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Le paradoxe amoureux. Pascal Bruckner.

    

    

  S’aimer librement, ne plus être asservi aux codes sociaux, être le maître de sa vie. Ce qui fut le rêve de nos aînés est aujourd’hui une réalité pour beaucoup. Et pourtant la liberté se concilie-t-elle si aisément avec l’amour? L’intérêt de ce texte est de pointer les apories de l’amour libre. D’une part l’amour implique la dépendance, les délices de l’abandon, d’autre part  l’exigence d’autonomie inhérente à la liberté suppose l’indépendance de celui qui veut rester souverain, ouvert aux occasions, maître de ses engagements. «Si la volupté de l’amour est de ne plus s’appartenir, la volupté du moi est de ne jamais s’abandonner. » Le paradoxe amoureux se noue autour de cette contradiction.   

   

     

« On a donc délivré l’amour comme on délivre une princesse endormie. Mais on a délivré aussi l’individu de la gangue des traditions, de la religion, de la famille. A dire vrai, l’un ne pouvait aller sans l’autre : dès lors qu’on affranchit la personne privée de la tutelle collective, dès lors qu’on lui offre, grâce au salariat, un début d’autonomie, elle peut enfin s’intéresser à la qualité de ses émotions, les valoriser à sa guise. Elle peut privilégier la loi du cœur sur la loi du clan et tenir pour nulles et non avenues les pressions de la communauté. Ainsi commence, en partie grâce au capitalisme naissant, la révolution sentimentale en Europe. Pour la première fois la masse a droit aux nobles passions jusque-là réservées aux princes et poètes. L’amour n’est libre que dans une société d’individus libres. Mais on aboutit alors à une aporie. La liberté peut signifier l’indépendance (n’être asservi à aucune autorité), la disponibilité (rester ouvert à toutes les occasions), la souveraineté (imposer aux autres son bon plaisir), la responsabilité (assumer les conséquences de ses actes). Or trois de ces modalités contrarient le type de relation qu’implique la vie à deux. Nous voici soumis aujourd’hui, hommes et femmes, à une exigence contradictoire : aimer passionnément, si possible être aimé de même tout en restant autonome. Etre entouré sans être entravé avec l’espérance que le couple manifestera assez de souplesse pour permettre cette coexistence harmonieuse.   

   Je demande à l’autre de renoncer librement à sa liberté et je m’engage à faire de même. Mais je suis un captif retors qui veut pouvoir se reprendre à tout moment. Si la volupté de l’amour est de ne plus s’appartenir, la volupté du moi est de ne jamais s’abandonner. Formule tragi-comique que le roman contemporain exploite à satiété : celle d’hommes ou de femmes qui veulent éprouver le grand frisson sans se perdre et redoutent d’être floués. D’où cet effroi relationnel des couples modernes qui se cherchent, se fuient, ce ballet d’engagements passionnels et de retraites précipitées. « Libres ensemble », a joliment formulé un sociologue, François de Singly, à propos du mariage moderne : oui à la sécurité du foyer pourvu qu’elle n’empêche en rien l’accomplissement de chacun. Robert Musil notait déjà au début du XX° siècle l’importance qu’avait pris le mot de partenaire en lieu et place de mari et femme : relation contractuelle qu’on peut dissoudre par convention mutuelle, Prégnance du modèle économique : chacun désormais est devenu sa petite entreprise, les affaires de cœur ressortissent des affaires tout court. D’autant que l’émancipation, surtout pour les femmes requises de réussir dans leur vie professionnelle, conjugale, maternelle, a multiplié le poids de contraintes nouvelles. On calque les relations intimes sur celles du labeur : le retour sur investissement doit être maximal. Cette gestion libérale est ce qui donne aux histoires modernes leur âpreté. Dosage délicat d’une réticence et d’une oblation. Rêve d’un rapport humain qui ne déborderait jamais: tu me plais, je te prends, tu me fatigues, je te largue. On essaye l’autre comme un produit.   

   Tout amoureux parle ainsi deux langues, celle de l’attachement fatal et celle de la libre disposition de soi. C’est la superposition de ces deux langues qui donne aux relations actuelles leur allure de romances nerveuses et monotones à la fois : deux mariages sur trois se terminent par un divorce à Paris, un sur deux en province, les familles recomposées se multiplient. Toute liaison est vécue comme une chance et comme un étouffoir qui nous vole à nous-mêmes. S’exposer tout en se préservant: telle est la demande contemporaine. La culture des plaisirs est devenue hantise de l’addiction. Une sexualité hypo-active est une maladie, une sexualité hyperactive en est une autre. De la cigarette à l’ordinateur, tout est occasion de dénoncer une dépendance pathologique. Schizophrénie d’une époque qui prêche à la fois la jouissance et la méfiance et qui pense le lien avec autrui sur le modèle de la toxicomanie. Au lieu de s’émanciper tous ensemble, comme dans les années 60, on cherche d’abord à s’affranchir les uns des autres.   

   Dilemme de l’individu : il voudrait n’être qu’au fondement de lui-même mais quête avec angoisse l’approbation de ses proches. Il voudrait pouvoir dire comme l’ex-yippie Jerry Rubin : «Je dois m’aimer assez pour n’avoir pas besoin des autres pour être heureux. » Formule improbable et qui rappelle cette autre de l’économiste français Léon Walras : «Etre libre, c’est se sentir quitte de tous les autres. » Le solipsisme ne fonctionne pas ou avec de multiples ratés. L’affirmation qu’on n’a besoin de personne va de pair avec le constat désolé que personne n’a besoin de nous, l’orgueil de l’autosuffisance avec l’angoisse d’être seul, l’aspiration à se distinguer avec l’imitation frénétique des autres. Tel est le tourment du misanthrope : pratiquer la séduction par l’invective, mendier les suffrages des hommes tout en les méprisant, cacher son envie démesurée de compagnie sous les apparences de l’éloignement. Il se doit d’être dans le monde pour le vomir et si le monde lui tourne le dos, il lit dans cette froideur la justesse de son diagnostic et vaticine sur la méchanceté de la foule.
Nous sommes libres, en démocratie du moins, d’aimer qui nous voulons, d’embrasser la sexualité de notre choix mais vient un moment où il faut prendre le risque de l’autre qui va bouleverser nos attentes, nous affranchir du triste tête-à-tête avec nous-mêmes. L’indépendance n’est pas le dernier mot de l’homme, voilà ce que nous dit l’amour qui place une foi aveugle en l’autre : de là que le pire des malheurs sur terre soit la disparition des quelques personnes qui nous sont chères et sans lesquelles la vie n’a plus ni sens ni saveur. Mais l’amour n’est pas le dernier mot de la destinée humaine s’il signifie ennui et malheur, voilà ce que nous dit l’individualisme. Nous ne cessons de nous débattre entre ces deux injonctions, de confondre la liberté du choix amoureux, immense progrès, avec le choix de la liberté individuelle. Dans un cas, on développe une solidarité conjugale qui surpasse le moi insulaire de chacun des conjoints; dans l’autre on fait passer l’ego avant le nous, au risque de juxtaposer deux solitudes. S’il y a un rêve moderne (vieux comme le monde mais aujourd’hui massivement partagé), il tient tout entier dans cette double aspiration : jouir de la symbiose avec l’autre tout en restant maître de sa vie.   

   A quoi s’ajoute la volonté de ne rien perdre des amitiés de l’enfance et de l’adolescence comme le prouvent les séries américaines Friends ou Sex and the City, communautés d’ami(e)s qui préfèrent une multitude de liens affectueux à l’unicité d’un lien amoureux. Persistance de la bande jusque dans l’âge adulte, refus de voir la vie professionnelle la briser au sortir du lycée ou de l’université. On veut maintenir soudés ces petits groupes qui restent dépositaires d’une mémoire de solidarité et de frasques, réfuter l’opposition entre le meilleur ami et l’épouse légitime ou vice versa. L’amour est une aventure dont nous ne voulons pas nous priver à condition qu’elle ne nous prive d’aucune autre aventure. Bref, tels de grands enfants, nous voulons tout et le contraire de tout : rester relié sans être attaché à quiconque, ce que favorise la technologie. Le téléphone est ainsi l’époux des célibataires qui leur permet d’être avec tous sans avoir à côtoyer personne. Les moyens de rompre la solitude, le Net, les portables sont d’abord un moyen de la confirmer puisqu’ils la rendent tolérable.
   Prenez l’expression célèbre : « Mon corps m’appartient. » Pas de phrase plus juste de la part des femmes dépossédées depuis toujours de la libre disposition d’elles-mêmes par l’ordre dominant et qui souhaitent décider de leurs options amoureuses ou maternelles. Mais si mon corps n’appartient qu’à moi, si nul n’en veut, à quoi bon ce titre de propriété? Au malheur d’être traité comme un objet sexuel, corvéable à merci, correspond l’autre malheur de n’être jamais attendu ni désiré. Nous commençons par affirmer une pleine et farouche souveraineté sur nous-mêmes qui finit par nous peser si nul ne vient nous solliciter. Nous voici absurdement mis en demeure pour préserver la liberté de perdre l’amour ou pour garder l’amour de renoncer à notre liberté ».   

     Pascal Bruckner. Le paradoxe amoureux. Grasset, p.32 à 37.