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L’hédonisme d’Aristippe le Cyrénaïque.

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    L’hédonisme d’Aristippe n’a pas bonne réputation. Il a souvent été jugé sévèrement. C’est qu’on ne pardonne guère à un philosophe de butiner les plaisirs de la vie en fréquentant les courtisanes et en profitant des largesses d’un tyran. Or Aristippe fréquentait Denys de Syracuse et vécut avec la courtisane Laïs. Ses réparties sont célèbres. A Denys qui lui demandait pourquoi les philosophes viennent aux portes des riches, alors que les riches ne viennent pas à celles des philosophes, il répondit : «  Parce que les uns savent ce dont ils ont besoin, tandis que les autres ne le savent point ». Et à ceux qui lui reprochaient de coucher avec une courtisane, il disait : « Je possède Laïs, mais je ne suis pas possédé par elle. Car c’est de maîtriser les plaisirs et de ne pas être subjugué par eux qui est le comble de la vertu, non point de s’en abstenir ».

   Cette remarque suffit à elle seule à pointer la dimension philosophique de l’hédonisme d’Aristippe. Le résumé de la doctrine que donne Diogène Laërce le confirme.

   Nous ne connaissons pas directement la pensée d’Aristippe car nous ne disposons d’aucun texte. Il naît vers 435 av. J. C. à Cyrène, colonie grecque située en Libye actuelle, d’une riche et noble famille. A 19 ans, il se rend en Grèce pour assister aux jeux Olympiques, où il entend parler de Socrate. Il s’installe alors à Athènes pour suivre les leçons du maître. Il rencontre Platon et Antisthène et à la mort de Socrate, il  fonde son école à Cyrène, ville où il meurt vers 356 avant J. C.

   La philosophie cyrénaïque est une doctrine faisant du plaisir le souverain bien de la vie. Cette morale hédoniste est  liée à un sensualisme, du genre de celui de Protagoras dont Aristippe connut sans doute les thèses à Cyrène. (On considère que, sous le nom de Protagoras, Platon expose dans le Théétète la théorie de la connaissance d’Aristippe, théorie que Sextus Empiricus expose et discute à son tour).

   Qu’enseigne Protagoras ? Que «  l’homme est la mesure de toutes choses ». Chacun est une singularité dont le rapport au réel est médiatisé par une subjectivité et d’abord par une sensibilité. Nous ne savons pas ce que sont les choses car nous ne percevons que les impressions qu’elles font sur nous. « Seuls nos affects sont saisissables ». Ces affects sont des impressions de toutes sortes, agréables ou désagréables que nous subissons de façon passive. Nous avons conscience de ce que nous éprouvons mais les causes qui sont au principe de nos vécus nous demeurent inconnues.  Par exemple : je perçois un tissus blanc ; « je suis affecté blanchement » dit le Cyrénaïque, mais impossible de savoir si ce qui m’affecte est en soi blanc ou non. La connaissance ne nous fait atteindre aucune réalité en dehors de l’impression et ne peut fonder aucun accord entre les hommes car les impressions des uns ne sont pas celles des autres. Seul le langage est commun mais les expériences auxquelles il renvoie sont différentes. Il s’ensuit qu’il est impossible de construire une connaissance véritable et de définir une morale fondée en nature. Les valeurs du beau, du bien, du juste sont tributaires des appréciations humaines. C’est la convention qui fait loi et rien d’autre. Le sensualisme rejoint le conventionnalisme et conduit au scepticisme. Toute prétention au vrai, au juste ou au bien en soi est ruinée. Aristippe disqualifie ainsi l’étude de la physique dont l’erreur est de croire que, pouvant sauter par-dessus son ombre, on peut avoir accès aux choses telles qu’elles sont indépendamment des impressions qu’elles produisent en nous. Comme le dit Plutarque à propos de cette théorie, nous sommes comme dans une ville assiégée, coupés du reste du monde.

   Mais il faut bien avoir une règle de conduite. Quelle en sera la mesure en l’absence de tout critère fondé en nature ? La réponse s’impose. L’homme n’a pas d’autre guide dans la vie que sa sensation de plaisir ou de douleur. L’expérience sensible est  le seul critère d’évaluation conséquent. C’est à elle qu’il faut s’en tenir pour avoir une conduite vertueuse.

   Elle témoigne par exemple que le plaisir nous est bien plus approprié que la douleur, (instinctivement, comme on le voit chez l’enfant, nous fuyons l’une et recherchons l’autre), que les plaisirs et les douleurs du corps sont bien plus vifs que ceux de l’âme, que le plaisir est un bien en soi et qu’aucun en tant que plaisir n’est plus plaisant qu’un autre, enfin que quelle que soit sa nature, le sentir est ce qui s’éprouve ici et maintenant dans un temps étroitement limité. Car rien ne dure au sens propre. Seul l’instant existe et celui-ci se caractérise par sa mobilité. Le mouvement étant la loi même de l’existence,  il est insensé de concevoir le souverain bien comme un état ou un repos. Il est faux aussi de dire que les plaisirs anticipés ou remémorés peuvent tenir lieu de plaisirs actuels. Par ces affirmations, Aristippe est en débat avec Epicure, un débat toujours ouvert dans la mesure où l’interprétation de ce qu’Epicure appelle le plaisir en repos ne va pas de soi. Victor Brochard a apporté sur ce point des clarifications précieuses  que je mettrai en ligne dans le prochain article. La problématique s’ordonne autour de la question suivante : peut-il y avoir entre le plaisir et la douleur un état intermédiaire ou Aristippe, Platon, Aristote, Epicure sont-ils d’accord pour penser que non, qu’un tel état serait un non-être et que le plaisir ne peut jamais se définir négativement comme simple absence de douleur ?

   Le sensualisme d’Aristippe est donc un mobilisme. Le cyrénaïque est un disciple d’Héraclite. Il s’ensuit que la vertu est de cultiver le seul bien qui est à notre portée : le plaisir de l’instant. Plaisir particulier, concret, ne s’éprouvant réellement que dans l’actualité de la sensation. Ce qui signifie que la fin de l’existence n’est pas le bonheur défini abstraitement comme somme de plaisirs, mais le plaisir actuel, mouvement doux, désirable en lui-même.

   Que cette éthique exige l’exercice de la raison, la maîtrise de soi et un sens de la modération, cela va de soi. Il ne s’agit pas de s’abandonner aux séductions de l’immédiat car le plaisir a tôt fait de glisser à la douleur à un certain degré d’intensité et d’enchaîner à ses sortilèges. Seul peut être un virtuose de l’art de jouir des différents plaisirs de l’existence celui qui n’est asservi à aucun mais en use avec le recul sans lequel il n’y a pas de discernement possible. Ni le débauché, ni l’esclave n’exercent de maîtrise sur leur vie afin de sauver dans toutes les occurrences de la vie le souverain bien.

   On rencontre ici les limites du sensualisme car il est permis de douter que ce soit la sensation qui fournisse le critère permettant de rester un homme libre. Or Aristippe est bien un disciple de Socrate. Ni pour l’un, ni pour l’autre, il n’y a de vie plaisante dans la servitude. L’ idéal est celui de l’autonomie, de l’indépendance du sage à l’égard des pouvoirs, de l’argent, des femmes, des conventions sociales etc.  Il convient donc de déployer les ressources de la sagesse pratique. Celle-ci n’est pas une fin en soi pour Aristippe mais le moyen de la vie heureuse.

   Reste que le sensualisme du Cyrénaïque le conduit à  revoir les prétentions  de la sagesse à la baisse. La morale exige seulement que nous ne soyons pas abusés par l’idée abstraite du bonheur induite par la jouissance présente, que nous gardions sur elle une maîtrise afin d’être celui qui en use librement, peut y renoncer s’il le juge souhaitable et garde sa disponibilité pour des voluptés nouvelles. « Celui qui domine le plaisir n’est pas celui qui s’en abstient, c’est celui qui en fait usage, mais sans se laisser conduire par lui, comme le vrai cavalier n’est pas celui qui s’abstient de monter à cheval, mais celui qui conduit sa monture où il veut. » Elle exige aussi de prendre acte de notre humaine condition. Nous ne pouvons pas échapper à ses limites. Ainsi, comme tout homme, le sage est sujet aux passions et exposé aux peines. Certes, il a le pouvoir de s’affranchir de celles qui procèdent de vaines opinions, « cependant il éprouvera du chagrin et de la crainte, car ces sentiments sont naturels.»

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Texte de Diogène Laërce.

 

    « Ceux qui restèrent fidèles au mode de vie d’Aristippe et furent appelés Cyrénaïques professaient les doctrines suivantes. Ils posaient à la base deux affections : souffrance et plaisir ; l’une, le plaisir, est un mouvement lisse ; l’autre, la souffrance, un mouvement rugueux. Un plaisir ne diffère pas d’un plaisir et quelque chose n’est pas davantage source de plaisir qu’autre chose. Le plaisir semble bon à tous les vivants, alors que la souffrance, ils estiment devoir la repousser. Par plaisir toutefois ils entendaient le plaisir du corps – qui est aussi pour eux la fin, à ce que dit Panétius, dans son ouvrage Sur les écoles philosophiques –, et non le plaisir en repos qui dépend de la suppression des douleurs et se veut une absence de trouble, plaisir admis par Epicure et que celui-ci donne comme fin. Ils pensent aussi que la fin est différente du bonheur. La fin en effet est le plaisir particulier, tandis que le bonheur est la résultante des plaisirs particuliers, parmi lesquels on compte tant les plaisirs passés que ceux à venir.

   Le plaisir particulier doit être choisi pour lui-même, tandis que le bonheur ne l’est pas pour lui-même, mais à cause des plaisirs particuliers. La preuve que le plaisir est la fin, c’est que, dès l’enfance, nous lui sommes instinctivement attachés ; que, si nous l’avons rencontré, nous ne recherchons rien de plus et que nous ne fuyons rien tant que son contraire, la souffrance. Le plaisir est un bien même s’il procède de la conduite la plus honteuse, comme le dit Hippobote dans son ouvrage Sur les écoles philosophiques. Car même si l’action était déplacée, il n’en demeure pas moins que le plaisir devrait être choisi pour lui-même et serait un bien.

   Mais la suppression de la douleur, telle qu’elle est envisagée par Epicure, n’est pas un plaisir à ses yeux, pas plus que l’absence de plaisir n’est une souffrance. Douleur et plaisir sont en effet tous deux dans le  mouvement, alors que ni l’absence de souffrance ni l’absence de plaisir ne relève du mouvement, puisque l’absence de souffrance, c’est en quelque sorte la condition d’un homme qui dort. Ils disent que même le plaisir, certains peuvent, par perversion, ne pas le choisir. A vrai dire les plaisirs et les douleurs de l’âme ne dépendent pas tous de plaisirs et de douleurs corporels. En effet, la simple prospérité de la patrie, comme le nôtre propre, suscitent en nous la joie. Mais ils nient que le plaisir, s’il est fonction du souvenir ou de l’attente des choses bonnes, parvienne à son achèvement – comme le pensait Epicure –, car le mouvement de l’âme s’épuise avec le temps.

   Ils disent que les plaisirs ne se produisent pas non plus en fonction de la simple sensation de la vue et de l’ouïe. Nous écoutons par exemple avec plaisir ceux qui imitent les chants funèbres, mais sans plaisir ceux qui les chantent pour un deuil réel. L’absence de plaisir et l’absence de souffrance, ils les appelaient des états intermédiaires. Les plaisirs corporels à vrai dire sont de loin supérieurs à ceux de l’âme, et les souffrances corporelles bien pires. Aussi est-ce plutôt des châtiments corporels que l’on fait subir à ceux qui commettent des fautes. Ils supposaient en effet que la souffrance est plus difficile à supporter et le plaisir plus approprié – de là vient qu’ils se préoccupaient davantage de la gestion du second. C’est pourquoi, alors que le plaisir doit être choisi en soi, les causes pénibles qui produisent certains plaisirs sont souvent contraires au plaisir, si bien que l’accumulation des plaisirs, ne produisant pas dans ce cas le bonheur, leur semblait fort désagréable. A leur avis le sage ne vit pas une vie totalement agréable, ni l’homme mauvais une vie pénible totalement, mais pour la plus grande part. Il suffit de goûter un par un les plaisirs qui se présentent.

   Ils disent que la sagesse pratique est un bien, qui cependant ne doit pas être choisi pour soi, mais pour ses conséquences ; l’ami est un bien à cause des avantages qu’il nous procure ; une partie de son corps aussi on l’aime, tout le temps dont on en dispose. Certaines des vertus se forment même chez les insensés. L’ascèse physique contribue à l’acquisition de la vertu. Le sage ne cédera ni à l’envie, ni à la passion amoureuse, ni à la superstition, tous sentiments issus en effet d’une opinion sans fondement. Cependant il éprouvera du chagrin et de la crainte, car ces sentiments sont naturels. La richesse produit du plaisir, mais elle n’est pas désirable par elle-même. Les affections sont compréhensibles ; ils voulaient dire les affections et non leurs causes. Ils renonçaient aussi à la physique à cause de son caractère incompréhensible manifeste. En revanche ils s’attachaient à la logique à cause de son utilité. Mais Méléagre, dans le livre II de son ouvrage Sur les opinions et Clitomaque dans le livre I de son ouvrage Sur les écoles philosophiques disent que les Cyrénaïques considèrent comme inutiles et la partie physique et la partie dialectique. En effet est capable de bien parler, d’être exempt de superstition et d’échapper à la crainte de la mort, celui qui a appris à fond la théorie des biens et des maux. Rien n’est par nature juste, beau ou laid, mais ce l’est par convention et par usage. L’homme vertueux cependant n’accomplira rien de déplacé lorsqu’il est sous la menace du châtiment ou de l’opinion. D’autre part le sage existe. Ils admettent le progrès et en philosophie et dans les autres domaines. Ils affirment qu’une personne peut ressentir davantage qu’une autre le chagrin et que les sensations ne disent pas toujours vrai »

   Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes illustres. Livre II, Aristippe, La Pochothèque, 1999, p. 292 à 301.

Texte de A.J. Festugière.

 

«  On ne doit pas plus se méprendre sur la doctrine d’Aristippe que sur celle d’Epicure. Si le cyrénéen paraît n’avoir d’autre règle que le plaisir, son hédonisme même l’induit nécessairement à soumettre l’expérience à une mesure. Mieux que son condisciple, ce voluptueux a su rester fidèle à la grande loi de la metriotès, (modération).

   La théorie morale d’Aristippe se fonde sur une critique de la connaissance qui dépend, à son tour, d’une notion métaphysique de l’instant. Seul l’instant présent, le paron,  existe. Seul il nous appartient, il est nôtre. Le passé a fui, l’avenir est incertain. Dès lors il s’agit de tirer du moment présent tout le plaisir qu’il contient, sans s’épuiser à poursuivre des plaisirs qui ne sont plus à nous ou qui ne seront point nôtres. [… ] Cette doctrine repose sur une certaine perception de l’existence, qui n’est que la conscience de l’instant présent. Tout dépend de cette vue première. L’eudémonie, fin de l’homme pour tous les sages, ne peut plus être assimilée à un état, puisqu’un état est par définition quelque chose qui dure et que rien ne dure au sens propre, il n’y a qu’une succession de moments toujours nouveaux.  L’origine probable de cette opinion est dans l’héraclitéisme. On en connaît la vogue en ce  temps, à Athènes. Il n’est pas invraisemblable que le fameux passage du Théétète sur le relativisme des délicats (155c – 157 c) vise précisément ces conséquences héraclitisantes d’Aristippe.

   Davantage, si l’instant existe seul, comment nous est-il perceptible? Uniquement par la sensation, de peine ou de plaisir. Nous ne saisissons que les pathê, c’est-à-dire ce que nous éprouvons au dedans de nous : la cause extérieure de ces sensations nous demeure inconnaissable. Dès lors, les Cyrénaïques se désintéressaient des recherches physiques, puisqu’il est impossible de percevoir les choses de la nature dans leur être même. Par suite, ni le juste ni le beau ni le laid n’ont leur fondement dans la nature, phusei, c’est la loi ou la coutume qui les détermine. Ce ne sont donc que des opinions. Toutefois l’homme de bien aura raison de s’y soumettre.

   Maintenant, ce subjectivisme conséquent n’en va pas moins à proposer une doctrine de la metriotès. C’est que, s’il n’existe que l’instant présent, et si l’instant présent n’existe que dans la mesure où nous en prenons conscience par le sentiment de plaisir ou de peine qu’il nous fait éprouver, ce mouvement qu’est le plaisir est un mouvement doux. Quand la passion devient trop forte, le plaisir trop intense, la violence du mouvement tourne le plaisir en peine. En sorte que cette morale en apparence relâchée aboutit à une possession de soi qui, chez certains disciples du Cyrénéen, a tous les caractères de l’ascétisme cynique. « On domine le plaisir non pas en s’en abstenant, mais en en faisant usage sans permettre qu’il vous emporte. On n’est pas le maître d’un navire ou d’un cheval si l’on n’en use point, mais si l’on sait le conduire là où l’on veut aller».  Dès lors, le sage a besoin de la phronèsis, (la sagesse pratique) : « elle est un bien, qui n’est pas à rechercher pour lui-même, mais pour les services qu’il rend ». La vertu garde sa place et l’on va même jusqu’à admettre la nécessité d’exercer le corps pour l’acquérir. Tout se résume enfin dans le mot qui exprime l’autonomie du sage : « Je possède, je ne suis pas possédé. »

A.J. Festugières. La doctrine du plaisir des premiers sages à Epicure dans Etudes de philosophie grecque. Vrin, 1971, p. 91 à 94.