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Peut-on légitimer les pratiques de marquage du corps humain?

  Nous venons de penser l’ambiguïté de la condition humaine. Sans doute avez-vous concrètement compris que la philosophie construit des concepts pour rendre intelligible le réel. Comme les concepts scientifiques, les concepts philosophiques sont précis, rigoureux. Ils requièrent un travail d’appropriation. On ne les maîtrise qu’à partir du moment où l’on peut en faire un usage pertinent. La question que je pose est destinée à vous familiariser avec les concepts de pour soi, de négativité, de double existence, de liberté. 

 

  Légitimer c’est justifier moralement, c’est fonder en raison. La question est ici de savoir s’il est moralement possible de justifier des pratiques fort répandues aujourd’hui, celles consistant à tatouer, scarifier la peau du corps humain, à faire des piercings ou bien à introduire à divers endroits du corps des implants variés.

  PB : que peut-on justifier moralement ? Ce qui est l’expression de la liberté de l’homme, ce qui dessine son visage, ce qui lui permet de s’affirmer sous une forme positive. La question se précise donc : le marquage du corps humain est-il la manifestation de la liberté humaine ou l’aveu d’une forme d’aliénation ? Est-il l’expression de l’affirmation de l’homme ou correspond-il à une forme de négation ou de mutilation ?

  

1) Justification morale.

 

  Parce qu’il est esprit, nous apprend Hegel, l’homme n’est pas au monde sur le mode de la chose. Il a le pouvoir de se mettre à distance de lui-même et de se faire exister pour soi. Or se constituer pour soi c’est, pour l’homme « être poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement » (Hegel)

  Il va de soi que  le corps, comme tous les éléments de la nature est une donnée immédiate. Tel qu’il sort des mains de la nature le corps est pour l’esprit une extériorité et une étrangeté. Et le propre de l’esprit est de refuser ce donné dans son extériorité, dans son étrangeté. Il est donc enclin à le transformer, à imprimer sur lui une marque dans laquelle il peut reconnaître sa propre intériorité. L’homme transforme ainsi la nature, il se transforme lui-même parce qu’en tant qu’esprit il nie ce qui commence par incarner une altérité afin de se donner le spectacle de lui-même dans ses œuvres. Le pour soi prend ainsi conscience de lui-même en se donnant une image extérieure de ce qu’il est intérieurement et s’approprie son essence. Il s’accomplit comme négativité c’est-à-dire comme liberté. « La liberté écrit Hegel, est la négation constante de tout ce qui conteste la liberté »

  C’est clair si l’on observe les conduites humaines. L’homme n’est pas un être qui accepte d’être un simple être de la nature. Nos ancêtres les plus lointains pratiquent les arts du maquillage, de la parure, du tatouage, de l’appropriation du corps naturel sous les formes diverses de la circoncision, de l’excision, des scarifications, du bandage des pieds, de la transformation de certaines parties du corps avec l’exemple des femmes girafes ou des lèvres plateaux etc.

  De manière générale, l’homme refuse d’être un simple animal. Il cache certaines parties de son corps, il témoigne qu’il a le sens de la pudeur. Avoir de la pudeur c’est signifier que je me distancie de ce que je suis sur le mode du donné et que je ne reconnais pas mon humanité dans l’exhibition de certaines parties de mon corps, dans certaines de ses manifestations etc. L’homme se révèle bien par là comme un être d’antinature. 

  En soi les pratiques de marquage du corps humain sont donc l’expression de la supériorité  ontologique de l’homme. Elles attestent l’humanité de celui qui ne paraît pouvoir affirmer son essence que par la négation de son être- autre. Par là, il semble qu’elles puissent revendiquer une légitimité de principe. Pourtant, en présence de certains spectacles, il nous arrive d’avoir des doutes. Est-il possible de prétendre que toutes les marques dessinent le visage d’une intériorité spirituelle ? Sont-elles toujours l’expression d’une liberté et d’une pensée et conséquemment peut-on toujours les légitimer ? 

 

 2) Scrupules moraux : le procès des pratiques de marquage du corps humain.

 

  -De nombreuses marques sont des marquages ethniques. Elles traduisent l’appartenance d’un individu à un groupe, à une tribu. Or, l’ethnicité pour l’homme de la société traditionnelle n’est pas un  choix c’est un destin. On est membre de tel groupe par naissance. L’identité ethnique est une identité reçue, ce n’est pas une identité librement consentie. Le marquage du corps (scarifications, circoncision ou autre) ne procède d’aucun consentement préalable, d’aucune opération « d’identification à » par où l’expression d’une liberté serait effective. L’individu n’est pas encore reconnu comme une personne à part entière. Il n’est pas « une transcendance » qui embrasse librement telle ou telle appartenance. Il est réduit à une « facticité ». Il s’ensuit que l’ethnicité, pensée précédemment comme signe de l’humain en tant que refus du naturel est ici négation de l’humanité en tant que celle-ci est conçue comme autonomie. En affirmant le primat de l’enracinement ethnique, elle trahit la liberté comme arrachement à tout ce qui l’englue dans une facticité ou un donné.

  – Certaines marques sont très explicitement des atteintes à la dignité humaine. Pensons au marquage du déporté dans les camps. Il est ravalé au rang du bétail. De nombreuses marques sont le signe de l’infamie. Ex: Le signe de la flétrissure.

 

  -Lorsque les tatouages, les piercings relèvent d’une conduite privée, comme c’est le cas dans nos sociétés qui, à la différence des sociétés traditionnelles (ou sociétés holistes) ont fait émerger l’individu comme sujet de droit, le marquage est lui aussi problématique.

 

  Il traduit, certes, la volonté d’imprimer sur son corps sa marque à soi pour se sentir exister. Il est bien le signe d’un désir de se différencier d’un groupe (par exemple de celui des parents) afin de s’agréger à un autre. Par là, les adolescents veulent matérialiser leur présence au monde, affirmer leur liberté d’expression, exhiber leur appartenance à telle « tribu » ayant ses rites d’initiation et d’intégration.

  La marque rend visible apparemment une revendication de liberté, mais n’est-ce pas sous une forme aliénée et aliénante ?

 

  -Aliénante, car aucune manifestation de la liberté ne l’accomplit pleinement, chaque moment de son accomplissement étant destiné à être dépassé par une nouvelle opération de transcendance. Or les marques sont souvent indélébiles. Elles figent le mouvement de la vie et de la pensée en rendant irréversible une transformation. Elle condamne une liberté qui s’affirme au présent à la réification dans une de ses formes passées. La marque devient alors ce qui parasite, suscite la honte, exhibe un visage dans lequel la personne ne peut plus se reconnaître et ne veut pas être reconnue. On a de nombreux témoignages de cette misère morale. Songeons à cette jeune femme, honteuse d’un tatouage pratiqué pendant l’adolescence sur le sommet de sa fesse et qui, des années après, contrôle sans cesse son attitude afin que son mari ne voit jamais cette marque vulgaire la défigurant à ses propres yeux.

 

  -Aliénée car le marquage correspond souvent à un phénomène de mode. Or la mode est essentiellement l’expression de la pression que la société exerce sur l’individu. Tant qu’elle ne concerne que le vêtement ce n’est pas grave. On peut jeter le vêtement lorsqu’il n’est plus à la mode mais qu’en est-il de la marque lorsqu’elle a cessé d’être « branchée » ? Quand ce n’est pas la seule mode qui régit l’individu dans ce genre de pratique, c’est la pression insidieuse d’une «tribu » sur lui. On peut ainsi se demander si paradoxalement le marquage n’est pas davantage un processus de dépersonnalisation qu’un processus d’individualisation.

 

  De nombreuses marques sont  des mutilations. Prenons l’exemple de l’excision ; des pieds bandés ; de la burka ou du voile islamique. Se mutiler, entraver la liberté n’est pas l’affirmer et nul ne renonce librement à la liberté. Prétendre le contraire est le comble de l’aliénation. Ce genre de sophisme révèle surtout le poids dans une vie des superstitions (ex : le corps de la femme est impur, le clitoris est une menace pour l’enfant à naître ou pour l’organe masculin etc.). Ces superstitions sont facilement déconstruites par l’examen rationnel. Le marteau nietzschéen par exemple, a tôt fait de lire en elles le triomphe des forces réactives qui, au lieu d’affirmer la vie la nient. Un être prisonnier de superstitions n’est pas libre. Il s’ensuit qu’il est absurde de dire que l’on renonce librement à la liberté. « Dire qu’un homme se donne gratuitement (= s’aliène librement) c’est dire une chose absurde et inconcevable, un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens… folie ne fait pas droit » Le Contrat Social L.1 ch.4.

 

  De nombreuses marques dessinent des formes terrifiantes, grossières, vulgaires. Est-ce bien alors le visage d’une intériorité spirituelle qui s’exhibe ? Celle-ci peut-elle sans se trahir se manifester sous les espèces de la brute ? Songeons au propos pascalien : « Je peux bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir un homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute » Pensée 347B.

  Il est pour le moins paradoxal d’inviter l’esprit à se reconnaître dans son autre. La grossièreté, la vulgarité sont le signe que l’esprit n’a pas la pleine possession de lui-même. Comme on commence par être un gribouilleur de toile avant de devenir un Cézanne, il faut dépasser l’expression frustre, primaire pour que l’esprit puisse se sentir chez lui.

 

  Lorsque le corps est harnaché de prothèses métalliques (ex : les skinheads) qu’est-ce que l’homme extériorise vraiment ? Une fascination sans doute pour les objets techniques et à coup sûr une dénaturation de leur sens spirituel. Car la technique est un moyen conçu par l’intelligence humaine pour s’affranchir de l’aliénation matérielle. Elle est, selon les belles formules de Bergson, ce qui doit soulever la matière, libérer la vie, la spiritualiser. A la différence de l’outil animal, annexé à son corps, l’outil humain a la disponibilité des choses. Il n’est pas un être, simplement un artefact commode. L’aliénation commence lorsque l’artefact prend la place de l’être. Le corps humain dans sa souplesse, sa chaleur, sa profondeur psychique est alors métamorphosé en objet métallique, froid, tout en surface, menaçant. La personne existant comme une fin en soi s’exhibe comme pure réalité instrumentale. Faite pour « spiritualiser la matière » la technique est alors manifestée comme ce qui « matérialise l’esprit » et  l’objet technique incorporé n’est plus qu’une image de la malfaisance d’un Prométhée ayant cessé d’être éclairé par la sagesse de Zeus.

 

  De nombreuses prothèses (seins et fesses siliconés. Implants introduits sous la peau de la verge etc.) révèlent un trait pathétique de notre époque : le dévoilement du corps humain comme matière à exploiter pour donner forme aux fantasmes les plus stériles et les plus aliénés :

  – la "bombe érotique" comme excellence humaine.

  – le paraître comme forme achevée de l’être.

  – la jouissance frénétique comme réussite existentielle.

  Mais bien sûr l’accomplissement humain ne peut jamais être au rendez-vous car le sexe déserté par la quête spirituelle ne peut plus être que  mécanique ennuyeuse. Il faut donc obtenir par artefacts ce que l’on est impuissant à conquérir, par manque de richesse intérieure.

 

   Enfin, si l’on médite l’œuvre d’une artiste comme Orlan on découvre combien la question de l’identité constitue le grand pathos de notre époque. Rien d’étonnant, puisque désormais chacun est renvoyé à lui-même pour exercer la liberté de devenir ce qu’il choisit d’être. L’horizon est, en effet, socialement et techniquement ouvert pour « être l’entrepreneur de sa propre vie » (Ehrenberg). « L’individu souverain qui ne ressemble qu’à lui-même » (Nietzsche), qui fait de lui-même son totem est une réalité sociale.

  De là à croire que tout est possible, qu’il n’y a aucune limite à la souveraineté de la volonté, il n’y a qu’un pas. Un spécialiste de la transformation du corps affirme par exemple : «  L’état de mon corps n’est limité que par une technologie. Je peux faire ce que je veux dépendamment des possibilités disponibles : un troisième bras ou alors l’implant d’une calculatrice dans mon cerveau ou d’une caméra derrière ma tête » Pierre Black cité dans Hebdo science et technologie n° 1221. Or si l’homme est condamné à être libre, il ne s’ensuit pas qu’il soit une liberté souveraine. Il y a des limites a priori avec lesquelles il faut compter. Sartre propose d’appeler condition humaine  « l’ensemble des limites a priori qui esquissent la situation fondamentale de l’homme dans l’univers ». Bref on n’est pas un dieu. On doit certes « faire son existence mais l’on n’a pas fait son exister » soulignait Heidegger.

  L’erreur d’ Orlan consiste à vouloir être  à elle-même son propre créateur. L’oeuvre intitulée : « Orlan accouche d’elle-même » (image précédente) en dit long sur la prétention démiurgique de l’artiste. La chirurgie plastique doit permettre d’incarner une identité rêvée. Le corps devient donc le matériau du travail de l’artiste, ce en quoi elle exhibe le projet d’être son œuvre mais ce qu’elle donne à voir c’est seulement son ubris (ou hybris). Les Grecs appelaient ainsi la démesure humaine, la transgression dans ce qu’elle a d’irrémédiablement voué à l’échec. Parions que la physiologie d’Orlan ne supportera pas indéfiniment cette appropriation violente. Violente et vaine car le pour soi n’existe que dans l’écart de soi à soi et la personne ne surgit dans le monde que sous la modalité d’un corps dont il est sage de prendre soin.  

 

  Au terme de cette deuxième analyse on découvre l’ambiguïté d’une pratique suscitant légitimement certains scrupules à la justifier rationnellement. Pour autant ces scrupules doivent-ils se traduire en interdits juridiques ? Que la liberté se sente autorisée à critiquer ce qui la caricature est-il une invitation à exercer une police des mœurs et à «  forcer les hommes à être libres » ?

 

3) La nécessité morale du droit de chacun à l’expression, même aliénée de sa liberté.

 

  Il faut revendiquer un droit de l’autre à l’aliénation à la manière dont, dans le débat sur la tolérance, Pierre Bayle revendiquait un droit à l’erreur. (« Un droit de la conscience errante » disait-il). En effet la seule limite que la liberté doit reconnaître à l’affirmation de la liberté de principe des êtres humains n’est pas qu’un homme confonde la liberté et l’aliénation, c’est que l’usage qu’il fait de sa liberté porte atteinte à l’exercice de cette même liberté chez l’autre. Or, en quoi le fait qu’un homme se fasse tatouer sous les espèces de la brute ou bien qu’un sado-masochiste se fasse implanter des prothèses propres à satisfaire ses fantasmes, porte-il atteinte à la liberté des autres ? En faire apparaître dans le débat intellectuel le pathétique est une chose, remettre en cause le droit des autres à s’affirmer de telle ou telle manière en est une autre. Sans doute est-il regrettable que l’homme ne se porte pas subjectivement à la hauteur de la dignité que les institutions libérales lui ont reconnue objectivement. Mais tant qu’il ne porte pas atteinte à cette dignité chez les autres, c’est son affaire.

  Il faut donc protéger les enfants de certaines pratiques de mutilation car il n’y a aucun sens à présupposer qu’un enfant fait usage de sa liberté (ex : l’excision est sévèrement punie en France). En revanche, ce présupposé est celui qui constitue l’adulte comme une personne majeure. Majeure moralement ou non, là n’est pas la question. L’adulte est majeur politiquement. Voilà pourquoi la tolérance est une obligation morale. Chacun doit se sentir tenu de respecter l’autre, non pas dans l’expression concrète de sa liberté (il n’y a rien à respecter dans une expression aliénée pas plus que dans l’erreur) mais dans le principe de son humanité ou de sa dignité. Et ce principe est, de droit, la liberté.

  On voit par là combien l’expression que chacun donne à voir de sa liberté engage tous les autres. Nous sommes responsables devant l’humanité entière et il serait souhaitable de faire resplendir en toutes circonstances le visage de l’homme. Il s’ensuit qu’il faut s’interdire d’interdire, dans les limites précédemment précisées mais il faut promouvoir les conditions d’une expression glorieuse.

  Le seul droit de la puissance publique, droit fondé sur un devoir, est donc d’instruire les enfants, de libéraliser leurs esprits, de les affranchir par une solide formation intellectuelle des superstitions afin qu’ils deviennent adultes, ce que les institutions libérales ont posé comme principe.

 

Conclusion générale :

 

  On peut légitimer par principe l’appropriation du corps humain par l’esprit ou la liberté. Mais la liberté n’est pas immédiatement en possession d’elle-même. Voilà pourquoi elle se fourvoie dans des expressions caricaturales d’elle-même. Telle est la rançon d’une capacité qui se conquiert difficilement contre toutes les puissances d’asservissement. Il y faut du temps, les leçons de l’expérience et surtout un désir de liberté authentique supposant un pouvoir de discernement. Celui-ci est proportionnel à la capacité de penser par soi-même et de s’affranchir intérieurement de ce qui aveugle et aliène.