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L’accès aux sources contre la croissance du désert. Ernst Jünger.

 

   

   L’hystérie médiatique autour du bac de philosophie s’est apaisée. Ouf ! Il a fallu subir jusqu’à la nausée la déchéance de la réflexion philosophique, ou ce qu’il advient d’elle lorsque se mêlant d’occuper l’espace public, elle se déleste de sa rigueur et de son poids de sens. Si j’étais parent d’élève, citoyen non averti de ce qui est en jeu dans cet enseignement, je me poserais de sérieuses questions sur l’intérêt d’une discipline s’exhibant comme un exercice bavard, souvent creux et ridiculement suffisant en la personne de certains spécialistes des plateaux de télévision ou d’émissions branchées. Pour un peu on se croirait à Eumeswil, la cité « calcinée par le nihilisme » qu’Ernst Jünger décrit dans son roman éponyme : « On n’y entend que des phrases éculées, usées comme les sous qu’on jette aux mendiants, et bien plus encore dans la bouche des universitaires que sur le port ou le marché. Il n’en a pas toujours été ainsi : le paysan, l’artisan, le chasseur, le soldat, l’escarpe savaient donner vie à des images robustes ».

 

   Faut-il voir dans l’usage médiatique de la parole un des signes du triomphe du nihilisme ? Par contraste avec le bonheur que donne la fréquentation des grands textes, le dégoût que j’éprouve pour une certaine pratique actuelle de la philosophie m’invite à le croire. Bavardage incessant, mots vidés de leur substance, prédilection pour les « ismes » et les jeux dialectiques. La prophétie nietzschéenne, telle qu’on peut la lire dans ses  Dithyrambes de Dionysos  (1888) s’accomplit trop bien : «  Le désert croît : malheur à celui qui recèle des déserts ! »   

   Le désert ou l’image d’un monde dévasté dans ce que furent ses valeurs les plus hautes. 

   Je ne sais pas si c’est absolument le cas de celui dans lequel on vit mais s’il est vrai qu’un des symptômes de l’effondrement des valeurs et du sens s’atteste dans une certaine pratique de la parole, alors il est permis de le soupçonner. Je ne parle même pas du débraillé dont il est de bon ton de faire preuve en ce domaine. Il y a longtemps que les professeurs eux-mêmes se sentent au-dessus de la grammaire. Non, je songe aux exigences d’une pratique philosophique de la parole avec son souci d’authenticité, ses effets subversifs des lieux communs, de la bien-pensance ou du politiquement correct et surtout son pouvoir de révélation de l’esprit à lui-même. Tout ce que nous avons appris de la modestie socratique, de sa perplexité, de sa distinction du parler vrai et du parler beau semble devenu inaudible. Il est vrai qu’il faut tant de silence et de respect du « mot clair et inaltéré » pour que soit arraché au non sens un éclair de sens! 

   Heureusement il y a les grands auteurs, ceux dont la mission a toujours été de faire fleurir les oasis.

   Je viens de passer beaucoup de temps en compagnie de Jünger. Grâces lui soient  rendues ! Il appartient à l’espèce des élus qui savent faire revivre le désert et libèrent la source de la vie spirituelle.

 

TEXTE

 

«Que l’accès aux sources puisse être ouvert par nos représentants, nos médiateurs — il y a là un grand espoir, entre d’autres. Lorsqu’un véritable contact avec l’être s’établit en un seul point, les conséquences en sont toujours importantes.  L’histoire, et même la simple possibilité de fixer des dates dans le temps, repose sur de tels événements. On y voit l’homme investi du pouvoir créateur des origines, qui devient visible dans le temporel.

   Le langage ne le révèle pas moins. Il est parmi les biens propres, la nature, l’héritage, la patrie de l’homme, qui lui revient de droit, sans qu’il en connaisse l’opulence ni la plénitude. Le langage n’est pas uniquement semblable à un jardin dont les fleurs et les fruits réjouissent l’héritier jusqu’à ses dernières années ; c’est aussi l’une des grandes formes de toute richesse. De même que la lumière rend le monde et sa figure visible, la langue le rend intelligible en son être profond, et offre une clé indispensable de ses trésors et de ses mystères. La loi et la souveraineté des empires visibles, voire invisibles, commencent avec l’expression. Le Verbe est matière de l’esprit, et sert ainsi à l’édification des ponts les plus audacieux; il est, en même temps, le plus haut instrument du pouvoir. Toutes les prises de possession, dans le concret et dans l’imaginaire, tous les bâtiments et toutes les routes, tous les heurts et tous les traités suivent des révélations, des délibérations, des conjonctions du Verbe et du langage, et suivent le poème. On pourrait même dire qu’il existe deux sortes d’histoire, l’une dans le monde des objets, l’autre dans celui du langage ; et celle-ci contient, avec des vues plus hautes, des vertus plus efficaces. La bassesse, elle aussi, est contrainte de se ranimer sans cesse au contact de cette vertu, lors même qu’elle va se jeter dans l’acte de violence. Mais les souffrances passent et se subliment dans le poème.

   C’est une erreur ancienne que de croire prévisible à l’état du langage l’épiphanie du poète. La langue peut se trouver en pleine décadence, et un poète peut en surgir comme le lion vient du désert. Une haute floraison peut n’être que vaine promesse de fruits.

   La langue ne vit pas de ses lois propres ; sinon, les grammairiens régiraient le monde. Dans  l’abîme des origines, le Verbe n’est plus forme ni clé. Il devient identique à l’être. II devient pouvoir créateur. Telle est sa vertu infinie, qui ne se monnaie pas. Car il ne saurait y avoir ici que des approximations. Le langage se tisse autour du silence, comme l’oasis s’ordonne autour d’une source. Et le poème confirme que l’homme a découvert l’entrée des jardins intemporels. Acte dont vit ensuite le temps.

   Jusqu’en des siècles où la déchéance du langage en fait l’instrument des techniciens et des bureaucrates, lors même qu’il tente, pour se donner un faux air de fraîcheur, d’emprunter des termes à l’argot, il demeure inaltéré, quant à, son immuable efficace. Le gris, la poussière n’apparaissent qu’à sa surface. II suffit de creuser plus avant pour atteindre, dans chaque désert, la strate d’où le flot jaillit. Et s’élève, avec ces eaux, une fécondité nouvelle. »

         Le traité du rebelle ou le recours aux forêts, 1951, Bourgois, 1995, p. 143.144.145. Traduction Henri Plard.