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La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui. Schopenhauer.

    

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«   Déjà en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime l’effort, un effort continu, sans but, sans repos; mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la ·proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui; leur nature, leur existence leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui. »

 Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation, I, IV, §57. Traduction A. Burdeau, PUF, (1966. 2008), p. 394.

 

   PB : Y a-t-il pour l’homme une expérience positive du bonheur en cette vie ?

   Thèse : Non, répond dogmatiquement Schopenhauer. « La souffrance est le fond de toute vie » (§ 56, p.393), de  la vie animale aussi bien que de la vie humaine, l’homme ayant seulement l’insigne privilège d’y être plus sensible. Rançon de sa conscience et de son intelligence : « selon que la connaissance s’éclaire, que la conscience s’élève, la misère aussi va croissant; c’est dans l’homme qu’elle atteint son plus haut degré, et là encore elle s’élève d’autant plus que l’individu a la vue plus claire, qu’il est plus intelligent… » (§ 56, p. 392).

   PB : En quoi consiste cette souffrance ?

   Thèse : Elle est coextensive à l’expérience du désir, selon qu’il est douleur du manque dans l’énergie désirante ou épreuve de l’absence de la jouissance espérée dans le désir comblé. Dynamisme douloureux du désir dans son élan, ou terrible ennui du désir apaisé, la vie n’a jamais rendez-vous avec le bonheur. Tel est le leitmotiv du pessimisme schopenhauerien.

   PB : S’agit-il d’une constatation arbitraire ou de l’énoncé d’une vérité existentielle universelle ?

   Thèse : Aucune vie n’échappe à ce tragique. Sans doute les hommes peuvent-ils vivre dans l’illusion de la vérité de leur condition et croire que le bonheur est la fin naturelle de leur désir, ce qu’ils peuvent atteindre en suivant les conseils de la sagesse. Toute la philosophie antique a entretenu cette illusion mais ce n’est qu’un leurre. Pour une conscience lucide il n’y a pas de vécu positif du bonheur. Ce que l’on appelle ainsi n’est qu’une moindre souffrance. « Tout bonheur est négatif, sans rien de positif ; nulle satisfaction, nul contentement, par suite, ne peut être de durée ; au fond ils ne sont que la cessation d’une douleur ou d’une privation, et, pour remplacer ces dernières, ce qui viendra sera  infailliblement ou une peine nouvelle ou quelque langueur, une attente sans objet, l’ennui » (§ 58, p. 404).

   PB : S’il est vrai que tel est le fait, lorsqu’on voit les choses clairement, comment en rendre raison ? Car il ne suffit pas, pour un philosophe, de prendre acte du fait, il faut encore « découvrir par des raisons toutes générales et a priori les racines profondes par où la douleur tient à l’essence même de la vie, ce qui la rend inévitable » (§ 59, p. 409).  D’où la nécessité d’expliciter, à  la manière kantienne,  les conditions de possibilité de l’expérience. Qu’est-ce donc que la vie pour que la douleur lui soit liée aussi intimement ? Quelle est son essence ?

   Thèse : L’essence de tout ce qui est s’appelle : la Volonté. Si Schopenhauer distingue, en bon kantien, le plan du phénomène et celui de la chose en soi, il ne suit pas Kant pour reconnaître que la chose en soi est un X inconnaissable et il détourne souvent le sens des concepts kantiens. Ainsi le monde que nous percevons n’est que notre représentation. Il est construit par les cadres innés propres à notre cerveau, espace, temps, causalité, (l’a priori kantien ou le transcendantal est réduit au cérébral) et à ce titre il n’est pas le monde dévoilé dans son essence. Mais celle-ci n’est pas radicalement inaccessible à notre intelligence. La métaphysique n’est donc pas condamnée à n’être que la connaissance des conditions transcendantales de la connaissance. Sans revenir à Aristote, Schopenhauer affirme : «Toutefois je prends le mot métaphysique en un sens qui correspond mieux au sens originel. J’ai, en effet, découvert que notre connaissance du monde n’est pas absolument renfermée dans le simple phénomène, mais que nous avons des données pour la connaissance de l’essence intérieure du monde… donc puisque la nature est simple phénomène, ce qui est au-delà de la nature, ce qui en est l’essence, l’en-soi de la nature donne lieu à une doctrine » (Deussen, X, p. 19. Cité par Alexis Philonenko dans Schopenhauer, Vrin, 1980, p. 69.70).

   PB : Quelle est la voie d’accès à l’intelligence métaphysique du monde ?

   Thèse : L’expérience de notre corps, répond notre philosophe. Certes, en tant qu’objet de représentation, le corps est un simple phénomène mais, en tant qu’il est vécu intérieurement, il s’éprouve, il se sent volonté. Nous avons une connaissance immédiate de la chose en soi à travers l’expérience de notre corps. Cette découverte n’est pas de l’ordre de la représentation mais du sentiment. La force dont notre corps est une objectivation parmi d’autres est sentie, vécue de l’intérieur. Il s’ensuit qu’elle ne s’enracine pas dans le phénomène et que seule cette expérience intuitive rend possible l’intelligence de la signification de ce qui est. « Le concept de volonté est le seul parmi tous les concepts possibles qui n’ait pas son origine dans le phénomène, dans une simple représentation intuitive, mais qui vienne du fond même de la conscience immédiate de l’individu, dans laquelle il se reconnaisse lui-même, dans son essence immédiate, sans aucune forme, même celle du sujet et de l’objet, attendu qu’ici le connaissant et le connu coïncident » (§ 22, p. 154).

   PB : Quel est le contenu de cette intuition singulière et universelle ?

   Thèse : Un contenu obscur à la raison mais expérimenté dans l’évidence de l’expérience sensible ou  affective : le savoir immédiat de notre corps est identique à la connaissance profonde de l’Être. « Chacun a conscience qu’il est lui-même cette volonté, volonté constitutive de l’être intime du monde : chacun aussi a conscience qu’il est lui-même le sujet connaissant dont le monde entier est la représentation ; ce monde n’a donc d’existence que par rapport à la conscience qui est son support nécessaire. Ainsi sous ce double rapport, chacun est lui-même, le monde entier, le microcosme ; chacun trouve les deux faces du monde pleines et entières en lui. Et ce que chacun reconnaît comme sa propre essence épuise aussi l’essence du monde entier, du macrocosme ; ainsi le monde est comme l’individu, partout volonté, partout représentation, et, en dehors de ces deux éléments, il ne reste aucun résidu » (§ 29, p. 213). Tout dans l’univers peut être considéré comme mû par la Volonté. Voilà pourquoi la phénoménologie de l’existence se fondant dans une métaphysique de la nature, le début de notre texte en rappelle l’intuition principielle : «Déjà en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime l’effort, un effort continu, sans but, sans repos; mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment ».

   PB : Qu’est-ce que Schopenhauer entend par Volonté ?

   Thèse : « Effort », « effort continu, sans but, sans repos », « soif inextinguible » répond notre texte. La volonté ou le vouloir-vivre se confond avec la puissance de la vie comme dynamisme aveugle, mouvement ou « tendance vers », sans aucun objet ou finalité assignable. Il s’ensuit que tous les objets ou les buts que le désir fantasme comme promesses de bonheur sont des objets et des buts illusoires impuissants par nature à apporter le contentement. L’homme, comme tous les étants, est le jouet inconscient de cette force absurde que seul l’obstacle arrête.  D’où une existence haletante, toujours en manque, expatriée de la plénitude de l’être ou de toute forme de repos.  « Jamais de but vrai, jamais de satisfaction finale, nulle part un lieu de repos » (§ 56, p. 391). Et cela se vérifie à tous les niveaux de la nature, de la pierre qui tombe au désir humain en passant par les mouvements de la plante. En eux la volonté poursuit sa ronde sans commencement ni fin, avec l’obstination répétitive de ce qui a la permanence, l’universalité et l’éternité de l’essence.

   PB : En quel sens la souffrance est-elle l’effet nécessaire de l’essence de la vie à savoir de  la volonté ?

   Thèse : Le texte l’affirme explicitement : « c’est par nature, nécessairement » que l’homme et la bête « doivent devenir la proie de la douleur ». Nulle contingence au principe de ce fait. Pour le comprendre, il suffit d’être attentif à ce qu’implique l’expérience du désir. Désirer, c’est aspirer à la possession d’un objet dont on est actuellement privé. On ne tend pas vers ce que l’on possède mais vers ce que l’on n’a pas. Le désir est  lié au manque et le manque est par principe douleur de la privation. Mais la possession de l’objet convoité n’apporte pas davantage le bonheur espéré. Sans doute par contraste avec la souffrance précédente, la satisfaction du désir semble receler une positivité, cependant si satisfaction il y a, elle est de courte durée, plus ou moins décevante par rapport au bonheur fantasmé et surtout, en l’absence d’un nouveau désir, l’homme est confronté à l’angoisse du néant, au vide de son existence, c’est-à-dire à l’expérience douloureuse de l’ennui.

   Il faut donc admettre que « la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ». Elle est  souffrance et cela tient à l’essence de la volonté qui ne veut rien d’autre que sa propre affirmation. Absurde jeu des Danaïdes, douleur du désir insatisfait ou ennui mortel d’une existence confrontée à sa vanité, il n’y a décidément pas d’expérience positive du bonheur pour les hommes.

   PB : Quelle leçon, faut-il tirer de cette constatation? ?

   Thèse : Une leçon bien étrange, dont l’étrangeté même est significative du tragique existentiel. La tradition n’a-t-elle pas toujours opposé  l’enfer comme lieu de toutes les souffrances au paradis comme lieu de tous les délices ? La lucidité schopenhauerienne  dissipe cette illusion emblématique des aveuglements de la conscience. Nous croyions que le désir comblé signifiait jouissance, plénitude d’un bonheur enfin éprouvé. Nous découvrons qu’une vie où tous les besoins sont satisfaits n’est pas plus réjouissante (ou « une vie de rêve » selon l’expression consacrée) qu’une vie de nécessiteux. Dans l’une, on souffre de privation et dans l’autre d’ennui. L’une est la malédiction des classes laborieuses, l’autre est le fléau des nantis.

   « Le fléau perpétuel du peuple est le besoin, l’ennui est celui du monde aisé. Dans la vie civile, il est représenté par le dimanche, alors que le besoin l’est par les six jours de la semaine.» (§ 57, p. 396)

  Conclusion:

    Il n’y a pas de pessimisme plus radical, plus définitif que celui de Schopenhauer. De moins discutable aussi. Non point parce qu’il serait la vérité de l’expérience humaine mais parce qu’il s’étaie sur une intuition et disqualifie par principe le point de vue de la raison:

      Il a bien pris soin d’innocenter sa pensée du mirage dont celle des autres est, à ses yeux, le jouet et il a ouvert des voies de salut. Qu’il s’agisse de la contemplation philosophique, esthétique, de la morale de la pitié et de l’ascétisme, la solution se trouve dans une conversion de l’existence, dans sa libération du vouloir-vivre, dans un exercice de l’intellect affranchi de la volonté.

    Je dois avouer que le plaisir de le lire n’exclut pas mon impossibilité de souscrire à son pessimisme. Je ne peux accepter ni son nihilisme, ni cet art, qui est celui de tous les penseurs du soupçon, de placer sa pensée en situation d’exception par rapport à celle des autres. J’ai toujours vu dans cette stratégie le comble de la mystification dont le démystificateur se croit  le seul indemne. Bref, la question est de savoir qui déchire le mieux le voile de Maya. J’ai la faiblesse de penser que les grands représentants de la sagesse y parviennent bien mieux que Schopenhauer parce que je ne peux me défendre de soupçonner notre penseur de construire  la philosophie de son pathos.

 PS: Pour une excellente analyse des figures et des métamorphoses de l’ennui chez Schopenhauer, lire absolument le petit livre de Didier Raymond: Schopenhauer, (Seuil, 1979, 1995.)

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Pour préciser et approfondir les significations.

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   « Un simple coup d’œil nous fait découvrir les deux ennemis du bonheur humain : ce sont la douleur et l’ennui. En outre, nous pouvons observer que, dans la mesure où nous réussissons à nous éloigner de l’un, nous nous rapprochons de l’autre, et réciproquement; de façon que notre vie représente en réalité une oscillation plus ou moins forte entre les deux. Cela provient du double antagonisme dans lequel chacun des deux se trouve envers l’autre, un antagonisme extérieur ou objectif et un antagonisme intérieur ou subjectif. En effet, extérieurement, le besoin et la privation engendrent la douleur; en revanche, la sécurité et la surabondance font naître l’ennui. C’est pourquoi nous voyons la classe inférieure du peuple luttant incessamment contre le besoin, donc contre la douleur, et par contre la classe riche et élevée dans une lutte permanente, souvent désespérée, contre l’ennui.

    Intérieurement, ou subjectivement, l’antagonisme se fonde sur ce que dans tout individu la facilité à être impressionné par l’un des maux est en raison inverse de celle d’être impressionné par l’autre ; car cette susceptibilité est déterminée par la mesure des forces intellectuelles. En effet, un esprit obtus va toujours de pair avec une sensibilité obtuse et un manque d’irritabilité, ce qui rend l’individu peu accessible aux douleurs et aux chagrins de toute espèce et de tout degré; mais cette même qualité obtuse de l’intelligence produit, d’autre part, ce vide intérieur qui se peint sur tant de visages et qui se trahit par une attention toujours en éveil à l’égard de tous les événements, même les plus insignifiants, du monde extérieur; c’est ce vide qui est la véritable source de l’ennui et celui qui en souffre aspire avec avidité à des excitations extérieures, afin de parvenir à mettre en mouvement son esprit et son cœur par n’importe quel moyen. Aussi n’est-il pas difficile dans le choix des moyens; on le voit assez à la piteuse mesquinerie des distractions auxquelles se livrent les hommes, au genre de sociétés et de conversations qu’ils recherchent, non moins qu’au grand nombre de flâneurs et de badauds qui courent le monde. C’est principalement ce vide intérieur qui les pousse à la poursuite de toute espèce de réunions, de divertissements, de plaisirs et de luxe, poursuite qui conduit tant de gens à la dissipation et finalement à la misère.»

    Aphorismes sur la sagesse de la vie, Puf, Quadrige, p. 14. 15. Traduction A. Cantacuzène.

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 A)    La souffrance est le fond de toute vie en vertu de l’essence même de la vie : la volonté.

  «  Cet effort qui constitue le centre, l’essence de chaque chose, c’est au fond le même, nous l’avons depuis longtemps reconnu, qui en nous, manifesté avec la dernière clarté, à la lumière de la pleine conscience, prend le nom de volonté. Est-elle arrêtée par quelque obstacle dressé entre elle et son but du moment : voilà la souffrance. Si elle atteint ce but, c’est la satisfaction, le bien-être, le bonheur. Ces termes, nous pouvons les étendre aux êtres du monde sans intelligence; ces derniers sont plus faibles, mais, quant à l’essentiel, identiques à nous. Or, nous ne les pouvons concevoir que dans un état de perpétuelle douleur, sans bonheur durable. Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas satisfait. Or, nulle satisfaction n’est de durée; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau. Nous voyons le désir partout arrêté, partout en lutte, donc toujours à l’état de souffrance; pas de terme dernier à l’effort; donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance.

   Mais ce que nous découvrons, dans la nature dépourvue d’intelligence, à force d’attention pénétrante et concentrée, nous saute aux yeux, dans le monde des êtres intelligents, dans le règne animal, où il est aisé de faire voir que la douleur ne s’interrompt pas. Toutefois ne nous attardons pas à ces degrés intermédiaires; arrivons à cette hauteur où tout s’éclaire à la lumière de l’intelligence la plus parfaite, à l’homme. Car, à mesure que la volonté revêt une forme phénoménale plus accomplie, à mesure aussi la souffrance devient plus évidente. Dans les plantes, pas de sensibilité encore; pas de douleur par suite; chez les animaux les plus infimes, les infusoires et les radiés, à peine un faible commencement de souffrance; même chez les insectes, la faculté de recevoir des impressions et d’en souffrir est fort limitée encore; il faut arriver aux vertébrés, avec leur système nerveux complet, pour la voir grandir, et du même pas que l’intelligence. Ainsi, selon que la connaissance s’éclaire, que la conscience s’élève, la misère aussi va croissant; c’est dans l’homme qu’elle atteint son plus haut degré, et là encore elle s’élève d’autant plus que l’individu a la vue plus claire, qu’il est plus intelligent ; c’est celui en qui réside le génie, qui souffre le plus. C’est en ce sens, en l’entendant du degré même de l’intelligence, non du pur savoir abstrait, que je comprends et que j’admets le mot du Koheleth : Qui auget scientiam, auget et dolorem, [Qui accroît sa science, accroît aussi sa douleur.] (Ecclésiaste, I, 18)  – Ainsi, il y a un rapport précis entre le degré de la conscience et celui de la douleur […]

   Il s’agit de considérer de ce biais, dans l’existence humaine, la destinée qui appartient par essence à la volonté en elle-même. Chacun saura aisément retrouver chez la bête, quoique dans un degré inférieur, les mêmes traits ; et ainsi on se convaincra suffisamment par le spectacle de l’animalité souffrante, combien la souffrance est le fond de toute vie »

   Le monde comme volonté et comme représentation, I, IV, § 56. Traduction A. Burdeau, PUF, (1966. 2008), p. 391.392.

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B)    La vie oscille comme un pendule de la souffrance à l’ennui.

  « A chacun des degrés de l’échelle, à partir du point où luit l’intelligence, la volonté se manifeste en un individu. Au milieu de l’espace infini et du temps infini, l’individu humain se voit, fini qu’il est, comme une grandeur infime devant celles-là; comme elles sont illimitées, les mots où et quand, appliqués à sa propre existence, n’ont rien d’absolu; ils sont tout relatifs; son lieu, sa durée ne sont que des portions finies dans un infini, un illimité. – Son  existence est confinée dans le présent, et, comme celui-ci ne cesse de s’écouler dans le passé, son existence est une chute perpétuelle dans la mort, un continuel trépas; sa vie passée, en effet, à part le retentissement qu’elle peut avoir dans le présent, à part l’empreinte de sa volonté, qui y est marquée, est maintenant bien finie, elle est morte, elle n’est plus rien; si donc il est raisonnable, que lui importe qu’elle ait contenu des douleurs ou des joies? Quant au présent, entre ses mains même, perpétuellement il se tourne en passé; l’avenir enfin est incertain, et tout au moins court. Ainsi, considérée selon les seules lois formelles, déjà son existence n’est qu’une continuelle transformation du présent en un passé sans vie, une mort perpétuelle. Voyons-la maintenant du point de vue physique; rien de plus clair encore; notre marche n’est, comme on sait, qu’une chute incessamment arrêtée; de même la vie de notre corps n’est qu’une agonie sans cesse arrêtée, une mort d’instant en instant repoussée; enfin, l’activité même de notre esprit n’est qu’un ennui que de moment en moment l’on chasse. A chaque gorgée d’air que nous rejetons, c’est la mort qui allait nous pénétrer, et que nous chassons; ainsi nous lui livrons bataille à chaque seconde, et de même, quoique à de plus longs intervalles, quand nous prenons un repas, quand nous dormons, quand nous nous réchauffons, etc. Enfin il faudra qu’elle triomphe; car il suffit d’être né pour lui échoir en partage; et si un moment elle joue avec sa proie, c’est en attendant de la dévorer. Nous n’en conservons pas moins notre vie, y prenant intérêt, la soignant, autant qu’elle peut durer; quand on souffle une bulle de savon, on y met tout le temps et les soins nécessaires; pourtant elle crèvera, on le sait bien.

   Déjà en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime l’effort, un effort continu, sans but, sans repos; mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la ·proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui; leur nature, leur existence leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui. » Ibid. § 57, p. 393.394.

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C)    La grande affaire de l’existence : échapper à l’ennui et vivre moins par amour de la vie que par crainte de la mort.

 « Pour la plupart, la vie n’est qu’un combat perpétuel pour l’existence même, avec la certitude d’être enfin vaincus. Et ce qui leur fait endurer cette lutte avec ses angoisses, ce n’est pas tant l’amour de la vie, que la peur de la mort, qui pourtant est là, dans l’ombre, prête à paraître à tout instant. – La  vie elle-même est une mer pleine d’écueils et de gouffres; l’homme, à force de prudence et de soin, les évite, et sait pourtant que, vînt-il à bout, par son énergie et son art, de se glisser entre eux, il ne fait ainsi que s’avancer peu à peu vers le grand, le total, l’inévitable et l’irrémédiable naufrage ; qu’il a le cap sur le lieu de sa perte, sur la mort ; voilà le terme dernier de ce pénible voyage, plus redoutable pour lui que tant d’écueils jusque-là évités.

   Et de même, il faut bien le remarquer, d’une part les souffrances et les tourments arrivent facilement à un degré où la mort nous devient désirable et nous attire sans résistance; et pourtant qu’est-ce que la vie, sinon la fuite devant cette même mort? Et d’autre part, le besoin et la souffrance ne nous accordent pas plus tôt un répit, que l’ennui arrive; il faut, à tout prix, quelque distraction. Ce qui fait l’occupation de tout être vivant, ce qui le tient en mouvement, c’est le désir de vivre. Eh bien, cette existence, une fois assurée, nous ne savons qu’en faire, ni à quoi l’employer! Alors intervient le second ressort qui nous met en mouvement, le désir de nous délivrer du fardeau de l’existence, de le rendre insensible, «de tuer le temps », ce qui veut dire de fuir l’ennui. Aussi voyons-nous la plupart des gens à l’abri du besoin et des soucis, une fois débarrassés de tous les autres fardeaux, finir par être à charge à eux-mêmes, se dire, à chaque heure qui passe: autant de gagné! à chaque heure, c’est-à-dire à chaque réduction de cette vie qu’ils tenaient tant à prolonger; car à cette œuvre ils ont jusque-là consacré toutes leurs forces. L’ennui, au reste, n’est pas un mal qu’on puisse négliger; à la longue il met sur les figures une véritable expression de désespérance. Il a assez de force pour amener des êtres, qui s’aiment aussi peu que les hommes entre eux, à se rechercher malgré tout; il est le principe de la sociabilité. On le traite comme une calamité publique; contre lui, les gouvernements prennent des mesures, créent des institutions officielles; car c’est avec son extrême opposé, la famine, le mal le plus capable de porter les hommes aux déchaînements extrêmes : panem et circenses! voilà ce qu’il faut au peuple. Le système pénitentiaire en vigueur à Philadelphie n’est que l’emploi de l’isolement et de l’inaction, bref de l’ennui, comme moyen de punition; or l’effet est assez effroyable pour décider les détenus au suicide. Comme le besoin pour le peuple, l’ennui est le tourment des classes supérieures. Il a dans la vie sociale sa représentation le dimanche; et le besoin, les six jours de la semaine. » § 57, p. 395.396.

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   D)    « le bonheur m’ennuie » écrit Julie à son ancien amant.

 

   «  Voilà ce que j’éprouve en partie depuis mon mariage et depuis votre retour. Je ne vois partout que sujets de contentement, et je ne suis pas contente ; une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre ; l’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper ; il lui reste une force inutile dont il ne sait pas que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens ; mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse, le bonheur m’ennuie.

  Concevez-vous quelque remède à ce dégoût du bien-être ? »

     Rousseau. La Nouvelle Héloïse, VI, Lettre VIII. (1761).

PS: Ce texte est la suite de celui qui est expliqué ici: https://www.philolog.fr/malheur-a-qui-na-plus-rien-a-desirer-rousseau/ [1]