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Peut-on être un spectateur absolu et désintéressé?

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    Platon propose avec l’image du soleil un symbole du terme ultime de la quête philosophique. En droit, le questionnement pourrait s’achever si l’esprit pouvait contempler ce qui transformerait son savoir en savoir absolu. Au fond le penseur rêve d’un rapport de transparence avec le vrai. Il voudrait être un spectateur absolu et désintéressé de l’Etre. La question est de savoir s’il n’y a pas dans le projet lui-même une prétention illusoire. Pourquoi est-il impossible de revendiquer un tel statut du sujet de la connaissance ? Pourquoi faut-il renoncer au rêve d’une « théorie pure » ?

   Affronter cette question revient à pointer les différents obstacles condamnant le projet platonicien à un échec. Echec relatif sans doute car dire qu’on ne peut pas contempler le vrai ne signifie pas qu’on soit condamné à l’obscurité de la caverne. Il y aura toujours une différence radicale entre l’obscurité de la doxa et le clair-obscur du travail de la pensée ; reste qu’il importe de comprendre pourquoi la conception platonicienne de la dialectique est aporétique.

   On peut, comme je le fais dans le cours : La guerre des dieux ou l’unité et la paix par le logos : Max Weber et Benoit XVI, [1] pointer cette aporie en distinguant un rationalisme post-métaphysique d’un rationalisme métaphysique.

   Ici je voudrais simplement procéder à quelques repérages de ce qui fait obstacle au désir d’être un spectateur absolu et désintéressé.

 

I)                   Platon et l’obstacle de la corporéité.

 

   « Il suit de toutes ces considérations, poursuivit-il, que les vrais philosophes doivent penser et se dire entre eux des choses comme celles-ci : Il semble que la mort est un raccourci qui nous mène au but, puisque, tant que nous aurons le corps associé à la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminée par un tel mal, nous n’atteindrons jamais complètement ce que nous désirons et nous disons que l’objet de nos désir, c’est la vérité. Car le corps nous cause mille difficultés par la nécessité où nous sommes de le nourrir; qu’avec cela des maladies surviennent, nous voilà entravés dans notre chasse au réel. Il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d’innombrables sottises, si bien que, comme on dit  il nous ôte vraiment et réellement toute possibilité de penser. Guerres, dissensions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en sont cause; car on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps, dont le service nous tient en esclavage. La conséquence de tout cela, c’est que nous n’avons pas de loisir à consacrer à la philosophie. Mais le pire de tout, c’est que, même s’il nous laisse quelque loisir et que nous nous mettions à examiner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la confusion et nous paralyse au point qu’il nous rend incapables de discerner la vérité. Il nous et donc effectivement démontré que, si nous voulons jamais avoir une pure connaissance de quelque chose, il nous faut nous séparer de lui et regarder avec l’âme seule les choses en elles-mêmes. Nous n’aurons, semble-t-il, ce que nous désirons et prétendons aimer, la sagesse, qu’après notre mort, ainsi que notre raisonnement le prouve, mais pendant notre vie, non pas. Si en effet il est impossible, pendant que nous sommes avec le corps, de rien connaître purement, de deux choses l’une : ou bien cette connaissance nous est absolument interdite, ou nous l’obtiendrons après la mort; car alors l’âme sera seule elle-même, sans le corps, mais auparavant, non pas. Tant que nous serons en vie, le meilleur moyen, semble-t-il, d’approcher de la connaissance, c’est de n’avoir, autant que possible, aucun commerce ni communion avec le corps, sauf en cas d’absolue nécessité, et de ne point nous laisser contaminer de sa nature, et de rester purs de ses souillures, jusque ce que Dieu nous en délivre. Quand nous serons ainsi purifiés, en nous débarrassant de la folie du corps, nous serons vraisemblablement en contact avec les choses pures et nous connaîtrons par nous-mêmes tout ce qui est sans mélange, et c’est en cela sûrement que consiste le vrai ; pour l’impur il ne lui est pas permis d’atteindre le pur ? Voilà, j’imagine, Simmias, ce que doivent penser et se dire entre eux tous les vrais amis du savoir ? »

                                 Phédon, 66 a> 67a.

 

Cf. Commentaire : En quel sens peut-on dire que le corps est le tombeau de l’âme  [2]?

 

 

II)                Hegel et la détermination historique.

 

     «  Concevoir ce qui est est la tâche de la philosophie, car ce qui est, c’est la raison. En ce qui concerne l’individu, chacun est le fils de son temps ; de même aussi la philosophie, elle résume son temps dans la pensée. Il est aussi fou de s’imaginer qu’une philosophie quelconque dépassera le monde contemporain que de croire qu’un invidu sautera au-dessus de son temps, franchira le Rhodus. Si une théorie, en fait, dépasse ces limites, si elle construit un monde tel qu’il doit être, ce monde existe bien, mais seulement dans son opinion, laquelle est un élément inconsistant qui peut prendre n’importe quelle empreinte. »

                         Principes de la philosophie du droit, Préface.

 

   Si comme Hegel nous y invite, il faut comprendre l’Histoire comme le devenir de la Vérité, il est vain de croire qu’il soit possible de parvenir à sa connaissance par la seule puissance de l’esprit.  Dans sa substantialité, la Vérité est le Réel que la pensée ne peut réfléchir qu’en étant situé en lui. « […] la philosophie vient toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé son processus de formation. […] Lorsque la philosophie peint sa grisaille dans la grisaille, une manifestation de la vie achève de vieillir. On ne peut pas la rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement la connaître. Ce n’est qu’au moment du crépuscule que la chouette de Minerve prend son vol » Ibid.

   Ce qui est la condition d’effectivité de la pensée est donc aussi sa limite. Nul ne peut sauter au-dessus de son temps. « Hegel ose dire, remarque Jacques D’Hondt, que nous ne comprenons pas mieux un Grec antique qui se prosterne devant une statue de Zeus que nous ne comprenons un chien. Pour renouer avec ce Grec nous avons besoin d’un long travail d’assimilation et d’intériorisation de sa culture » Hegel, PUF, p.22.

 

III)             Castoriadis et le thème de l’imaginaire instituant.

 

  « Ceux qui parlent d’ « imaginaire»  en entendant par là le « spéculaire», le reflet ou le «fictif» ne font que répéter, le plus souvent sans le savoir, l’affirmation qui les a à jamais enchaînés à un sous-sol quelconque de la fameuse caverne: il est nécessaire que (ce monde) soit image de quelque chose L’imaginaire dont je parle n’est pas image de. Il est création incessante et essentiellement indéterminée (social-historique et psychique) de figures/formes/images, à partir desquelles seulement il peut être question de « quelque chose ». Ce que nous appelons « réalité » et « rationalité» en sont des œuvres.

    Cette même idée, de l’image de, est celle qui soutient depuis toujours la théorie comme Regard inspectant ce qui est. Ce que je tente ici n’est pas une théorie de la société et de l’histoire, au sens hérité du terme théorie. C’est une élucidation, et cette élucidation, même si elle prend inévitablement un tour abstrait, est indissociable d’une visée et d’un projet politiques. Plus que dans tout autre domaine, l’idée de théorie pure est ici fiction incohérente. Il n’existe pas de lieu et de point de vue extérieur à l’histoire et à la société, ou «  logiquement antérieur » à celles-ci, où l’on pourrait se tenir pour en faire la théorie – pour les inspecter, les contempler, affirmer la nécessité déterminée de leur être-ainsi, les « constituer », les réfléchir ou les refléter dans leur totalité. Toute pensée de la société et de l’histoire  appartient elle-même à la société et à l’histoire. Toute pensée, quelle qu’elle soit et quel que soit son « objet », n’est qu’un mode et une forme du faire social-historique. Elle peut s’ignorer comme telle – et  c’est ce qui lui arrive le plus souvent, par nécessité pour ainsi dire interne. Et qu’elle se sache comme telle ne la fait pas sortir de son mode d’être, comme dimension du faire social-historique. Mais cela peut lui permettre d’être lucide sur son propre compte. Ce que j’appelle élucidation est le travail par lequel les hommes essaient de penser ce qu’ils font et de savoir ce qu’ils pensent. Cela aussi est une création social-historique. La division aristotélicienne theôria, praxis, poièsis est dérivée et seconde. L’histoire est essentiellement poièsis, et non pas poésie imitative, mais création et genèse ontologique dans et par le faire et le représenter/dire des hommes. Ce faire et ce représenter/dire s’instituent aussi historiquement, à partir d’un moment, comme faire pensant ou pensée se faisant.

   Ce faire pensant est tel par excellence lorsqu’il s’agit de la pensée politique, et de l’élucidation du social-historique qu’elle implique. L’illusion de la theôria a, depuis longtemps, recouvert ce fait. Un parricide de plus est ici encore inéluctable. Le mal commence aussi lorsque Héraclite a osé dire: En écoutant non pas moi, mais le logos, soyez persuadés que … Certes, il fallait lutter aussi bien contre l’autorité personnelle que contre la simple opinion, l’arbitraire incohérent, le refus de rendre aux autres compte et raison de ce que l’on dit – logon didonai. Mais n’écoutez pas Héraclite. Cette humilité n’est que le comble de l’arrogance. Ce n’est jamais le logos que vous écoutez; c’est toujours quelqu’ un, tel qu’il est, de là où il est, qui parle à ses risques et périls, mais aussi aux vôtres. Et ce qui, chez le «théoricien pur », peut être posé comme postulat nécessaire de responsabilité et de contrôle de son dire, est devenu, nécessairement, chez les penseurs politiques, couverture philosophique derrière laquelle ils parlent – ils parlent. Ils parlent au nom de l’être et de l’eidos de l’homme et de la cité – comme Platon; ils parlent au nom des lois de l’histoire ou du prolétariat – comme Marx. Ils veulent abriter ce qu’ils ont à dire – qui peut être, et certes a été, infiniment important – derrière l’être, la nature, la raison, l’histoire, les intérêts d’une classe «au nom de laquelle » ils s’exprimeraient. Mais jamais personne ne parle au nom de personne – à   moins d’y être expressément mandaté. Tout au plus, les autres peuvent se reconnaître dans ce qu’il dit – et  cela encore ne « prouve » rien, car ce qui est dit peut induire et induit parfois une « reconnaissance » dont rien ne permet d’affirmer qu’elle aurait existé sans ce discours, ni qu’elle le valide sans plus. Des millions d’Allemands «se sont reconnus» dans le discours d’Hitler; des millions de « communistes », dans celui de Staline ».

            Castoriadis. L’institution imaginaire de la société, Points-Seuil, introduction, p 8, 9.

  

   Avec le thème de l’institution imaginaire de la société, [3] Castoriadis récuse, avec une radicalité exemplaire, le rêve d’une théorie pure, d’une théorie qui pourrait, selon l’étymologie du mot, être pure contemplation du réel.

   Cette impossibilité ne procède pas d’une subversion de la raison par l’imagination, subversion qu’il serait possible de dépasser comme si l’on pouvait opposer de manière rigoureuse le réel et l’imaginaire, celui-ci connotant l’idée de fiction. Telle est, pour Castoriadis, l’erreur majeure, celle qui nous attache irréductiblement à la caverne. Cette erreur consiste à penser le théorique comme représentation de quelque chose qui aurait une réalité ontologique en dehors de la représentation et sur laquelle celle-ci devrait s’indexer pour prétendre à la vérité. Or ni ce que nous appelons « réalité », ni ce que nous appelons « rationalité » ne sont des données sui generis. Ce sont des institutions imaginaires. Loin donc que le réel et le rationnel s’opposent à l’imaginaire, Castoriadis nous demande de comprendre que l’un et l’autre ne prennent sens que sur fond d’un imaginaire premier qui n’est pas « image de » mais « création incessante et indéterminée (social-historique et psychique) de figures/formes/images, à partir desquelles seulement il peut être question de « quelque chose » ».

   Il n’y a donc pas plus de réel en soi qu’il n’y a de rationnel en soi. Il y a une praxis humaine, collective, anonyme avec son imaginaire instituant. Celui-ci fait être des significations sociales dont il n’y a pas de sens à dire qu’elles sont vraies ou fausses. Elles sont par delà le vrai et le faux. Par exemple le thème wébérien d’une rationalité instrumentale axiologiquement neutre n’a rien de neutre. Une telle rationalité est en fait, pour Castoriadis, le propre des sociétés fondées sur la valorisation indéfinie du capital. L’organisation capitaliste de l’économie procède d’une institution imaginaire au même titre qu’une société fondée sur une structuration religieuse ou sur la dictature du prolétariat. Quelle que soit la forme de cette institution imaginaire, elle n’est ni plus « vraie », ni plus « rationnelle » qu’une autre. Il s’ensuit que toute représentation du réel, tout effort de rationalisation s’origine dans un fond obscur que l’on peut essayer d’élucider à condition d’avoir bien conscience que cette élucidation est tributaire elle aussi d’une praxis avec son irréductible imaginaire instituant.

   D’où la nécessité d’un parricide douloureux pour ceux qui se réclament d’un logos transcendant et l’exigence d’une véritable subversion des requêtes de la pensée contemplative. Seule la praxis des hommes engagés dans une aventure sociale et historique est en mesure d’en finir avec les impasses de cette dernière. Se réapproprier par la praxis indissolublement pratique et théorique le projet d’une institution autonome, à la fois collective et individuelle, de son existence, tel est l’enjeu de cette salutaire analyse.