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L’hymne à l’homme. Sophocle.

 

 

LE CHOEUR :

   « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme.

   Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où soufflent le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre,

 

   la Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales.

   Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend,

   tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets,

   l’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître de l’animal sauvage qui va courant les monts et, le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes.

 

   Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela, il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte,

   se dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autre toit que le ciel.

   Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que lui peut offrir l’avenir. Contre la mort seule,

   il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède.

 

   Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal tout comme du bien.

   Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de sa ville et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi!

   Il montera alors très haut dans sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où il laisse le crime le contaminer par bravade.

   Ah! Qu’il n’ait plus de part alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte! »   

  

        Sophocle. Antigone. Traduction de Paul Mazon.

 

   Qu’est-ce que l’homme ? Quelle est la place qui lui est assignée dans le monde ? On appelle anthropologie la discipline affrontant cette question et on sait que Kant considérait que toutes les grandes questions de la philosophie se ramènent en dernière analyse à la question anthropologique. On a vu avec le mythe de Prométhée [1]la manière dont les Grecs construisent leur représentation de la nature humaine. Il me semble qu’on peut avec intérêt inviter nos élèves à apprendre par cœur ce magnifique hymne à l’humain.

   Hymne célébrant l’ingéniosité, la métis de celui qui par ses techniques s’approprie à ses fins les éléments de la nature. Et pourtant, aussi intelligente et efficace qu’elle soit, l’action humaine n’est pas sans limite. L’être humain ne peut vaincre la mort et la méconnaissance de la loi de justice l’expose au risque de la démesure ou comme le dit le grec de l’hybris. Voilà pourquoi si Paul Mazon traduit deinos par « merveille », nos contemporains ont tendance à traduire « terrible ». Quelle chose terrible que l’homme ! Il peut être tenté d’oublier qu’il est un élément d’une nature dont il doit prendre soin, même si par son habileté technicienne il peut intervenir sur elle. Il peut se croire souverain et défiant la loi des dieux et des hommes s’exclure du monde humain. Condition terrible que celle qui porte en elle le tragique. Lorsqu’il transgresse les bornes d’une condition qu’il a la responsabilité de devoir apprécier par lui-même, l’homme ne doit pas s’en prendre aux dieux, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même.

 

   Cf. Jacques Lacarrière. [2]

 

« L’homme est « deinos », effrayant et prodigieux à la fois

J. L. – J’ai retraduit récemment pour Amnesty International « L’Hymne à l’homme » de Sophocle. Dans cet hymne, Sophocle dit de l’homme qu’il est « deinos », effrayant et prodigieux à la fois : l’homme capture les poissons au fond de la mer, il attrape les oiseaux dans le ciel, il oblige les animaux sauvages à travailler pour lui, il arrive à se protéger de la pluie, du froid, il arrive à se guérir contre les maladies, il fatigue la terre et il l’oblige à produire du blé, des fruits, bref il domestique la nature ; seule la mort échappe à ses ruses. Sophocle emploie d’ailleurs à cette occasion le mot de « métis » : ruse, ingéniosité. Mais cette métis, cette ingéniosité lui procurent un pouvoir qu’il doit maîtriser car celui-ci peut se retourner contre lui. L’homme peut conquérir la nature mais il ne doit pas la détruire, il doit savoir limiter ses pouvoirs et les utiliser pour le bien de tous. Il y a un jeu de mots en grec que j’ai traduit comme j’ai pu : « Forte sera la cité s’il est conscient des autres et morte sera la cité s’il se sert de ce pouvoir pour lui-même. » C’est là une révolution car jusqu’alors on ne prenait pas conscience des acquis de l’homme, acquis qui étaient attribués aux dieux : les inventions techniques, agriculture, architecture, langage, écriture, tout cela était attribué à l’intervention et l’initiative des dieux. La conscience, que l’homme a obtenu tout cela par sa seule intelligence, par sa métis est née au Ve siècle et elle va de pair avec tout un ensemble de découvertes, le théâtre, la science, la médecine, la démocratie qui sont nées presque en même temps et qui sont, à mon sens, la conséquence de cette nouvelle conscience »

  

 

Cf. Louis Gernet.

 

   « Un chœur magnifique de l’Antigone de Sophocle exalte l’homme comme détenteur – et  même, exceptionnellement, comme créateur — de techniques dont on pourrait croire le développement indéfini s’il ne rencontrait pas une double limite : il y a la mort, barrière infrangible ; et il y a les Dieux, de qui les hommes tiennent la justice ; l’homme est une “chose merveilleuse”, mais il est étroitement borné, et son action, au fond, n’est pas autonome. Le thème de Prométhée, autrement articulé, n’est pas orienté de façon différente : Prométhée est certes un symbole d’action humaine, spécialement de puissance technique, mais il n’est pas un mortel, c’est à un être supérieur que les mortels doivent leurs moyens d’action ; encore ces moyens sont-ils subalternes puisque Protagoras, tout sophiste qu’il est admet l’échec de Prométhée dont l’œuvre a dû être complétée par Zeus : c’est Zeus qui octroie aux hommes la justice sans laquelle il n’y a pas de monde humain organisé.

   La justice, c’est la cité, et la cité est transcendante aux citoyens. Les Dieux le sont aux hommes. La condamnation de l’hybris, de la “démesure”, de l’excès de pouvoir et de ce vertige qu’engendre un succès trop continu, l’appel à la “modération” et à la “connaissance de soi-même” qui est d’abord celle de ses limites – tout cela prend un sens profondément religieux qui n’est pas du tout, à vrai dire, celui du néant de l’homme tel qu’il s’affirmera bien plus tard chez un Philon d’Alexandrie, mais qui n’en est pas moins, pour une part essentielle, de restriction et de soumission. C’est la leçon de Delphes, du sanctuaire qu’on représente comme la source de la plus haute “sagesse”. Apollon, qui y règne, est un dieu très haut ; il peut avoir des complaisances pour les fidèles qui les méritent par leur piété — sans que le caprice y soit nécessairement étranger ; mais ce n’est pas un dieu dont on s’approche véritablement et, encore moins, avec qui il puisse y avoir une communion quelconque. Comme dieu d’oracle, aussi bien, il administre un Destin avec lequel lui-même ne peut se permettre que des libertés très mesurées »

      Anthropologie de la Grèce antique. Maspero, p. 10, 1968.