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Opinion

  Platon distingue dans l’allégorie de la caverne, deux types de connaissance : La connaissance sensible ou doxique et la connaissance intelligible. Nous traduisons le terme grec doxa par opinion.

PB : Qu’est-ce qu’une opinion ?

  On entend par là, une affirmation n’ayant pas été soumise à un examen critique. Elle est reçue pour vraie sans que l’esprit se soit préoccupé sérieusement de savoir si cet énoncé est vrai ou faux. Toutes nos idées premières sont en ce sens des opinions, c’est-à-dire des préjugés, des « a priori », des idées toutes faites. On les croit vraies mais on ne sait pas si on a raison de le croire.

  Cf. Descartes :  » Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences « .Méditations métaphysiques. I. 1641.

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Paradoxes 

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1) Une opinion étant une croyance non examinée, on peut dire, en toute rigueur, qu’elle constitue un  impensé. Or, c’est cet impensé que les hommes considèrent d’ordinaire comme leur pensée, de surcroît leur pensée personnelle! Ils revendiquent comme « leur », ce qui, en réalité, est l’écho en eux de tout ce qui n’est pas eux puisque, comme l’écrit Descartes :  » un même homme, avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent de ce qu’il serait, s’il avait toujours vécu entre des chinois ou des cannibales » Discours de la méthode II.1637.

2) Si une opinion est une croyance, c’est-à-dire une affirmation non fondée en raison, pour celui qui l’énonce, elle est  un énoncé théoriquement faible. Or, bien que théoriquement faible, elle a  une force étonnante;  l’expérience montrant que les hommes sont capables de mourir ou de tuer pour défendre leurs opinions.

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  La question est donc de savoir ce qui fait la force des opinions. D’où tirent-elles leur prestige ?

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De la force des habitudes ou de l’ouï-dire. Nous sommes ainsi faits que ce qui est consacré par la coutume nous paraît receler une vérité. « C’est vrai puisqu’on l’a toujours dit ». Or les coutumes sont multiples et diverses dans le temps et dans l’espace. D’où l’extraordinaire relativité des opinions humaines. « Plaisante justice, s’écriait Pascal, qu’une rivière borne! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Pensée 294 B.

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Du prestige du nombre. Nous sommes ainsi faits que les idées partagées par le plus grand nombre nous paraissent avoir force de vérité. Magie du nombre et pourtant les grandes erreurs furent des erreurs collectives. Ex : Galilée. A bien y réfléchir on devrait se méfier de telles idées car comme l’écrit Descartes :  » Il ne servirait à rien de compter les voix pour suivre l’opinion qui a le plus de partisans car s’il s’agit d’une question difficile, il est plus sage de croire que sur ce point la vérité n’a pu être découverte que par peu de gens et non par beaucoup « . Règles pour la direction de l’esprit, 1628.  Gandhi faisait ainsi remarquer :  » Ce n’est pas parce qu’une erreur est partagée par le plus grand nombre qu’elle devient une vérité  » et Rousseau conseillait : « Prenez toujours le contre-pied de l’usage et vous ferez presque toujours bien »  Emile ou de l’éducation.II. 1762

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De la paresse et de la lâcheté. Peu d’hommes appliquent la devise des Lumières : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement »  Kant . Qu’est-ce que les lumières? »; car les hommes fuient l’effort et n’aiment pas remettre en cause les idées qu’ils ont intérêt à croire vraies.  D’où leur propension à rester sous la tutelle de certaines pensées convenues, celles-ci n’étant jamais que celles des tuteurs auxquels ils sont depuis l’enfance inféodés. Il faut du courage pour sortir de la minorité intellectuelle et morale et accéder à la majorité. L’autonomie rationnelle coûte très cher en efforts et la plupart des hommes sont trop heureux de s’en dispenser.

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De leur utilité. Avant d’être un être de raison soucieux de chercher la vérité de manière désintéressée, nous sommes des êtres sensibles. Nous avons des désirs, des intérêts, des passions et nous avons tendance à croire vrai ce qui satisfait cette dimension de notre être. Les opinions doivent l’essentiel de leur force à leur absence d’innocence. Elles sont l’expression de la servitude de l’esprit  s’exerçant au service d’autres exigences que les siennes. Ainsi,  paraît vrai ce qu’il nous est utile de croire tel, en fonction de nos besoins ou intérêts ; paraît vrai ce qu’il nous est agréable de croire tel, en fonction de nos désirs. En ce sens, toutes nos erreurs sont des illusions. Une illusion, en effet, n’est pas une simple erreur, c’est une erreur dans la motivation de laquelle, la satisfaction d’un désir ou d’un besoin est déterminante. L’esprit prend une fiction pour une réalité car il est le jouet de quelque chose en lui qui l’abuse. Il ne voit pas  que l’utile  et l’agréable sont une chose, le vrai une autre. Et la confusion des ordres se fait invariablement au détriment des exigences intellectuelles. Pour parler métaphoriquement, on peut dire que les « valeurs de l’esprit » sont subverties par « les valeurs du corps ». C’est pourquoi Platon souligne qu’on ne peut pas  » sortir de la caverne  » sans affranchir les yeux de l’esprit de ce qui, dans notre condition d’esprit incarné, projette de l’ombre. D’où la nécessité d’une ascèse.

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Du prestige de l’autorité. Nous sommes ainsi faits que nous recevons comme vraies, les idées portées par ceux qui font autorité à nos yeux.  » Le Pape, le Prophète, le Savant etc. a dit « . Puisque ces personnages prestigieux l’ont dit, c’est vrai. Tel est l’argument d’autorité que certains, à bout de justifications, assènent comme critère de la vérité. Or, qui ne voit que tant que l’esprit n’a pas examiné si un énoncé est vrai ou faux, il le croit vrai, il ne sait pas s’il a raison de le croire. Il le croit vrai parce qu’il fait confiance à l’autorité de celui qui le lui a transmis. Par exemple, les collégiens reçoivent pour vrai le savoir de Newton. Ils ont confiance dans la science de ce génie et dans leur professeur. Mais ce qui est science pour Newton n’est que croyance pour eux. Ils sont incapables de fonder en raison ce qu’ils récitent. Si on s’amusait à leur enseigner des bêtises, ils les recevraient pour des vérités. Cette observation permet de comprendre qu’une opinion peut être vraie ou « droite » (dans le langage de Platon) sans cesser d’être une opinion. Il s’ensuit que ce qui fait le caractère doxique d’une affirmation, ce n’est pas son contenu, qui peut avoir une valeur de vérité, c’est le rapport que celui qui la formule entretient avec elle. Il est incapable de la fonder rationnellement.

  Il faut donc tracer une frontière radicale entre l’opinion et la science. Il n’y a pas de continuité de l’une à l’autre, la rupture est totale.  » La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive sur un point particulier de légitimer l’opinion, c’est toujours pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion, de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort « . Bachelard. Formation de l’esprit scientifique.1938.

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 Cf. Tocqueville: Nécessité et souveraineté de l’opinion à l’âge démocratique. Texte [1] et explication [2].

 Cf. Pour distinguer la simple erreur de l’illusion [3].