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La perfectibilité. Rousseau.

Jean-Jacques Rousseau

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  « Mais quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui à l’aide des circonstances développe toutes les autres et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie et son espèce au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ?

 

   N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature »

       Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle. 1755. Première partie.

       (Cette question était proposée par l’Académie de Dijon qui n’attribua pas le prix à Rousseau mais à un certain abbé Talbert)

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Remarques liminaires :

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  Thème : La nature de l’homme avec à l’arrière plan la difficile question de ce qui la distingue de celle de l’animal. Si nous appartenons au genre animal, nous avons en effet une différence spécifique.

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  Questions ou problématique : Quelle est donc cette différence spécifique ? Rousseau suggère que cette question est sujette à dispute c’est-à-dire à débat. Par exemple, on a pu affirmer que ce qui distingue l’homme de l’animal c’est la raison ou l’entendement. Or cette réponse n’est pas à l’abri de toute discussion. Si avec les empiristes, on dérive la production des idées des impressions sensibles il faut admettre que « tout animal a ses idées puisqu’il a des sens ; il combine même ses idées jusqu’à un certain point et l’homme ne diffère à cet égard que du plus au moins, quelques philosophes ont même affirmé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête. Ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique » (Rousseau)

  En faisant de la perfectibilité, la ligne de démarcation entre l’homme et l’animal Rousseau prétend énoncer un critère infaillible. De fait, on ne peut nier que la condition des hommes change dans le temps, que l’historicité est essentielle au fait humain. Au contraire la temporalité, le devenir ne sont pas essentiels au fait animal. L’animal est, il ne devient pas. Son immutabilité est un autre nom de sa stricte naturalité. L’homme n’est pas, il devient, ses caractéristiques présentes étant le produit de toutes les acquisitions qui l’ont sculpté.

   Cette prise de conscience fonde de nouvelles interrogations. Qu’est-ce que l’homme «  tel qu’il a dû sortir des mains de la nature » ? Il s’est éloigné dit le texte de sa condition originaire or comment concevoir cette dernière ? Car il est impossible de trouver dans le réel matière à observer l’homme naturel. Ce que l’on observe c’est toujours « l’homme de l’homme » c’est-à-dire des hommes tels qu’ils sont devenus au sein de tel ou tel contexte culturel. D’où le problème que doit affronter Rousseau dans ce discours : comment démêler ce qu’il y a d’historique et ce qu’il y a d’originaire en nous ?  «  Ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent » (Rousseau).

   Remarquons combien Rousseau est clair : l’état de nature n’est pas une réalité historique. C’est une fiction théorique dont nous devons élaborer rationnellement l’idée pour comprendre ce que nous sommes c’est-à-dire au fond pour savoir si la perfectibilité est la chance de l’humanité ou au contraire sa malédiction.

  Car tel est le second enjeu de ce texte. Faut-il se réjouir de cette faculté spécifiquement humaine ou faut-il la déplorer ? Seule une réflexion sur l’histoire humaine peut permettre de répondre à cette question. Alors l’aventure humaine est-elle synonyme de progrès, de perfectionnement physique et moral, d’humanisation ou de dénaturation ?

   L’élucidation de cette question requiert de se faire une idée de la condition humaine avant toutes les transformations rendues possibles par la perfectibilité et les circonstances occasionnelles sans lesquelles elle n’aurait pas pu s’exercer. Comment s’y prendre pour décrire la condition humaine originaire ? La méthode rousseauiste est d’une grande rigueur. Si l’on veut penser le naturel, le sauvage, il faut ôter de l’homme que nous sommes, tout ce qui en lui procède du social et des acquisitions culturelles. On obtient ainsi «  un animal moins fort que les uns, moins habile que les autres mais à tout prendre organisé le plus avantageusement de tous » (Rousseau) Le sauvage ne parle pas, il ne pense pas, ne vit pas en relation sociale avec autrui. Manière de dire que c’est au sein d’un contexte social que nous devenons des hommes au point de vue psychique. L’état de nature est donc, cohérence oblige, un état de dispersion et un état de nullité : ni langage, ni pensée, ni intelligence, ni technique, ni relation, ni moralité. Solitude donc indépendance ou liberté, hébétude intellectuelle donc innocence et tranquillité, absence de développement technique et scientifique donc robustesse et harmonie avec la nature.

   Si nous comparons ce tableau avec celui de l’homme civil est-il si sûr que nous ayons gagné au change ? S’il est vrai que l’homme civil a perdu la liberté (« il est devenu le tyran de lui-même ») a rompu l’harmonie avec la nature («  il est devenu le tyran de la nature ») a perdu la paix et l’innocence du sauvage (« il ne coule plus des jours tranquilles et innocents ») s’il est vrai que la servitude, la méchanceté et le malheur sont le lot de l’homme civilisé ne faut-il pas avec Rousseau regretter la perfectibilité ? Même si ce constat est mélancolique (« il serait triste ») parce qu’enfin, si la perfectibilité fait éclore nos vices, elle est aussi la condition de nos vertus. Faut-il donc disjoindre la perfectibilité de l’idée de progrès et comprendre que ce que l’on gagne sur un terrain on le perd sur l’autre de telle sorte que, dans la balance des gains et des pertes, le lot des pertes est finalement plus important ?

   Telle est la thèse qui a rendu célèbre Rousseau. En plein siècle des Lumières, ce siècle si confiant dans les vertus de la civilisation et les promesses du progrès « le promeneur solitaire » dénonce les méfaits de la civilisation, disqualifie de manière prophétique l’idée de progrès.

   Il s’expose ainsi aux sarcasmes du superficiel Voltaire. Celui-ci écrit dans une lettre du 30 août 1755 «  J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain, je vous remercie…On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes, il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous ou moi ».

   Mais il est parfaitement bien compris du grand Kant : « Quant au tableau hypocondriaque (en sombres couleurs) que Rousseau trace de l’espèce humaine se risquant à sortir de l’état de nature, il ne faut pas y voir le conseil d’y revenir, de reprendre le chemin des forêts ; ce n’est pas là son opinion véritable ; il voulait exprimer la difficulté pour notre espèce d’accéder à sa destination en suivant la route d’une approche continuelle ; une telle opinion n’est pas à considérer comme une histoire en l’air ; l’expérience des temps anciens et modernes doit embarrasser tout individu qui réfléchit et rendre pour eux douteux le progrès de notre espèce » (Anthropologie Pragmatique).

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                               Explication du texte :

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  Introduction :

  Qu’en est-il de la nature de l’homme?  Si son genre proche c’est l’animal, quelle est sa différence spécifique ? Telle est la question que Rousseau affronte dans ce texte. Il en souligne d’emblée la difficulté. Il y a là un objet problématique qui cristallise aujourd’hui comme hier un véritable débat. Avec la notion de « dispute » Rousseau suggère que la question peut s’élucider de plusieurs manières sans qu’aucune ne soit satisfaisante. Aristote, par exemple, définit l’homme comme l’animal raisonnable or la raison semble davantage être le résultat d’un développement culturel qu’une caractéristique innée. Sans les apprentissages linguistiques, sans l’action d’un milieu social sur le petit de l’homme celui-ci n’advient pas comme un être rationnel et raisonnable. Il est donc  contestable de définir la nature humaine par un attribut qui procède, au moins dans son éclosion, du fait de culture. Rousseau reproche ainsi à la thèse rationaliste, l’inconséquence de prendre l’effet pour la cause. La thèse empiriste prompte à dériver l’humanité de l’animalité n’est pas plus satisfaisante car il semble bien qu’il n’y ait pas de continuité entre l’homme et les autres êtres vivants. Le fait culturel consubstantiel au fait humain est un Rubicon que l’animal n’a jamais franchi. Il s’ensuit que la discontinuité entre l’ordre humain et l’ordre animal est irréductible. Comment en rendre compte ? En quoi consiste cette différence de nature et comment la juger ? Rousseau établit que c’est la perfectibilité et il se demande si cette faculté qui est au principe du développement historique de l’espèce humaine, des conquêtes de la civilisation est la chance de l’humanité ou «  la source de tous ses malheurs ».

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1)              La perfectibilité

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  Rousseau nous invite avec cette notion à prendre acte d’un fait : l’homme a une histoire, pas l’animal. Les abeilles qu’observe Von Frisch au vingtième siècle sont les mêmes que celles que décrivait Virgile. Elles exécutent les mêmes danses, accomplissent les mêmes fonctions, s’adaptent à leur milieu selon les mêmes modalités. Et cela se vérifie dans tout le règne animal, même s’il est possible de citer quelques exemples d’écart par rapport à la norme naturelle. Rien de tel avec l’homme dont la condition se place sous le signe du changement. La diversité, la multiplicité de ses visages dans le temps et dans l’espace frappent tout observateur attentif de la réalité humaine. Comment être aveugle à la distance séparant le savant et le technicien modernes de leurs homologues ancestraux, le membre de la société agraire et esclavagiste de celui de la société industrielle et démocratique ? Avec l’homme émerge une modalité d’être dans laquelle la dimension historique et culturelle est essentielle. La société et l’histoire jouent pour chaque homme le rôle de l’espèce pour l’animal.

   Ce fait ne peut être récusé et il faut déployer les significations qui l’éclairent :

 –   Il signifie d’abord que l’animal naît programmé par un code naturel c’est-à-dire par un instinct. Il naît équipé des outils et des savoir-faire lui permettant de s’adapter à la nature selon des moyens et en vue de fins exclusivement biologiques. L’animal n’a pas besoin d’inventer et d’apprendre les opérations propres à assurer sa conservation, il ne fixe pas les règles de sa conduite. Comme l’écrit Kant : « une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui ». La contrepartie c’est qu’il ne s’émancipe pas de la règle naturelle. Il ne peut pas s’écarter, dévier, devenir autre. Il est d’emblée tout ce qu’il peut être. Sa naturalité exclut toute forme de liberté et de progrès.

 –   Par opposition, l’homme naît indéterminé. Le propos rousseauiste nous demande de prendre la mesure de cette indétermination. L’homme n’est même pas déterminé par la perfectibilité. Celle-ci aurait très bien pu ne pas s’exercer et l’homme serait resté au point zéro de l’histoire si des hasards (inondation, sécheresse conduisant les sauvages à se rassembler dans un même espace par exemple) ne l’avaient pas mis en situation d’en faire usage. Notons que la possibilité de changer ou perfectibilité n’est pas l’intelligence. Sans doute celle-ci est-elle une virtualité humaine mais sans la perfectibilité elle ne se serait pas développée. L’homme serait resté « un animal stupide et borné ». Ce que Rousseau pointe avec cette notion, c’est donc un trait distinctif de la nature humaine consistant à ne pas être figée dans les limites d’une nature. Il y a du jeu en elle (comme on dit qu’il y a du jeu dans un rouage) et ce jeu est la marque en creux d’une infinité de possibles. Non programmé à déployer son existence sous telle ou telle forme, l’homme a la possibilité d’en revêtir de très diverses. Son visage n’est pas dessiné d’avance, il est sculpté par les contingences de son devenir. L’homme n’est pas l’effet d’une nature, il est le produit d’une histoire. L’anthropologie culturelle montre ainsi que l’aventure de l’espèce humaine s’est déclinée au pluriel, selon des plans d’historisation très différents de telle sorte que l’homme occidental n’est pas un yanömani (peuple nomade vivant dans les montagnes reculées entre le Venezuela et le Brésil, aujourd’hui victime d’un véritable ethnocide). L’homme de la société moderne n’est pas l’homme de la société traditionnelle. Est-il nécessairement un homme plus humain ? La question sera abordée à la fin du texte. Pour l’instant, Rousseau interroge la condition de possibilité de la plasticité humaine qu’il déchiffre sous le nom de perfectibilité.

 –   Elle signifie que l’hérédité biologique ne suffit pas à caractériser l’homme comme membre de l’espèce humaine. Le développement de ses potentialités propres (aptitudes linguistiques, intellectuelles, symboliques, morales etc.) ne procède pas de la seule impulsion de sa nature.  Elles resteraient en friche sans les apprentissages, la formation qu’il reçoit de son milieu social. C’est par l’imitation, l’éducation, autrement dit par son héritage culturel qu’un homme se définit. Si les conduites animales relèvent d’un code naturel, les conduites humaines relèvent d’un code culturel.

 –   Mais l’idée de perfectibilité signifie aussi que la nature humaine n’est pas plus enfermée dans les frontières d’une culture qu’elle ne l’est dans celles d’une nature. Elle récuse tout autant ceux qui veulent enraciner l’homme dans une culture (nationalisme, romantisme, communautarisme) que ceux qui l’enracinent dans une nature (biologisme, racisme). La non- nature humaine est une nature ouverte. C’est celle de son histoire, une histoire qu’il fait, tout autant qu’elle le fait.

 –   La perfectibilité constitue ainsi l’homme comme l’être dont la nature est de transformer la nature en lui (éducation) et hors de lui (travail). Il se produit comme sujet historique dans une temporalité qu’il est permis de penser comme l’odyssée de la perfectibilité ou de la liberté, une liberté souvent trébuchante mais qui ne doit qu’à elle-même tout ce qu’elle peut être. Par cette analyse, Rousseau énonce une idée force du siècle des Lumières. Celle qui aboutira à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, puisque ce texte ne fera que dégager la signification éthique de la distinction entre l’homme et l’animal. Dans ses Fondements du Droit Naturel (1796) Fichte le précisera : « En un mot, tous les animaux sont achevés et parfaits, l’homme est seulement indiqué, esquissé… Tout animal est ce qu’il est ; l’homme seul originairement n’est rien. Il doit devenir ce qu’il doit être et puisqu’il doit être un être pour soi, il doit le devenir par lui-même. La nature a achevé toutes ses œuvres mais elle a abandonné l’homme et l’a remis à lui-même ».

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2)              La perfectibilité jugée : ses faiblesses, ses dangers.

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                      a) Ses faiblesses.

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  Dans la deuxième partie du texte Rousseau est moins sensible à ce que la perfectibilité présuppose de liberté et de grandeur qu’à ce qu’elle recèle de faiblesses et de dangers.

   Ainsi, si ce sont les acquisitions qui font un homme au point de vue psychique, il s’ensuit que son être est coextensif à sa mémoire. Mémoire incorporée sous la forme d’habitudes ou mémoire- souvenir, peu importe, le moindre de nos gestes ( marcher, parler, tenir un crayon ou une fourchette) est le produit d’un apprentissage par lequel on a appris à faire ce que l’on fait. Or une mémoire peut se perdre. Elle a la fragilité de ce qui n’est pas inscrit dans l’immutabilité d’une nature mais se conquiert dans le temps. Le vieillard en fait l’amère expérience lorsque, au soir de sa vie « il retombe, comme on dit, en enfance ». Sauf que l’expression est bien mal choisie car l’enfance est une aube où tout est encore possible alors que la vieillesse est un crépuscule où plus rien ne l’est. Privé par les effets de l’âge ou de la maladie (Alzheimer) de son patrimoine culturel l’homme « retombe ainsi plus bas que la bête ». Rousseau veut dire que comparé à l’animal « qui n’a rien acquis…et n’a rien non plus à perdre » le vieillard est un être misérable ne devant sa survie qu’à sa prise en charge par d’autres. En ce sens, l’animal est bien mieux armé. Sans doute ne peut-il pas progresser, s’inventer mais son immobilisme a l’avantage de la stabilité. L’imbécillité n’est pas un horizon possible pour la bête pour la même raison que l’intelligence n’en est pas un. Rousseau ne prétend pas que l’imbécillité est un destin inéluctable mais c’est un risque dont les gérontologues savent qu’il n’a rien d’imaginaire.

   L’argument peut être transféré au plan de l’histoire collective. Les acquisitions historiques sont fragiles. Il suffit qu’une génération renonce à transmettre, à former ses enfants, à cultiver leurs mémoires, à exercer leurs talents pour que l’expérience séculaire des hommes s’abîme dans l’oubli ou le néant. Sous l’effet d’une calamité quelconque (pensons à l’effet momentanément dévastateur des grandes invasions en Europe aux IV°,V° ; VI° siècles) on peut imaginer que soit englouti le capital historique de l’humanité. Par exemple, on ne sait plus comment les maîtres verriers du Moyen- Age procédaient pour obtenir certaines couleurs. Une découverte peut se perdre, une institution admirable peut être détruite. Perdant ce qu’elle avait conquis, l’humanité doit alors recommencer le chemin qui sépare le degré zéro de l’histoire d’un état donné de développement.

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                         b) Ses dangers.

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  Si la rançon de la perfectibilité était seulement ce qui vient d’en être dit, on n’aurait pas trop à s’en plaindre. Mais à la fin du texte le ton change. Certes Rousseau est prudent. Il emploie le conditionnel (« il serait triste ») il déplore le constat que la lucidité exige mais il n’y a pas d’équivoque dans son propos. La perfectibilité, apprend-on, est ambiguë : «  elle fait éclore nos vices et nos vertus, nos lumières et nos erreurs », elle est même franchement mauvaise puisque :

 « Elle est la source de tous les malheurs de l’homme ».

 « Elle l’a éloigné d’une condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ».

 « Elle le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature ».

  Rousseau énonce ici la thèse l’ayant rendu célèbre. Il se demande si le développement de nos aptitudes dont la faculté de changer est le ressort et l’histoire l’effet est nécessairement un bien. Ce qu’il observe le fait douter des effets heureux de la perfectibilité. L’ambivalence tragique de l’historicité lui saute aux yeux. Il nous invite ainsi à dissocier l’idée de perfectibilité de celle de progrès. Changer n’est pas synonyme de progresser. Perfectibilité ne connote pas, par principe, perfectionnement. A une époque où le mot d’ordre politique pour rallier les suffrages est le mot magique de changement, la méditation rousseauiste est salutaire.

   On parle de progrès lorsque, comparant deux états historiques, on considère que l’état d’arrivée est supérieur à l’état de départ. L’idée du progrès contrairement à celle de changement ou d’évolution, implique un jugement de valeur. Il faut donc expliciter les critères au nom desquels on juge. Les critères rousseauistes sont implicitement énoncés. Le philosophe apprécie le développement historique en fonction de trois valeurs : le bonheur, l’innocence, la liberté.

   Cette appréciation requiert par ailleurs de se faire une idée de ce qu’a dû être la condition originaire de l’homme. L’élaboration théorique de cette idée permet de dire que tel qu’« il a dû sortir des mains de la nature », l’homme est heureux, innocent et libre. « Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas ; et voilà ses besoins satisfaits…Ses désirs ne passent pas ses besoins physiques ; les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la nourriture, une femelle et le repos ; les seuls maux qu’il craigne sont la douleur et la faim…Je voudrais bien qu’on m’expliquât quel peut être le genre de misère d’un être libre dont le cœur est en paix et le corps en santé ».

  A l’opposé l’homme tel que la civilisation l’a produit offre le spectacle du malheur, de la perversité ou méchanceté et de la servitude. On ne peut mieux résumer le pessimisme historique de Rousseau, son extraordinaire intelligence de la réalité humaine et en particulier du social. Il s’agit de comprendre que tous nos maux viennent du développement de nos vertus et qu’à tout prendre, la condition sauvage est moins terrible que celle de l’homme civilisé.

   De fait, penser avec cohérence l’homme naturel (le sauvage) c’est penser un homme seul, sans parole, sans pensée (il n’a donc pas l’idée de la mort et conséquemment ne connaît pas l’angoisse), sans passion (l’amour, la haine, le désir, la jalousie supposent d’être en relation avec l’autre). Au degré zéro de l’histoire l’homme est un « animal stupide et borné » mais cette hébétude intellectuelle est synonyme d’innocence. Le sauvage n’est pas mauvais (Rousseau dit qu’il est nul) pour la même raison qu’il ne peut pas être bon. Son existence se déploie en deçà de la sphère morale dans l’expression innocente de ses tendances naturelles. Il est mû par deux tendances : l’amour de soi ou tendance à persévérer dans son être et à rechercher sa propre satisfaction, que tempère la pitié ou répugnance instinctive à voir souffrir son semblable. Le sauvage ignore le trouble des passions qui trouvent, au contraire, dans la vie civile et les raffinements de la conscience, le terreau propice à leur embrasement avec les effets délétères qui s’ensuivent.

   Bref, il n’y a d’innocence qu’à l’état sauvage. Dès que l’homme fait société avec l’homme le pire est au rendez-vous. L’orgueil, le goût de paraître, la rage de dominer et de posséder se développent, l’homme se compare avec l’autre homme et les inégalités qui ne pouvaient pas apparaître dans l’état de dispersion surgissent et se sédimentent. Le plus fort, le plus séduisant, le plus industrieux, le plus intelligent dévoile son contraire avec l’humiliation qui en résulte pour ce dernier. D’où les affres de la honte, du mépris de soi pour celui qui passe mal la comparaison et qui subit l’inégalité dans des institutions où la relation dominant, dominé, riche, pauvre, honoré, méprisé donnent la caution du droit au fait. L’homme civil n’est donc pas un homme heureux. C’est qu’il a perdu sa liberté en même temps qu’il a perdu l’innocence et la tranquillité du sauvage.

   Le sauvage est libre dit Rousseau. Entendons, il ne dépend pas des autres hommes comme c’est le cas dans l’ordre civil où le système des besoins, la division du travail enchaînent les hommes les uns aux autres. Certes il a des besoins, mais ceux-ci sont très limités et il n’y a pas de commune mesure entre dépendre de la nature et dépendre des hommes. C’est la société qui crée de multiples besoins, chaque nouveau besoin étant une nouvelle chaîne puisqu’il faut travailler pour le satisfaire. Tandis que le sauvage vit oisif, dans un rapport harmonieux avec la nature, l’homme civilisé s’épuise dans un labeur incessant, exploite outrancièrement les ressources naturelles pour combler des besoins de plus en plus artificiels. (Que dirait Rousseau en ce début de vingt et unième siècle !) et subit la domination de l’homme par l’homme. Le philosophe pointe bien sûr le despotisme, la profonde injustice sociale mais son analyse est beaucoup plus radicale. Après tout on peut changer un système politique, en revanche on ne peut pas neutraliser les effets pervers du social lui-même.

  Or c’est ce que Rousseau a bien vu, c’est pourquoi il n’a pas fait de la sociabilité une tendance naturelle. La nature ne destinait pas l’homme à la société car en « le rendant sociable » la perfectibilité le rend méchant. C’est que la dépendance sociale aliène l’homme de manière intime ou dans le langage de Rousseau elle corrompt sa nature. On a vu que la tendance naturelle est l’amour de soi, l’effort pour persévérer dans son être. Avec la civilisation le goût du paraître l’emporte sur l’expression de l’être et l’amour de soi se dégrade en amour-propre. L’amour-propre est l’amour de soi dans le regard de l’autre. C’est donc cette aliénante propension à ne plus avoir son centre de gravité en soi mais hors de soi dans le jugement des autres. « Le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable toujours hors de lui, ne sait que vivre dans l’opinion des autres et c’est pour ainsi dire de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence » d’où tous les artifices et les mensonges par lesquels les hommes règnent les uns sur les autres, leur rivalité, leur concurrence engendrant la servitude universelle.

  « L’homme est né libre et partout il est dans les fers » dira Le Contrat Social.

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  [Au terme de cette réflexion on découvre la finesse de l’analyse rousseauiste et on comprend pourquoi il a été si mal compris. On a fait endosser à Rousseau deux thèmes qui sont une trahison de sa pensée :

  Quelle que soit la société, libérale, communiste, traditionnelle, la civilité induit toujours la dépendance, le prestige des apparences, la lutte pour les positions de pouvoir et de richesses, il n’y a pas, pour notre condition, d’âge d’or ni en arrière ni en avant.]

  Conclusion :

  Pour le meilleur et pour le pire l’homme est un producteur de cultures et d’histoires. La nature lui est si peu un guide qu’il peut s’écarter d’elle au point d’être un danger pour elle et pour lui. Le propre de l’homme, ce qui fait sa grandeur l’expose à la misère. Rousseau est si sensible à la face sombre  de la perfectibilité qu’il fait le procès de la civilisation. C’est pourquoi il rétorque au satirique Voltaire : « Je n’aspire pas à nous rétablir dans notre BÊTISE, quoique je regrette beaucoup, pour ma part, le peu que j’en ai perdu »