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Nature et souveraineté de l’opinion dans la société démocratique.Tocqueville. Explication.

moulage réalisé par des élèves d'après l'oeuvre de George Segal doreus.wordpress.com/tag/arts-en-alberta/

 

Cf. Texte et questions. [1] 

Correction.

 

Première question :

 

   Un dogme est  un contenu de pensée que l’on ne remet pas en cause. Le dogmatisme est le propre de l’esprit persuadé de posséder la vérité, peu enclin pour cette raison à douter, à prendre du recul par rapport à ses croyances afin d’en interroger la valeur de vérité ou la légitimité. Tocqueville donne une définition précise de ce qu’il faut entendre par « croyances dogmatiques». Ce sont des « opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter ». Ces opinions varient selon les époques et les sociétés. Leurs canaux de diffusion sont aussi très différents dans le temps et dans l’espace. Reste que cette diversité ne modifie pas leur statut d’opinion.

 

Deuxième question :

 

   Il montre qu’il est impossible de faire l’économie de ce genre de croyances tant sur le plan collectif que sur le plan individuel.

   Sur le plan collectif,  aucune société ne peut se fonder et perdurer sans un ciment idéologique. Pour qu’il y ait sens à parler d’un corps social, il faut que les hommes partagent des significations et des valeurs communes. A défaut, on a une agrégation d’êtres étrangers les uns aux autres, impuissants à vouloir et à agir de concert. C’est pourquoi toute société, soucieuse de persévérer dans son être et de se développer, doit se préoccuper de transmettre par voie d’imitation ou d’éducation les croyances sur lesquelles est fondée l’union civile. La Famille, l’Ecole, l’Etat, l’Eglise, le Parti etc., selon les collectivités, met chacun de ses membres en situation de « puiser ses opinions à une même source » et de recevoir « un certain nombre de croyances toutes faites ».

   Sur le plan individuel, il n’est pas davantage possible de se passer de croyances dogmatiques. Vivre consiste à agir et toute action suppose d’admettre quantité de choses qu’un individu n’a ni le temps, ni les moyens intellectuels de fonder sur des principes rationnels. Par exemple,  lorsqu’on lit son journal on reçoit pour vraies certaines informations que l’on serait bien en peine de vérifier par soi-même. Lorsqu’on dit qu’à telle date, il s’est passé tel événement, on fait confiance à ceux qui en ont été les témoins et au travail des historiens. Un grand nombre de nos représentations usuelles reposent sur l’ouï-dire, sur la transmission, sur la confiance dans la parole d’autres hommes, des hommes qui pourraient apporter parfois la preuve empirique ou rationnelle de ce qu’ils avancent mais nous, qui admettons la réalité de tel fait rapporté ou la vérité de telle proposition scientifique serions bien incapables de le faire.

   Ce qui est incontournable pour l’homme commun l’est aussi pour le philosophe. Dans les deux cas c’est « la loi inflexible de [notre] condition » qui nous y contraint. Autrement dit il y a là une nécessité. Nécessaire s’oppose ici à contingent. Le mot signifie qu’on est en présence d’une réalité ne pouvant pas ne pas être ou être autrement, quelle que soit par ailleurs la bonne volonté d’une personne.

   Pour que cette nécessité apparaisse clairement, Tocqueville prend l’exemple du philosophe. S’il y a un homme qui aspire à l’autonomie rationnelle c’est bien lui, or pas plus que les autres, il ne peut échapper à la nécessité d’admettre sans démonstration, sans justification rationnelle, nombre de vérités. S’il n’en était pas ainsi il devrait tout soumettre à l’examen et cela serait dramatique pour l’esprit :

   NB : L’auteur n’aborde pas ici la question des limites de la raison dans son effort de fondation, mais le théoricien de la connaissance peut établir lui aussi que dans ses édifices les plus solides, par exemple les mathématiques, l’esprit est tenu d’admettre les premiers principes de ses constructions théoriques. Néanmoins les axiomes n’ont pas dans les sciences le statut d’opinions. On les admet parce qu’ils sont la condition de possibilité du discours, non parce qu’on les croit incontestables.

      Il résulte de l’analyse précédente que nul ne peut se dispenser d’admettre certains énoncés par voie d’autorité. L’expression indique que ceux-ci s’imposent de manière incontestable  aux consciences, ils « font autorité » comme on dit  et cela ne laisse pas d’être ambigu. Car en un sens, un être soumis à une autorité a renoncé à sa liberté mais en un autre aucun progrès des connaissances ou de la réflexion ne serait possible sans la confiance dans les lumières des autres. Ce qui conduit Tocqueville à conclure qu’une telle donne est à la fois « nécessaire » et «désirable ».

   Phrase à relever : « Ce n’est pas sa volonté qui l’amène à procéder de cette manière, la loi inflexible de sa condition l’y contraint ».

 

Troisième question :

 

   S’il en est ainsi, cela signifie que dans l’ordre intellectuel et moral, il est impossible de se passer d’une autorité. Pourtant le propre de l’homme démocratique n’est-il pas de  revendiquer le droit de ne pas reconnaître une autre autorité que la sienne ? D’où le problème qu’il faut désormais affronter et que Tocqueville formule dans les termes suivants : « Ainsi la question n’est pas de savoir s’il existe une autorité intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la mesure ».

 

Quatrième question :

 

  Question exigeant de se faire une idée précise de l’essence de l’ordre démocratique. Tocqueville s’y emploie dans le compte rendu du voyage qu’il accomplit en Amérique de mai 1831 à février 1832. Ses observations, sa réflexion nous valent les deux tomes de De la Démocratie en Amérique, ouvrage puissant d’un homme faisant à la fois œuvre de sociologue, de penseur politique et de philosophe. Ce qui le frappe, c’est ce qu’il appelle « le fait générateur » de la démocratie à savoir l’égalité des conditions. « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux Etats-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions. Je découvris sans peine l’influence prodigieuse qu’exerce ce premier fait sur la marche de la société ; il donne à l’esprit public une certaine direction, un certain tour aux lois ; aux gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes particulières aux gouvernés…  Bientôt je reconnus que ce même fait étend son influence fort au-delà des mœurs politiques et des lois, et qu’il n’obtient pas moins d’empire sur la société civile que sur le gouvernement : il crée des opinions, fait naître des sentiments, suggère des usages et modifie tout ce qu’il ne produit pas… Ainsi donc, à mesure que j’étudiais la société américaine, je voyais de plus en plus, dans l’égalité des conditions, le fait générateur dont chaque fait particulier semblait descendre, et je le retrouvais devant moi comme un point central où toutes mes observations venaient aboutir » De la Démocratie en Amérique, I, Introduction. Garnier Flammarion, 1981, p.56.

    La démocratie ne se définit donc pas, pour Tocqueville, uniquement comme un régime politique mais plus fondamentalement comme un état social se caractérisant par le refus de l’aristocratie ou de l’inégalité des conditions. Et un état social, qu’il soit le produit de diverses circonstances ou de lois est ce qui détermine en retour de nombreux autres faits ou lois. Il ne laisse inchangé ni l’homme qui se construit en lui ni le cours de la société. Il produit des effets et ce sont ces effets que Tocqueville s’efforce de décrire. Il voulait d’ailleurs intituler  le deuxième volume (1840)  de son étude L’influence de l’égalité sur les idées et les sentiments des hommes.

   C’est bien de cela qu’il s’agit dans ce texte où la question est de savoir « où est le dépôt » de l’autorité intellectuelle et morale dans un état social caractérisé par l’égalité des conditions. A quoi l’homme démocratique est-il enclin à accorder sa confiance ?

   Dans le chapitre I, Tocqueville a fait remarquer que : « L’Amérique est l’un des pays du monde où l’on étudie le moins et où l’on suit le mieux les préceptes de Descartes ». Elle est donc un pays où l’on pratique la méthode de libre examen à l’encontre de la méthode d’autorité. A l’aube de la modernité, Descartes est en effet le philosophe ayant fait de l’esprit humain la seule autorité en matière de vérité or ce qui fut un mot d’ordre philosophique semble être une tendance naturelle chez l’homme démocratique. « Les hommes qui vivent dans ces temps d’égalité sont difficilement conduits à placer l’autorité intellectuelle à laquelle ils se soumettent en dehors et au-dessus de l’humanité. C’est en eux-mêmes ou dans leurs semblables qu’ils cherchent d’ordinaire les sources de la vérité ». Mais ils tiennent moins cette propension des leçons du philosophe que de leur état social. Celui-ci les incline à faire d’abord confiance aux vertus de leur  propre jugement. Pourquoi ? Parce que cet état social est fondé sur le principe libéral selon lequel tous les hommes naissent libres et également pourvus, par les lois mêmes de la nature, des lumières nécessaires  pour se conduire. Il s’ensuit que seuls l’exercice des raisons individuelles et l’expression de la volonté de tous peuvent faire autorité en matière de savoirs ou de lois.

   L’homme démocratique n’est donc guère disposé à se soumettre à une autorité surnaturelle. Il éprouve au contraire écrit Tocqueville : « une incrédulité instinctive pour le surnaturel et une idée très haute et souvent exagérée de la raison humaine ». L’auteur en tire quelques enseignements quant à la possibilité d’émergence d’une religion nouvelle. « On peut prévoir que les peuples démocratiques ne croiront pas aisément aux missions divines, qu’ils se riront volontiers des nouveaux prophètes et qu’ils voudront trouver dans les limites de l’humanité et non au-delà, l’arbitre principal de leurs croyances ». Un siècle et demi après cette prophétie on ne peut que corroborer le jugement de notre auteur. Excepté quelques phénomènes sectaires, les hommes des sociétés démocratiques ne sont pas disposés à suivre massivement des supposés prophètes ou envoyés de Dieu.

   Ils ne sont pas non plus enclins à reconnaître l’autorité d’autres hommes considérés comme supérieurs en talents ou en lumières. Car la capacité de reconnaître une hiérarchie entre les hommes n’est guère compatible avec l’égalité des conditions propre à l’âge démocratique. Quel qu’il soit, riche ou pauvre, savant ou ignorant, etc., l’homme démocratique voit en l’autre le semblable. Il s’ensuit que l’état social démocratique lamine ce qui paraissait naturel dans une société aristocratique. Dans celle-ci l’inégalité des conditions donnait une assise sociale à la possibilité de différencier intellectuellement, moralement, esthétiquement les jugements. La raison, le goût d’un homme ayant cultivé ses aptitudes intellectuelles ou esthétiques plus qu’un autre pouvait donc être reconnu et servir de guide. Corrélativement le jugement des masses incultes était disqualifié.

       « Le contraire arrive dans les siècles d’égalité » affirme Tocqueville. Et il va s’efforcer de rendre intelligible le renversement radical s’opérant d’un monde à l’autre. Plus l’autorité de certains hommes sur d’autres s’efface, plus « la disposition à en croire la masse augmente, et c’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde ».

   Ce constat ne rend que plus étonnant l’allusion à Descartes car si le philosophe inaugural de la modernité  invitait à se libérer de l’autorité des traditions ou de certaines idées reçues, ce n’était certes pas pour livrer l’esprit à une nouvelle servitude : celle de l’opinion du plus grand nombre. Aussi n’a-t-il jamais envisagé sérieusement la démocratisation de son projet. Bien au contraire, il dit clairement que le doute radical n’est pas à mettre en toutes les mains car si les hommes sont égaux en tant d’êtres porteurs d’une raison (Cf. « Le bons sens est la chose du monde la mieux partagée »), ils sont inégaux dans le bon ou le mauvais usage qu’ils en font.   

   « La seule résolution de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues en sa créance, n’est pas un exemple que chacun doive suivre. Et le monde n’est quasi composé que de deux sortes d’esprit auxquels il ne convient aucunement : à savoir de ceux qui, se croyant plus habiles qu’ils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter leurs jugements, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées ; d’où vient que, s’ils avaient une fois pris la liberté de douter des principes qu’ils ont reçus, et de s’écarter du chemin commun, jamais ils ne pourraient tenir le sentier qu’il faut prendre pour aller plus droit et demeureraient égarés toute leur vie ; puis de ceux qui, ayant assez de raison ou de modestie pour juger qu’ils sont moins capables de distinguer le vrai d’avec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent être instruits doivent bien plutôt se contenter de suivre les opinions de ces autres qu’en chercher eux-mêmes de meilleures ». Discours de la méthode, II.

   Descartes établit donc une hiérarchie entre les esprits. Il y a des esprits supérieurs capables de faire avancer les savoirs et il y a les autres, qu’il classe en deux catégories : les esprits présomptueux qui, prétendant plus qu’ils ne peuvent, se condamnent à l’égarement chronique en matière politique, religieuse ou scientifique et les esprits modestes qui, ayant connaissance de leur limite, s’en remettent pour être éclairés à plus compétents qu’eux.

 

   Reconnaissons qu’un tel propos n’est pas de nature à plaire à l’homme démocratique. Il l’indigne plutôt en vertu du processus démocratique lui-même. D’où l’ambivalence de l’égalité des conditions. En un sens elle favorise l’esprit critique et conséquemment le développement des sciences mais en un autre elle induit un sentiment d’équivalence généralisée peu propice à la conquête de l’autonomie rationnelle. Car celle-ci implique une rigoureuse discipline intellectuelle et morale sans laquelle il est difficile de comprendre qu’opiner n’est pas penser ou que la science est autre chose qu’une vulgaire idéologie.  Or la confusion des ordres est précisément la loi de ce que Platon appelle la caverne.

 

   Tocqueville analyse avec génie les caractéristiques de la caverne à l’âge des démocraties modernes. L’indifférenciation intellectuelle et éthique des jugements individuels y sévit. Chacun peut donc se sentir l’égal de tous les autres mais sur la ruine de la confiance dans l’autorité de la raison en matière de vérité et de valeur. Effet naturel de l’indifférenciation. Celle-ci alimente un scepticisme diffus, la conviction que tout est relatif et que les hommes, individuellement, sont bien trop pétris de faiblesse pour que la mesure de la vérité ou des valeurs soit dans l’exercice personnel de leur raison. « Quand l’homme qui vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tous ceux qui l’environnent, il sent avec orgueil qu’il est égal à chacun d’eux ; mais lorsqu’il vient à envisager l’ensemble de ses semblables et à se placer lui-même à côté de ce grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa faiblesse».

   L’indépendance du jugement individuel n’est donc un motif de gloire que comme revendication orgueilleuse d’égalité, non comme exigence de se porter à la hauteur de ce que la raison assigne comme tâche à celui qui en est porteur.  « Je vois clairement dans l’égalité deux tendances, [écrit Tocqueville] : l’une qui porte l’esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles, et l’autre qui le réduirait volontiers à ne plus penser ».

 

   Alors si l’âge démocratique altère la confiance dans les vertus de la raison de chacun à être une autorité en matière de vérité, où celle-ci  trouvera-t-elle son guide, puisqu’il est impossible de se passer d’une autorité intellectuelle et morale ? La réponse tombe comme un désespérant paradoxe : dans l’opinion dominante à un moment donné. Tocqueville dit clairement qu’au moment où les conditions sociales sont réunies pour affranchir les esprits de la dépendance et de la domination du préjugé, celui-ci impose son empire sous la forme du prestige irrésistible des idées reçues par tous. Et cet empire a ceci de singulier qu’il n’a pas besoin de s’exhiber ouvertement en déployant par exemple des stratégies de persuasion. Il s’exerce insidieusement « par une sorte de pression immense de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun ».

   On peut prendre l’exemple de la dictature du « politiquement correct».aujourd’hui. Les gens s’auto-censurent, renoncent à faire preuve de bon sens pour ne pas affronter les positions convenues. On peut prendre aussi l’exemple du jugement dominant en France concernant le libéralisme. Il paraît aller de soi qu’un système libéral est nécessairement injuste, fondé sur l’égoïsme le plus brutal, cynique et que la tâche des hommes est de lui substituer un autre système. Qui se préoccupe de lire les auteurs libéraux, d’étudier les institutions libérales pour savoir ce qu’il en est ?

   Tocqueville a donc raison de constater que : « Il y a un grand nombre de théories en matière de philosophie, de morale ou de politique, que chacun y adopte sans examen sur la foi du public ». Ce qui est vrai aussi pour les religions. A bien observer les Américains, dont la religion n’a pas été pour rien dans la fondation de leur Etat, on peut dire que celle-ci fait davantage autorité comme opinion commune que comme religion révélée. Ce propos est à rapprocher de ce qui a été dit précédemment sur les résistances de l’homme démocratique à reconnaître une autorité surnaturelle. Le meilleur support de la ferveur religieuse dans le monde démocratique n’est pas la croyance en l’intervention de Dieu dans l’histoire des hommes mais la ferveur de ceux qui partagent une même foi.

 

Cinquième question :

 

  L’opinion commune a donc une autorité que l’homme de l’âge aristocratique n’aurait même pas pu imaginer. Soit. Mais qu’est-ce qui fonde cet état de fait ? Si Tocqueville revient, à la fin de son texte, sur la nature de ce fondement, c’est qu’on risque de ne pas l’identifier correctement. On pourrait penser en effet que cet état de fait est la conséquence du principe politique de la démocratie, à savoir la souveraineté du peuple. Sans doute ce principe conforte-t-il l’autorité de l’opinion commune puisque, en toute cohérence, un démocrate ne peut que trouver tout à fait légitime de se soumettre à l’opinion majoritaire lorsqu’il s’agit de décider des lois. Mais conforter n’est pas fonder. La véritable raison de cet empire de l’opinion est à chercher ailleurs, dans ce que nous avons appelé précédemment l’état social. C’est le sentiment de l’égalité foncière des personnes qui est la véritable source de cette influence. Même gouvernée par un roi, des individus se sentant égaux à tous les autres, la subiraient, de manière moins puissante peut-être mais toujours suffisamment pour en éprouver la force. Lorsqu’il n’y a plus de hiérarchie établie entre les hommes, tout est mis sur le même plan. L’opinion la plus irréfléchie n’est pas distinguée de la pensée la plus exigeante. Tout se vaut et comme on peut soutenir indifféremment une chose et son contraire, les raisons individuelles perdent leur crédit. Seul ce qui fait l’accord du plus grand nombre s’impose. Et il y a là une ironie. Car, en toute rigueur, le critère de la vérité d’un énoncé est bien pour les philosophes et les savants la possibilité de faire l’accord des esprits, à condition de ne pas oublier d’ajouter : des esprits éclairés. Sans cette précision faisant intervenir le principe d’une hiérarchie, c’est l’opinion des plus nombreux c’est-à-dire des moins éclairés qui est destinée à incarner l’autorité intellectuelle et morale.

 

 Sixième question :

 

   Les dangers de l’âge démocratique pour la raison humaine sont énoncés dans l’avant dernier paragraphe. Parlant de l’autorité intellectuelle de l’opinion commune, Tocqueville écrit : « il pourrait se faire qu’elle renfermât enfin l’action de la raison individuelle dans des limites plus étroites qu’il ne convient à la grandeur et au bonheur de l’espèce humaine ». Grandeur, noblesse de la raison humaine. Il y a dans ces propos une allusion à la dimension aristocratique de l’esprit humain. Il n’est pas fait, dirait Nietzsche, pour s’étioler dans les plaines mais pour gravir les sommets. Les grandes œuvres de l’esprit ont quelque chose d’aristocratique. La littérature d’un Goethe est à des années lumières de la littérature de gare dont se repaissent massivement les hommes de notre époque. Les exigences d’un Descartes, d’un Spinoza ou d’un Poussin aussi. L’éducation libérale rêvait de faire de la démocratie une aristocratie universelle, elle découvre mélancoliquement qu’elle n’a presque plus de sens pour la majorité de nos contemporains. Rien ne résiste au rouleau compresseur de la vulgarité démocratique. C’est patent dans le monde de l’art dit contemporain. Désormais il n’est plus question de proposer au public des chefs-d’œuvre, d’ouvrir un espace distinct de l’espace social. A la Biennale de Lyon, par exemple, on revendique ouvertement cette année l’absorption de l’espace artistique par l’espace social et la mise en scène de la pensée convenue qui y sévit.

   Et pourtant ce triomphe de la médiocrité n’est pas une fatalité (un destin inéluctable). Tocqueville souligne l’ambivalence de l’âge démocratique. Celui-ci ouvre un espace de liberté et rien n’empêche la raison humaine de s’y engouffrer. Si elle ne le fait pas, il faut donc lui en imputer la responsabilité. Elle peut en effet renoncer à l’effort de penser, s’abandonner, selon la formule kantienne, à la paresse et à la lâcheté. Cette démission fera le lit de l’autorité de l’opinion commune et de son despotisme, mais au fond cet avenir terrifiant n’est pas nécessaire. C’est le liberté des hommes qui peut seule en décider.

   On rencontre ici la grande idée tocquevillienne : la liberté démocratique porte en elle deux possibilités : l’amour viril de la liberté-indépendance et sa protection contre les tendances liberticides de la souveraineté populaire ou le triomphe du despotisme de la pensée et de la volonté populaires sous la pression de la passion égalitariste.

 

 

Septième question :

 

     Dans le dernier paragraphe du chapitre, Tocqueville tire la leçon de son analyse. Il ne suffit pas d’avoir institué la démocratie pour sauver la liberté. Car le renversement de tel ou tel despote ne signifie pas renversement du despotisme. Qu’importe celui qui opprime : classe sociale, tyran, ou peuple souverain ? C’est l’oppression qu’il faut haïr non une de ses figures historiques et celle-ci menace chaque fois que l’homme cesse de voir « dans la liberté de l’intelligence une chose sainte ». 

   Seuls l’amour absolu de la liberté et la foi dans son caractère sacré peut donc la sauver. Tocqueville fait l’éloge de cet amour dans son livre : L’ancien régime et la révolution : « Je me suis souvent demandé où est la source de cette passion de la liberté politique qui, dans tous les temps, a fait faire aux hommes les plus grandes choses que l’humanité ait accomplies, dans quel sentiment elle s’enracine et se nourrit. […] Ce qui, dans tous les temps, lui a attaché si fortement le cœur de certains hommes, ce sont ses attraits mêmes, son charme propre, indépendants de ses bienfaits ; c’est le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte, sous le seul commandement de Dieu et des lois. Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir. […] Ne me demandez pas d’analyser ce goût sublime, il faut l’éprouver. Il entre de lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés pour le recevoir, il les remplit, il les enflamme. On doit renoncer à le faire comprendre aux âmes médiocres qui ne l’ont jamais ressenti ». Livre III, ch. III.