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L'homme: animal inconsciemment philosophique et poétique. L'imaginaire instituant.Castoriadis.

 Raoul Ubac. Ardoise taillée. www.interencheres.com/ventes_aux_encheres/act...

 

                               « Cet épisode de l’imagination que nous appelons réalité». Pessoa. Le livre de l’intranquillité, Bourgois, p. 238.

  «  Toute société jusqu’ici a essayé de donner une réponse à quelques questions fondamentales: qui sommes-nous, comme collectivité ? que sommes-nous, les uns pour les autres? où et dans quoi sommes-nous ? que voulons-nous, que désirons-nous, qu’est-ce qui nous manque? La société doit définir son « identité » ; son articulation; le monde, ses rapports à lui et aux objets qu’il contient; ses besoins et ses désirs. Sans la « réponse » à ces  «questions », sans ces «définitions », il n’y a pas de monde  humain, pas de société et pas de culture – car tout resterait  chaos indifférencié. Le rôle des significations imaginaires -est de fournir une réponse à ces questions, réponse que, de toute évidence, ni la « réalité » ni la « rationalité » ne peuvent fournir […]

   Bien entendu,  lorsque nous parlons de « questions », de « définitions », nous parlons métaphoriquement. Il ne s’agit pas de questions et de réponses posées explicitement, et  les définitions ne sont pas données dans le langage. Les questions  ne sont même pas posées préalablement. La société se constitue en faisant émerger une réponse de fait  à ces questions dans sa vie, dans son activité. C’est dans le faire de chaque collectivité qu’apparaît comme un sens incarné la réponse à ces questions, c’est ce faire social qui ne se laisse comprendre que comme réponse à des questions qu’il pose implicitement lui-même.

   Lorsque le marxisme croit montrer que ces questions et les réponses correspondantes relèvent de cette partie de la « superstructure» idéologique qu’est la religion ou la philosophie, et qu’en réalité elles ne sont que reflet déformé et réfracté des conditions réelles et de l’activité sociale des hommes, il a en partie raison pour autant qu’il vise la théorisation explicite, pour autant aussi que celle-ci est effectivement (bien que non intégralement) sublimation et déformation idéologique, et que le sens authentique d’une société est à chercher en premier lieu dans sa vie et son activité effectives. Mais il a tort lorsqu’il croit que cette vie et cette activité peuvent être saisies en dehors d’un sens qu’elles portent, ou que ce sens «va de soi» (qu’il serait, par exemple, la « satisfaction des besoins»). Vie et activité des sociétés sont précisément la position, la définition de ce sens; le travail des hommes (au sens le plus étroit comme au sens le plus large) indique par tous ses côtés, dans ses objets, dans ses fins, dans ses modalités; dans ses instruments, une façon chaque fois spécifique de saisir le monde, de se définir comme besoin, de se poser par rapport aux autres êtres humains, Sans tout cela (et non simplement parce qu’il présuppose la représentation mentale préalable des résultats, comme dit Marx), il ne se distinguerait pas effectivement de l’activité des abeilles, à laquelle on pourrait ajouter une «représentation préalable du résultat» sans que rien n’y change. L’homme est un animal inconsciemment philosophique qui s’est posé les questions de la philosophie dans les faits longtemps avant que la philosophie n’existe comme réflexion explicite ; il est un animal poétique, qui a fourni dans l’imaginaire des réponses à ces questions ».

                 Castoriadis. L’institution imaginaire de la société, Points-Seuil, p. 221, 222.

 

Thème : l’institution imaginaire du monde humain.

 

Question : L’homme, la société, le monde dans lequel se déploie l’existence humaine ont-ils une réalité ontologique déterminable ou bien sont-ils originairement une institution imaginaire ?

 

Thèse : La prétention de définir un réel en soi, qu’il s’agisse de la nature, de la société ou de la nature humaine, relève d’un rapport illusoire à ce qui caractérise le monde humain. Celui-ci est toujours déjà investi par des significations imaginaires constitutives de l’action humaine dans l’histoire. Au début était « le faire » de telle sorte que ce que nous appelons la réalité n’a pas d’existence antérieure et  extérieure à sa création par des groupes humains à un moment de l’histoire. Certes il y a bien un donné sur fond duquel s’arrache le projet humain. Par exemple, la corporéité est un fait naturel. Mais il est faux de croire qu’on puisse définir un « corps brut » ou des besoins naturels. Chaque société élabore de manière spécifique ce que sont ses besoins et aucune ne peut se prévaloir de le faire d’une manière purement rationnelle. L’élaboration culturelle des besoins vitaux met en jeu des significations imaginaires que la réflexion peut essayer de ressaisir mais cela ne signifie pas qu’elle puisse le faire sans un résidu d’opacité.

   Car pas plus que « la réalité », la « rationalité » n’est indemne de cette institution imaginaire. Elle aussi procède d’une créativité originaire, d’une certaine façon de se projeter dans le monde, c’est-à-dire au fond d’une certaine façon de le produire. Le marxisme a donc raison de voir dans la théorisation le reflet, dans la tête des hommes de la vie effective des sociétés mais il a tort lorsqu’il croit pouvoir déterminer objectivement cette vie. Celle-ci n’est pas indépendante du sens qu’elle fait exister par elle-même sur un mode préréflexif et fondamentalement imaginaire.

 

Question : Alors qu’est-ce que l’homme et quelle est sa différence spécifique par rapport à l’animal.

 

Thèse : Castoriadis pointe l’insuffisance de la réponse marxiste. Marx disait que « ce qui distingue d’abord le plus mauvais architecte et l’abeille la plus habile, c’est que le premier a construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire ». Capital I 3°section, §7.1867. Là n’est pas l’essentiel aux yeux de notre auteur. « La représentation préalable du résultat » ne suffit pas à tracer la frontière entre le monde animal et le monde humain comme si ce dernier avait, au même titre que celui de l’animal, une détermination naturelle irréductible. Les conditions a priori de l’action humaine, en particulier les caractéristiques naturelles, sont inessentielles. Ce qui est fondamental, c’est la manière dont l’homme symbolise son expérience et cette symbolisation met en jeu un imaginaire constitutif d’un « faire », d’une praxis. Voilà pourquoi on peut dire que l’homme est un « animal poétique ». La poièsis est chez les Grecs l’activité productrice d’une œuvre. Ainsi en est-il de l’homme. Il produit sa propre réalité, il se produit lui-même et il se leurre s’il croit pouvoir, en deçà de cette création social-historique, déterminer une réalité pure de toute signification imaginaire. De même se leurre-t-il sur les possibilités de la réflexion philosophique s’il espère parvenir à la transparence du sens. La réflexivité est reprise d’un sens dans lequel le philosophe comme les autres est pris. Les réponses aux questions qu’il se pose sont antérieures à son projet de les expliciter. En ce sens, on peut dire qu’il « est un animal inconsciemment philosophique ». Il s’ensuit qu’il n’est pas possible d’être un spectateur absolu et désintéressé. [1] Le rêve d’une théorie, pure contemplation de l’être, est la chimère la plus vaine de ce que Castoriadis appelle « la pensée héritée ». « L’idée de théorie pure est ici fiction incohérente. Il n’existe pas de lieu et de point de vue extérieur à l’histoire et à la société, ou «  logiquement antérieur » à celles-ci, où l’on pourrait se tenir pour en faire la théorie – pour les inspecter, les contempler, affirmer la nécessité déterminée de leur être-ainsi, les « constituer », les réfléchir ou les refléter dans leur totalité. Toute pensée de la société et de l’histoire  appartient elle-même à la société et à l’histoire. Toute pensée, quelle qu’elle soit et quel que soit son « objet », n’est qu’un mode et une forme du faire social-historique ». L’institution imaginaire de la société, Points-Seuil, introduction, p 8, 9.