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Les leçons de l'histoire. Hegel.

 

    «  On dit aux gouvernants, aux hommes d’Etat, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais ce qu’enseignent l’expérience et l’histoire, c’est que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire et n’ont jamais agi suivant des maximes qu’on en aurait pu retirer. Chaque époque se trouve dans des conditions si particulières, constitue une situation si individuelle que dans cette situation on doit et l’on ne peut décider que par elle. Dans ce tumulte des événements du monde, une maxime générale ne sert pas plus que le souvenir de situations analogues, car une chose comme un pâle souvenir est sans force en face de la vie et de la liberté du présent. A ce point de vue, rien n’est plus fade que de s’en référer souvent aux exemples grecs et romains, comme c’est arrivé si fréquemment chez les Français à l’époque de la Révolution. Rien de plus différent que la nature de ces peuples et le caractère de notre époque (…). Seuls l’intuition approfondie, libre, compréhensive des situations et le sens profond de l’idée (comme par exemple dans l’Esprit des Lois de Montesquieu) peuvent donner aux réflexions de la vérité et de l’intérêt ».

                             Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire (cours de 1822).

 
 
Idées principales :
 
   La connaissance du passé a-t-elle un intérêt pour l’action présente ? Quelle est la valeur de ce qu’il est possible d’apprendre de l’histoire du point de vue de l’action présente et principalement de l’action politique, comme l’indique la référence aux « gouvernants, hommes d’Etat, peuples »? Hegel nomme ici les acteurs historiques par excellence, ceux qui, selon la belle image de Max Weber, « introduisent leurs doigts dans les rayons de la roue de l’histoire ».
 
   Or l’action relève-t-elle d’un art ou d’une science ? Qu’est-ce qui peut en assurer la réussite, l’éclairer tant dans ses fins que dans ses moyens ? Hegel rappelle que les précepteurs des princes avaient coutume d’inviter leurs élèves à s’instruire « principalement par l’expérience de l’histoire ». Ce conseil d’un Machiavel, d’un Bossuet est toujours en usage. L’école enseigne l’histoire non seulement pour permettre aux jeunes générations de comprendre leur présent mais aussi pour y être des acteurs responsables et éclairés. On sait par ailleurs l’attention que les grands hommes politiques accordent à cette connaissance, les uns et les autres s’instruisant auprès de leurs illustres prédécesseurs.
 
   L’adverbe « principalement » nuance l’importance que l’on reconnaît à la connaissance de l’histoire passée. Le sens commun admet, en effet, que la compréhension des événements historiques (c’est-à-dire la capacité d’entrer dans les intentions des agents, de prendre la mesure des obstacles qu’ils ont affrontés, des pièges qu’ils ont su éviter ou qu’ils ont méconnus, d’être sensibles à la manière dont le fortuit et l’intentionnel s’enchevêtrent dans le déroulement des choses etc.) a une vertu pédagogique mais il admet aussi que cette connaissance ne suffit pas. L’histoire peut tenir lieu d’expérience mais l’expérience n’est pas science.
 
   La notion d’expérience renvoie à l’idée de rencontre d’un donné, d’épreuve du réel. Faire l’expérience de la douleur consiste à éprouver cette sensation, à la vivre concrètement. La chance de l’homme est de pouvoir élargir indéfiniment son expérience grâce aux récits que les autres font d’autres formes d’expérience. La littérature ou l’histoire permettent ainsi d’entrevoir d’autres vécus.
   Ex : L’Européen du début du 21° siècle peut se faire une idée de l’expérience moyenâgeuse, monarchique, guerrière ou totalitaire de cette même Europe à d’autres époques.
   La notion d’expérience connote aussi celle de savoir acquis par la pratique de la vie. Un homme d’expérience est un homme ayant tiré les leçons de ce qu’il lui a été donné de vivre. « L’expérience de l’histoire » renvoie ainsi aux leçons que les hommes peuvent tirer de leur aventure historique. Hegel parle « des maximes qu’on en aurait pu retirer ». On entend par là des propositions générales susceptibles de servir de règles dans la conduite.
 
   Il faut bien comprendre le sens de l’expression « les leçons de l’histoire ». Elle ne signifie pas « lois de l’histoire ». A la différence des faits physiques, les faits historiques ne sont pas subsumables sous des lois. Une leçon est un enseignement que l’on tire de quelque chose. C’est donc l’idée que malgré la variabilité des circonstances, on peut dégager de l’expérience historique des hommes quelques principes généraux dont on serait bien inspiré de tenir compte dans l’action présente. Au fond il y a de l’invariance au sein du changement. Quelques exemples régulièrement cités illustrent cette observation :
   Hitler aurait dû se souvenir de l’échec des armées de Charles XII de Suède (1697.1718) et de Napoléon devant l’immensité russe. Il « connaissait l’analyse donnée par Clausewitz des campagnes napoléoniennes de 1812-1813. Mais il espérait que la vitesse supérieure de ses engins blindés lui permettrait de réussir là où Napoléon avait échoué, comme si l’armée russe n’avait pas, elle aussi, fait des progrès techniques depuis 1812. Il espérait également éviter les erreurs commises dans le détail de la campagne par Napoléon, alors que Clausewitz soulignait « que si l’on devait se proposer une telle fin, on ne pourrait pour l’essentiel l’atteindre par d’autres moyens » et que la véritable faute de Bonaparte avait été d’entreprendre la conquête de la Russie » (De la guerre, VIII, 9.) […]
   Madame de Pompadour avait fait peindre à l’intention de Louis XV un portrait de Charles I° d’Angleterre, que Louis XVI, après qu’il eût été enfermé aux Tuileries, fit suspendre dans son cabinet de travail. Louis XVI avait fort bien compris que Charles I° avait péri décapité pour s’être coupé des mouvements populaires profonds, en suivant trop les conseils de son entourage nobiliaire » Cité par Michel Gourinat dans son cours de philosophie.
   Si l’on en croit Machiavel, l’histoire montre que tout fin politique doit faire l’économie de considérations morales dans la conduite de son action car à oublier cette leçon « les gouvernants apprennent plutôt à se perdre qu’à se conserver ».
 
   A l’instar de Machiavel, Hegel reconnaît que l’on peut tirer des leçons de l’histoire (Cf. les « maximes qu’on en aurait pu retirer ») mais l’emploi du conditionnel indique que ce que les hommes « auraient pu » faire, ils ne l’ont pas fait. Cette remarque prend acte d’un fait. Paradoxalement l’histoire montre que les acteurs de l’histoire ne tiennent pas compte des leçons de l’histoire. Une des grandes leçons de l’histoire, c’est donc que les hommes agissent au mépris de ces mêmes leçons.
 
   L’originalité du texte de Hegel tient au fait que cette observation ne suscite pas un jugement de condamnation morale. Non point que l’auteur ait l’intention de justifier cette attitude. Il n’appartient pas au philosophe de faire l’apologie de la folie humaine. Hitler aurait dû, bien évidemment, tirer les leçons de l’échec napoléonien. L’enjeu de l’analyse hégélienne est tout autre. Il s’agit d’établir que par principe les leçons de l’histoire ne peuvent être qu’abstraites et inefficaces.
 
   L’argumentation articule deux ordres de raisons :
 
 L’histoire aussi vérifie cette idée et Hegel épingle l’erreur des révolutionnaires français et leur « fade » référence à la République romaine ou à la Cité grecque. Il est à la fois comique et dérisoire de croire répéter des situations antérieures en étant aveugle aux différences de fond. Pointons le ridicule de Napoléon III croyant recommencer l’épopée de Napoléon I° ou celui du Comité de Salut public d’Alger se prenant pour la Convention. Marx le rappelle dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte «  Hegel a déjà dit que les grands hommes et les grands événements de l’histoire se reproduisent toujours pour ainsi dire deux fois. Mais il aurait dû ajouter : la première fois sous la forme tragique, et la deuxième fois sous forme comique ».
 
 

   Alors faut-il en conclure que la réflexion sur le cours des choses humaines est vaine et que la pensée ne peut éclairer l’action ? Non, mais la réflexion n’a de « vérité et d’intérêt » qu’à certaines conditions. Hegel les précise dans la dernière phrase où l’on apprend que « seuls l’intuition approfondie, libre, compréhensive des situations et le sens profond de l’idée » confèrent à la pensée sa pertinence. Que faut-il entendre par là ?

   Une intuition est une connaissance immédiate. On distingue la connaissance intuitive de la connaissance discursive et depuis Pascal « l’esprit de géométrie » de « l’esprit de finesse [1] ». La finesse est une sorte de flair permettant de sentir une situation, d’en saisir l’unité substantielle sous l’enchevêtrement inextricable de tout ce qu’elle synthétise. Elle est le propre de certains esprits capables d’appréhender dans la multiplicité et la diversité de ses manifestations le principe qui les rend intelligibles. Chaque époque a, en effet, une vérité dont les mœurs, les mentalités, les institutions, les événements sont l’expression. Le « fin » en a d’emblée l’intelligence comme s’il avait l’art de traverser les apparences pour saisir ce qui n’apparaît pas clairement à tout un chacun mais qui les explique toutes. Cela lui permet d’éviter les erreurs grossières de celui qui règle son action sur un principe suranné et d’agir en accord avec l’esprit de son époque. Il est au diapason et sa réussite vient de là. Malheur à celui  qui comprend mal la situation historique dans laquelle il se mêle d’intervenir. Ce fut sans doute la faute de Saddam Hussein au moment de la guerre du Golfe. Il a agi comme si le mur de Berlin n’était pas tombé et cela lui fut fatal.

 Si Hegel fait référence ici à Montesquieu, c’est que Montesquieu s’est rendu célèbre par son génie de dégager pour chaque système de gouvernement le principe qui en est l’âme : la vertu pour la république, l’honneur pour la monarchie, la crainte pour le despotisme.