent et de l’éducation dans le profil de leur existence. Ce sont elles qui décident de la bonté de leur volonté car c’est l’habitude de faire des actes vertueux qui rend vertueux.
 
   Le méchant n’est donc pas irresponsable de sa méchanceté. Elle est imputable à sa négligence et à sa faiblesse, l’une et l’autre étant des fautes condamnables car nul homme « est fait de telle sorte qu’il est incapable de toute application » mais « en menant une existence relâchée, les hommes sont personnellement responsables d’être devenus eux-mêmes relâchés, ou d’être devenus injustes ou intempérants, dans le premier cas en agissant avec perfidie et dans le second en passant leur vie à boire ou à commettre des excès analogues ; en effet c’est par l’exercice des actions particulières qu’ils acquièrent un caractère du même genre qu’elles » Ethique à Nicomaque, LIII, §VII, 1113b-1114a.
 
   Reste que si le méchant ou le vertueux est sa propre œuvre, vient un moment où les habitudes sont si ancrées qu’il est difficile de ne pas être ce que l’on est devenu. Tout se passe comme si un pli avait été pris, conférant la rigidité d’une nature mal disposée à ce qui est l’effet, difficilement modifiable, d’une volonté relâchée. « Si vous avez lâché une pierre, vous n’êtes plus capable de la rattraper, mais pourtant il dépendait de vous de la jeter et de la lancer, car le principe de votre acte était en vous. Ainsi en est-il pour l’homme juste ou intempérant : au début, il leur était possible de ne pas devenir tels, et c’est ce qui fait qu’ils le sont volontairement ; et maintenant qu’ils le sont devenus, il ne leur est plus possible de ne pas l’être » Ibid.  
 
   Par cette analyse Aristote reconnaît que la faute est indirectement volontaire puisqu’il dépend de l’agent moral de ne pas se rendre coupable de faiblesse morale mais au fond, pas plus que Platon, il n’admet le principe d’une volonté délibérée du mal. L’ivrogne, l’intempérant se sont mis en situation de ne plus pouvoir exercer correctement leur volonté et leur intelligence mais ni l’une ni l’autre ne sont soupçonnées d’être l’agent du mal. Elles en sont complices par défaut, elles ne sont pas dans leur être irrépressiblement tentées par lui.
 
   Et c’est bien ce qui fait difficulté. Car que le méchant fasse preuve de faiblesse morale, nul doute, mais qu’est-ce qui rend possible cette dernière ? Relâchement, dit Aristote. Ne peut-on pas objecter qu’il pointe moins la réponse à la question que l’énigme qu’il faudrait sonder. Car d’où vient la tendance si communément partagée à se laisser aller ? Ne serait-ce pas qu’il y a dans l’humaine nature une inclination au mal à laquelle la volonté s’abandonne volontairement et parfois avec délectation ?
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b)      L’ivresse de la liberté ou la tentation de la toute puissance.
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    Tout se passe comme s’il y avait une face sombre de la nature humaine interdisant de penser la volonté comme un pouvoir naturellement ordonné au bien dès lors qu’il s’exerce. L’ouverture au mal semble, au contraire, constitutive d’une volonté libre car ce qui la séduit en lui, c’est l’absolu de son propre pouvoir.  Elle jouit de dévier de ce qu’elle voit clairement être le bien, parce qu’en faisant le choix du mal, elle se prouve à elle-même. Elle n’est pas captive d’une puissance extérieure comme si un diable s’amusait à la tenter, elle s’éprouve au contraire souverainement libre et s’enivre d’une puissance qu’elle dispute aux dieux. Même un intellectualiste comme Descartes pointe ce pouvoir de la volonté de se détourner de ce que l’intellect lui montre être le bien pour se prouver sa propre puissance : « il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre », «  Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité à se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur » écrit-il au Père Mesland le 9.02.1645.
 
 Ainsi abolir la différence entre le bien et le mal, s’instituer mesure de l’un ou de l’autre est la grande tentation de ceux en qui se déchaîne la volonté de puissance. La souveraineté humaine ne reconnaît plus alors de limite et revendique le droit de décider de ce qui est bien ou de ce qui est mal, fût-ce en se retournant contre elle-même. Car se soumettre à l’injonction de la  loi morale qu’elle rend possible serait, pour l’orgueilleux souverain, une sorte de déni de son caractère absolu. Dostoïevski l’annonçait « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » et Nietzsche prophétisait dans les années 1880, que le nihilisme serait la vérité des deux siècles à venir. Toutes les valeurs transcendantes : le bien, le vrai, le beau, le juste seraient emportées par la « mort de Dieu ». « Que signifie le nihilisme ? écrit-il dans Volonté de puissance. Que les valeurs supérieures se déprécient ». La liberté absolue, la liberté sans autre loi que celle qu’elle définit se décline comme liberté nihiliste. Et de fait, le vingtième siècle a donné la mesure de la rage destructrice du « tout est permis ». Une telle liberté s’accomplit dans la terreur et la mort. En témoignent le héros des Possédés de Dostoïevski, Kirilov, se proclamant Dieu et déclarant : « J’ai le devoir de me brûler la cervelle parce que le point le plus absolu de ma volonté est de me tuer moi-même » ou l’anarchiste russe Netchaïev (1847.1882) qui, dans son Catéchisme du révolutionnaire,(1862), écrit : « Au fond de lui-même, non seulement en paroles mais en pratique, il (le révolutionnaire) a rompu tout lien avec l’ordre public et avec le monde civilisé, avec toute loi, toute convention et condition acceptée, ainsi qu’avec toute moralité. En ce qui concerne le monde civilisé, il en est un ennemi implacable, et s’il continue à y vivre, ce n’est qu’afin de le détruire plus complètement ».
 
 Faut-il donc admettre que « la liberté est un principe éthique d’essence démoniaque » selon la formule de Cioran dans Double visage de la liberté ? Car qu’elle implique « la double possibilité de nous sauver ou de nous perdre », il faut en convenir, mais comment comprendre qu’elle fasse le choix de se perdre plutôt que de se sauver ? Telle est la nouvelle question qu’il est impossible d’esquiver et que la force du christianisme est d’avoir affrontée. L’attention portée aux profondeurs de l’intériorité subjective explorée sans complaisance sous le regard de Dieu, l’a conduit à rompre avec l’optimisme grec et à soupçonner l’humaine nature d’être plus obscure et plus redoutable qu’on ne l’avait soupçonnée jusque là. Car si la liberté humaine advient dans le monde sous la forme de la négation de la loi morale, la volonté doit être définie comme volonté du mal et c’est précisément ce que les chrétiens appellent le péché. D’où vient que nous soyons pécheurs ?
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c)      La séduction du mal ou le péché.
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   Nul doute pour celui qui s’efforce à la sainteté que nous le soyons. Les Confessions de St Augustin ne laissent aucune illusion sur ce point. Mais même si on met la barre moins haut, chacun sait bien qu’il ne peut prétendre à la pureté morale. Pourquoi Rousseau accuse-t-il l’innocente Marion du vol du ruban de Madame de Vercellis, pourquoi Augustin et ses petits vauriens de camarades dérobent-ils des poires tout juste bonnes à jeter aux porcs ? « Même si nous y avons goûté, l’important pour nous, c’était le plaisir que pouvait procurer un acte interdit. Voilà mon cœur, ô Dieu, voilà mon cœur que tu as pris en pitié au fond de l’abîme. Qu’il te dise maintenant, mon cœur que voilà, ce qu’il y cherchait ; pratiquer une malice gratuite, sans autres mobiles à ma malice que la malice même » Les Confessions. L I, IV, 9.
   Le fruit le plus savoureux est le fruit interdit, c’est un fait. Comment le comprendre ? S’agit-il de dire que c’est l’interdit qui suscite le désir de transgression et que si l’homme n’était pas frustré dans ses désirs, il serait heureux et bon ? Ou bien faut-il consentir à l’idée qu’il y a une malignité du désir humain et que c’est précisément cette malignité qui rend nécessaire la définition d’interdits ? Ainsi est-il emblématique que, dans le mythe biblique, le premier acte de la liberté humaine soit de désobéir à la Loi divine, de s’en détourner et d’affirmer sa nature transgressive. C’est cela le péché et particulièrement le péché originel. Notre condition native est celle d’un pécheur, d’une volonté qui se détourne de la Loi qui l’accomplit pour embrasser celle qui la pervertit. Le mal moral vient bien de nous, Dieu est innocent mais la volonté du mal a la dimension ténébreuse d’une volonté en lutte avec elle-même, séduite par ce qu’elle ne veut pas et auquel pourtant elle s’abandonne volontairement.
 
 Dans une belle méditation sur le concept de péché originel, Paul Ricœur dit qu’on a affaire avec ce thème à « un faux savoir » qui doit être déconstruit comme conception d’une culpabilité héritée par la faute d’un autre, la faute adamique, mais d’un « vrai symbole de quelque chose qu’il est seul à pouvoir transmettre. Le péché originel : étude de signification dans Le Conflit des interprétations.1969.
 
 Ce quelque chose est le mystère d’un mal qui est de volonté, mais d’une volonté à laquelle il faut incorporer du passif, de l’involontaire l’affectant et la faisant échapper à elle-même. 
 
 La lecture de St Paul peut ici être éclairante. Il parle du péché comme si c’était un être habitant l’homme et le rendait pécheur. « La loi, nous le savons est spirituelle ; mais moi je suis charnel, vendu au péché. Je ne comprends pas ce que je fais ; je ne fais pas ce que je veux, je fais ce que je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais par là que la loi est bonne. Mais en ce cas, ce n’est plus moi qui agis, c’est le péché qui habite en moi. Ce qui est bon, je le sais bien n’habite pas en moi, je veux dire dans ma chair. J’ai bien la volonté mais pas le pouvoir d’accomplir le bien. Ce que je voudrais, je ne le fais pas, et je commets le mal que je ne veux pas. Si donc je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui agis, c’est le péché qui habite en moi. Je trouve donc en moi cette loi : quand je veux faire le bien, le mal est à mes côtés. L’homme intérieur en moi se complaît dans la loi divine ; mais dans mes membres, je vois une autre loi lutter contre la loi de ma raison, et me rendre captif de la loi du péché qui réside dans mes membres ». Epître aux Romains 7, 13>23.
 
   Texte saisissant pointant le tragique de la condition humaine. Celle-ci est marquée par la peccabilité aussi naturellement qu’elle est exposée à la maladie. Cette peccabilité est la distance séparant le vouloir du pouvoir. Nous sommes pécheurs parce que nous n’avons pas la perfection de l’être divin, pur Esprit, non alourdi du poids de la matière, de la chair c’est-à-dire des diverses concupiscences, (celle de la volupté, du pouvoir, des richesses) oeuvrant dans la nature humaine. Nous sommes bien libres d’accepter le commandement ou de le refuser ; nous avons assez de lucidité pour reconnaître la bonté de la Loi et vouloir le bien mais nous n’avons pas la force de l’accomplir car le péché impose sa loi et nous fait pencher vers le mal. Tout se passe comme s’il y avait une tension intérieure à la volonté. Déchirée entre des postulations différentes, elle est en lutte avec elle-même et aussi sûrement qu’elle trouve en elle la Loi de Dieu, elle éprouve la séduction du mal. Il y a une connaturalité de l’humaine nature et du mal et c’est cela qui facilite l’emprise du péché. Le péché personnifié, autrement dit le diable, est en l’homme, il est l’homme sous les espèces de ce qui en lui met en échec la loi qui le rendrait humain. Le malin n’est pas un autre que nous, il est nous, celui qui défie la loi spirituelle que nous connaissons mais que nous n’avons pas toujours la force de préférer à celle qui nous promet des jouissances moins éthérées.
 
   Il s’ensuit que, pour St Paul, seule une nature rénovée par la grâce peut arracher la nature humaine à l’emprise du péché pour la placer sous l’emprise de l’Esprit. « La loi de l’Esprit de vie t’a affranchi dans le Christ Jésus, de la loi du péché et de la mort. Ce qui était impossible à la loi, que la chair rendait impuissante, Dieu l’a fait. En envoyant, à cause du péché, son propre Fils dans une chair semblable à celle du péché, il a condamné le péché dans la chair, afin que la justice prescrite par la loi fût accomplie en nous, qui ne vivons pas selon la chair mais selon l’esprit  » Epître aux Romains, 8, 2>4.
   Ainsi contre Pélage, affirmant que nous sommes libres de nous exempter du péché, St Augustin soutient que nul ne fait spontanément le bien car la volonté humaine est une volonté perverse, une volonté sous l’emprise du péché. D’où la nécessité de distinguer le libre arbitre qui implique la liberté de faire le mal, par où le méchant est entièrement responsable et la vraie liberté désignant l’état de celui qui est libéré par la grâce de Dieu.
 

   Au terme de ces deux premières analyses, il apparaît que la question de la méchanceté engage une conception de la nature humaine (une anthropologie). Qui sommes-nous ? Une âme rationnelle articulée à une âme irrationnelle comme le veut l’anthropologie grecque qui ne peut donc penser une volonté délibérée du mal ? Par nature, en effet, la raison et la volonté sont orientées vers le bien et la partie irrationnelle est docile à la partie rationnelle pourvu que celle-ci accomplisse ce pour quoi elle est faite. Le salut est à la portée des hommes, c’est même leur tâche parce que la fonction de chaque élément du cosmos est d’accomplir la loi naturelle. Optimisme grec que ruine le pessimisme chrétien. Non la volonté n’est pas ordonnée par nature au bien parce que la nature humaine est déchue, corrompue. La volonté n’est pas dépossédée de son propre pouvoir par une irrationalité qui lui serait extérieure. Celle-ci lui est intérieure. La lutte de la chair et de l’Esprit est interne à la volonté et la détourne de la loi morale qu’elle veut aussi. Misérable volonté condamnée à toujours chuter sans le don de la grâce.

 Les Grecs ne conçoivent pas l’idée d’une nature mauvaise mais ils nous semblent trop confiants dans la perfection cosmique,  les Chrétiens n’ont plus cette illusion mais il est difficile d’admettre la réalité d’une impuissance morale constitutive de l’homme sans le secours de Dieu.

  La question est donc de savoir, en dernière analyse, s’il n’est pas possible de consentir à la radicalité du mal sans remettre en cause la belle confiance grecque en la possibilité humaine, rien qu’humaine, d’accomplir son humanité.
 
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 III)             Dépassement : la thèse kantienne : Le mal est radical mais la volonté n’est pas démoniaque.
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   On peut dire que l’analyse kantienne permet l’articulation du règne de la nature (la Grèce) et de celui de la grâce (le christianisme) en faisant de l’un et l’autre une possibilité de l’humaine nature. Celle-ci est duelle, ce qui suffit à établir :
  • D’une part que le choix du mal est bien affaire de volonté. L’homme est entièrement responsable.
  • D’autre part que l’homme ou certains hommes ne sont  pas par nature mauvais même s’il faut reconnaître l’existence d’un penchant au mal.
   L’homme n’est mauvais ni dans ce qui le définit comme un être naturel à part entière : la sensibilité ; ni dans ce qui l’arrache à l’ordre exclusivement naturel et rend possible la morale et le droit à savoir la raison pratique et la liberté qu’elle postule.
 
   A l’instar de l’animal, l’homme est mû par des appétits, des pulsions, des inclinations naturelles. Mais la sensibilité en tant que telle est innocente. Elle est extérieure au champ de la moralité car ne peut s’exposer au jugement moral qu’une conduite mettant en jeu la liberté d’un arbitre, c’est-à-dire la capacité de se rendre indépendant des inclinations naturelles et d’y consentir ou non par l’initiative d’une volonté. Il s’ensuit que « pour donner un fondement du mal moral dans l’homme, la sensibilité contient trop peu ; car, en ôtant les motifs qui peuvent naître de la liberté, elle rend l’homme purement animal » Kant. La religion dans les limites de la simple raison, I, 3. 1793.
 
 Or l’homme n’est pas un animal. Il n’est pas déterminé par la loi naturelle comme le lion ou la gazelle. Non rigoureusement soumis au déterminisme de la nature, il a la possibilité de se déterminer par la représentation de lois. Il agit pour des motifs et c’est en tant que tel qu’on peut lui imputer la responsabilité de ses actes, fussent-ils les plus noirs. Le fondement du mal moral se trouve dans l’aptitude proprement métaphysique à se donner la loi de sa conduite, quelle que soit cette loi. La nature ou sensibilité n’est pas responsable, seule une liberté c’est-à-dire une raison pratique peut l’être.
 
   Est-ce à dire que cette raison pratique ou volonté soit par nature volonté du mal ? Non, répond Kant. En sa qualité de nature raisonnable, l’homme a une disposition morale, il se représente nécessairement la loi morale et celle-ci l’oblige. La loi morale « s’impose à lui, […] d’une manière irrésistible en vertu de la disposition morale ; et si nul autre motif n’agissait en sens contraire, il l’accueillerait aussi dans sa maxime suprême, comme raison suffisante de son arbitre, c’est-à-dire qu’il serait bon moralement » Ibid.
   Il s’ensuit qu’ : « une raison qui libère de la loi morale, maligne en quelque sorte (une volonté absolument mauvaise) contient trop au contraire, parce que par là l’opposition à la loi serait même élevée au rang de motif et le sujet deviendrait ainsi un être diabolique » Ibid.
 
   Or l’homme n’est pas un être diabolique. L’idée qu’il existe des monstres par nature, des êtres habités par le diable comme on aimerait bien le penser pour des personnages comme Gilles de Rais (maréchal de France, condamné en 1440 pour meurtres, viols, tortures d’environ 140 enfants au cours d’orgies démoniaques dont s’inspirera Sade dans Les cent vingt journées de Sodome) ou les grands criminels nazis ou staliniens, est rassurante mais elle est fausse. Eichmann, lieutenant-colonel SS, « spécialiste de la question juive » était, comme l’a montré Hannah Arendt, un homme ordinaire. Il a organisé la déportation criminelle de millions de juifs alors même qu’il n’avait pas de haine antisémite, ni d’adhésion enthousiaste à l’idéologie nazie.
 
   Alors comment comprendre qu’un être qui n’est ni un animal, ni un Satan puisse se rendre coupable de méchanceté ? Aliénation mentale exceptée, la réponse kantienne est la suivante. Si la raison est le pouvoir de déterminer la volonté par la loi morale, cela n’est possible qu’en se rendant indépendant des inclinations naturelles et en particulier de celle de l’amour de soi qui pousse chaque être à tendre à la satisfaction de ses désirs ou de ses intérêts. Le problème moral se joue au carrefour de deux motifs en concurrence, le motif purement moral et le mobile sensible, or l’expérience montre  que l’homme a tendance à privilégier dans la maxime (le principe subjectif de son vouloir) de son action, les exigences de l’amour de soi à celles de la moralité. C’est cela que Kant appelle : « le  penchant au mal ». L’homme est, de fait, enclin à préférer ce qui le rendrait heureux à ce qui le rendrait moral. Aussi lorsqu’il y a un conflit entre les deux aspirations, aussi naturelles l’une que l’autre, il est porté à sacrifier la loi morale à l’accomplissement de son désir. Il renverse la hiérarchie de droit entre la jouissance de la vie et la moralité, entre sa dimension sensible et sa dimension intelligible ou, pour parler le langage de St Paul, il consacre la victoire de l’homme sous l’emprise de la chair en consentant à la défaite de l’homme selon l’esprit ou la liberté.

   Qu’il y ait dans l’observation de ce fait, une irrationalité relativement opaque à l’entendement, nul doute, mais telle est la condition humaine. Les prétentions de l’amour de soi s’insurgent contre ce qui nous rendrait estimables et triomphent souvent de l’autonomie rationnelle. Nous sommes responsables de leur céder et donc entièrement coupables mais ce n’est pas en vertu d’une méchanceté native, c’est en vertu d’un mauvais usage de notre liberté. 

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   Reprenons l’exemple d’Eichmann. Qu’est-ce qui le conduit à être un acteur important d’un crime contre l’humanité ? Il est possible que le désir d’une promotion sociale ait  joué un rôle important dans les hasards le conduisant à adhérer au parti nazi. Il est socialement « le fils déclassé d’une solide famille bourgeoise ». Médiocre à l’école, médiocre dans ses emplois antérieurs, l’embrigadement nazi n’a peut-être été pour lui que l’occasion de mener une existence moins misérable. Dans un autre contexte historique, qui sait? il aurait pu être un humanitaire zélé. Cette remarque ne l’innocente pas. « La banalité du mal » (Arendt) n’est pas méconnaissance de sa monstruosité possible et de la nécessité morale de le condamner. C’est seulement l’aveu que le mal est une possibilité de l’humaine nature, aussi humaine que la possibilité inverse. Et le choix de l’une ou de l’autre dépend sans doute moins de la grâce divine que d’une rigoureuse éducation morale et du développement en chacun de l’aptitude à penser afin de se représenter correctement son devoir.

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Conclusion :
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   La question était de savoir si l’on peut vouloir le mal. Au terme de cette réflexion, il semble que si mal signifie malheur, il faille dire avec Socrate ou Platon que « nul n’est malheureux volontairement ». Tous les hommes veulent être heureux et s’ils font le mal, c’est souvent moins par volonté délibérée du mal que par aveuglement sur ce qui les rendrait bons et heureux. En ce sens l’intellectualisme moral est incontournable.
   Cependant nul ne pouvant être exempté de la responsabilité de penser et de se gouverner, l’aveuglement peut être imputé indirectement à la volonté comme l’établit Aristote et surtout, il faut avec Kant et le christianisme, disjoindre la loi naturelle et la loi morale. Contrairement à ce qu’affirme Socrate, il est possible d’être heureux en étant méchant et c’est même parce qu’ils font du bonheur leur souverain bien, que les hommes sont conduits à être méchants. Car « la jouissance de la vie est une chose, la moralité en est une autre » (Kant) et c’est la propension de la volonté à faire de la moralité un bien subordonné aux satisfactions de l’amour de soi qui la constitue comme volonté perverse. La perversion de la volonté ne signifie pas qu’elle est une volonté maligne mais qu’elle a un penchant à sacrifier l’exigence morale aux requêtes de la sensibilité. Penchant ni diabolique, ni irrépressible, simplement humain, trop humain. C’est peut-être cela la banalité du mal. La marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, les libertins de Laclos visent la jouissance que leur donnera la défaite de la vertueuse Présidente de Tourvel. Ils sont méchants pour tromper leur ennui et satisfaire leur orgueil ; Stangl le directeur du camp de Treblinka veut vivre heureux avec la femme et les enfants qu’il aime tendrement et la peur des risques encourus s’il désobéit le conduit à être l’agent d’horreurs inouïes.
   La volonté a un penchant à subvertir la hiérarchie des motifs par lesquels elle devrait se déterminer si elle était naturellement bonne volonté. En ce sens le mal est inscrit dans la nature humaine, pour le pire mais aussi pour le meilleur car quel mérite moral aurions-nous si nous étions indemnes de tout penchant au mal? Aussi obscur soit-il, il convient donc de voir en lui l’occasion d’éprouver en chacun de nous, notre propre humanité selon que lui résistant nous ferons triompher notre disposition morale ou que lui cédant nous consentirons à nous rendre inférieurs à ce qu’il nous est possible d’être.