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La doctrine aristotélicienne du plaisir. A. J. Festugière.

 

 «  La doctrine du plaisir doit au Stagirite un progrès capital qui tient à la proposition suivante : toute activité conforme à la nature humaine étant nécessairement accompagnée de plaisir, la valeur de nos plaisirs a pour mesure immédiate la valeur même de nos activités. Cette formule se rattache à tout l’ensemble d’un système : c’est ce qui en constitue la force et l’intérêt.

   On l’a souvent remarqué, la philosophie morale d’Aristote se relie directement à sa philosophie de l’être. Tâchons de déceler ce rapport originel touchant le point du plaisir.

   La métaphysique aristotélicienne est une métaphysique de la substance. Ce qui existe, ce qui est, c’est la substance concrète, l’individu: Dieu, tel homme, tel animal (substance première). Cet individu est déterminé dans son être par une essence, une forme, qui le fait être ce qu’il est (substance seconde). Or un être n’est vraiment que s’il agit. Un être n’aboutit au plein épanouissement de sa forme que s’il actualise les puissances qu’il tient de cette forme même. Chaque être a ainsi un ergon à produire, une œuvre qui lui est propre parce qu’elle est déterminée par l’essence qui le fait tel. Il y a un ergon de la plante, du cheval, de l’homme. Il y a, selon ces formes accidentelles que sont les divers métiers, un ergon du flûtiste et du corroyeur. Pareillement, chacune de ces œuvres, essentielles ou accidentelles, sera d’autant mieux produite que l’individu opérant possédera la vertu, l’arétè, correspondante à sa forme. Enfin, en opérant ainsi, l’individu atteint son bien puisqu’il se réalise pleinement dans le sens de sa nature, de sa forme, puisqu’en exerçant cette vertu qui lui est propre, il s’achève et se perfectionne conformément à son essence. Dès lors, l’activité propre est nécessairement accompagnée de plaisir. Le plaisir en jaillit par un effet spontané. Et il est vain de se demander si le plaisir a rang de fin dernière et si c’est bien lui qu’on poursuit avant tout. Ce qu’on poursuit, c’est son être, c’est la perfection de son être. Ce bien ne peut s’obtenir que si l’on actualise toutes ses virtualités essentielles. Il est impossible qu’une telle mise en acte ne cause pas, de soi, du plaisir. Il est impossible qu’on n’ait pas plaisir à être soi. Mais ce qu’on voulait d’abord, c’est être soi.

   Tout le problème de l’hêdonê se ramène donc à celui-ci : que signifie, pour un homme, « être soi », quelle est l’essence de l’homme? Tout le problème s’y ramène, car de l’essence dépendra l’acte propre, et cet acte, étant le bien de l’homme, procurera le plaisir.

   L’homme est un vivant, comme la plante, comme l’animal. Cela veut dire que ce qui le fait être ce qu’il est, savoir cette créature douée des facultés particulières, capable des opérations particulières que dénote justement le terme vie, c’est en lui le principe de la vie, c’est l’âme. Mais ces opérations vitales se diversifient selon les diverses espèces de vivants. Les unes sont communes à tout ce qui vit, d’autres, à tous les vivants capables de sentir, d’autres enfin sont propres à l’homme seul. Principe de ces opérations vitales, l’âme comporte donc les mêmes différences. Ce qui est toute l’âme pour l’espèce des végétaux n’est que partie, ou puissance, de l’âme dans le cas des autres espèces et elle y tient lieu de genre. La différence spécifique qui distingue l’espèce humaine est cette faculté d’intuition et de raisonnement que les anciens nomment noûs et logos. Par suite, ce qui constitue ce vivant qu’est l’homme en tant qu’homme, ce qui fait de lui un être, et qui vit, et qui pense, c’est l’âme noétique. Voilà l’éidos de l’homme, la forme dont il doit poursuivre l’achèvement. Mais la pensée n’est pas en nous comme un trésor que l’on possède seulement. Ce trésor n’a de prix que si l’en en use. Cette ktêsis appelle une khrêsis.  L’homme reste homme quand il dort, mais il n’est pas alors pleinement homme. Si l’âme est dite « acte premier » du corps, c’est pour donner à entendre que la perfection de notre essence exige un « acte second », mise en acte de l’acte premier selon ce qui s’y trouve de spécifiquement humain. Ici encore, à l’éidos energeia correspond un ergon approprié. Il y a une œuvre spécifiquement humaine et par laquelle l’homme se réalise, c’est la pensée en exercice, la science en acte ou contemplation. Il y a une vertu spécifiquement humaine, c’est la vertu qui rend aisé, libre, comme spontané, cet acte de la pensée. Et puisqu’un tel acte manifeste l’entier épanouissement de notre forme d’homme, il est, par excellence, notre bien. Par le fait même, le plaisir en jaillit, et ce plaisir est bon; il a valeur morale ; loin d’entraver l’acte, il le renforce; il concourt à notre perfection. Maintenant, la contemplation elle-même requiert en l’homme un certain équilibre dont la condition première est la maîtrise des passions. Cette partie de l’âme où siège le logos,  le logou  ekhon, ne peut vaquer à son ouvrage si la partie inférieure, le logou metechon,  ne lui demeure subordonnée et ne l’écoute, s’il n’est katekoon logou. En outre, l’homme vit en société, il est un « vivant politique ». Son propre bonheur suppose qu’il se soumet à de certaines règles qui favorisent le bon état du groupe et la santé commune de ce grand corps. A côté des vertus dianoétiques, voici donc, non moins nécessaires, toute une série de vertus éthiques propres au logou metechon. Elles assurent l’empire sur les passions, elles organisent la vie sociale, et, par ce double avantage, permettent l’essor du noûs. Or, comme le propre de toutes ces activités vertueuses est d’être conformes à la raison, dès lors conformes à ce qui constitue l’homme en tant qu’homme selon sa différence spécifique, il est clair qu’elles tendent toutes à l’achèvement, dans l’homme, de son essence même. Elles sont donc, elles aussi, l’ergon de l’homme. Partant, elles expriment son bien et, ce faisant, procurent un plaisir qui est de l’ordre spécifiquement humain. En sorte que, comme toutes les activités vraiment humaines, c’est à dire toutes les activités de l’âme raisonnable, effets d’une vertu soit dianoétique soit morale, contribuent au bien de l’homme et à son eudérnonie, chacune d’elles conspire nécessairement aussi à son plaisir.

   Nous voici donc en mesure de classer les divers plaisirs. On voit tout aussitôt que le principe d’une telle classification n’est pas tiré de l’analyse du plaisir lui-même, mais de la notion d’acte, qui le domine. Tant vaut l’acte, tant vaudra le plaisir. Et la valeur de l’acte dépendra à son tour de la conformité à l’éidos.

   Comment dès lors spécifier les actes d’un homme? Il peut agir en tant qu’animal, et il peut agir en tant qu’homme. Tout ce qu’il y a en lui d’animalité exige de sa part un certain nombre d’actes qui vont à conserver la vie et à la reproduire. Ces actes sont nécessaires. La vie veut être nourrie, le vivant, par la nourriture, se rétablit comme à nouveau dans l’être par une régénération perpétuelle. La vie veut être continuée. Le vivant ne durant qu’un temps, la loi même de la vie le pousse à prolonger son être dans un autre être sorti de lui. La génération, dit Aristote, n’est que le dernier effet de la nourriture, puisqu’elle manifeste cette même tendance primitive à persévérer dans l’être. Et puisque l’homme est animal, c’est à dire créature qui sent, ces opérations de la vie végétative sont par lui senties. Dès lors, les actes correspondants ont sur l’âme leur contre-coup. C’est l’âme qui en prend conscience. Par suite, ces activités vitales sont nécessairement accompagnées de plaisir. Et un tel plaisir n’a, en soi, rien de mauvais, car il n’est que l’expression sensible de fonctions proprement vitales. C’est un plaisir de l’âme, car, seule, l’âme ressent. Et c’est un plaisir qui naît de l’activité. Aristote n’a point de peine à démontrer que dans le plaisir genesis – et cette qualification ne convient qu’aux plaisirs de la vie végétative –, ce qui éprouve du plaisir est quelque partie de l’âme demeurée sauve et active dans le désordre de l’ensemble. Quand on a faim, l’ensemble ressent un vide et il en souffre. Mais la satisfaction de ce besoin ne causerait point de plaisir s’il n’y avait, pour en prendre conscience, quelque partie restée intacte dont l’activité précisément fait naître le plaisir. Tout plaisir suit un acte. Nulle exception à cette règle. Dans la mesure où ils accompagnent des actes nécessaires au progrès de la vie, qu’il s’agisse de la vie tout court ou de la vie la plus haute, celle de l’esprit, ces plaisirs sont donc bons. L’excès seul est mauvais, et l’on voit bien pourquoi. C’est que de tels actes, s’ils répondent à ce qui dans l’homme tient lieu de genre, ne manifestent pourtant pas sa nature spécifique. L’homme est animal, mais ce qui le fait homme dépasse l’animal. Si donc il donne trop à ces plaisirs et s’y livre au détriment de l’activité proprement humaine, il se montre infidèle à sa forme, dès lors à son véritable ergon, à son bonheur. Il se prive des plaisirs qui lui conviennent essentiellement. Il n’atteint pas à la perfection de son être. Il renonce à être soi.

   On montrerait aussi bien, et par les mêmes raisons, comment la vie affective, la vie des passions, doit se soumettre au logos, comment enfin, l’activité spécifique du vivant raisonnable étant l’activité de la raison, le plaisir qui résulte de cette activité est le plaisir le plus haut, parce que le plus vrai, le plus conforme à l’essence. Ici, dit le Stagirite, nul excès possible. Il n’y a pas de mesotes dans les vertus dianoétiques. L’activité divine, pensée toujours pensante, ne connaît point de relâche. L’homme ne peut qu’aspirer à un si haut état. Plus il s’en approchera, meilleure sera pour lui l’eudémonie.

   Il faut marquer brièvement l’intérêt de cette morale. C’est peut-être dans le cas du plaisir qu’on en saisit au mieux l’esprit. Car il s’agissait là d’un problème controversé, sujet à maintes disputes au temps même du Stagirite, et ce qui lui a permis d’y porter la lumière, c’est tout juste la rigueur avec laquelle il y applique les principes directeurs de sa méthode. Sans doute, avant Platon lui-même, avait-on reconnu l’infériorité des voluptés dites corporelles, la nécessité de n’en user qu’avec mesure, la valeur prééminente des plaisirs de l’esprit. Mais le manque d’un principe dominant empêchait de fondre en une synthèse vraiment une ces divers enseignements. De là, selon la tendance particulière à chaque sage, mainte contradiction. Platon dénie toute valeur aux plaisirs mêlés de peine, qu’il nomme faux plaisirs, et cependant il se voit obligé de leur ouvrir la porte eu égard à leur nécessité (Philèbe, 62 e). Le même philosophe reconnaît le prix des plaisirs corrélatifs à l’exercice des vertus morales sans énoncer pour autant le principe qui les fait admettre : sont-ils des plaisirs purs, ou des plaisirs nécessaires, ou bien a-t-on affaire à une troisième sorte de plaisirs, les plaisirs proprement moraux? (Philèbe, 63 e). Ces plaisirs purs, non mêlés de peine, ne sont définis eux-mêmes que sous un mode négatif, d’où vient qu’on rangera en cette classe unique des plaisirs spécifiquement très différents. Enfin la table des valeurs par où s’achève le Philèbe met le plaisir au dernier rang sans qu’on voie bien pourquoi: car il s’agit alors des plaisirs purs, et non des mixtes. Or le principe de classification ressortit ici aux trois idées de vérité, de beauté, de mesure. En quoi donc les plaisirs purs seraient-ils moins vrais que les sciences auxquelles ils correspondent, ou moins beaux, ou moins participants à la mesure? Quand il juge de la valeur relative de la pensée et du plaisir en les référant aux trois critères, Platon a bien « soin d’opposer à la phronèsis les plaisirs dit corporels: il n’a pas de peine en conséquence à en montrer la fausseté, la laideur et la démesure. Mais cela prouve-t-il quoi que ce soit quant aux plaisirs purs? Le philosophe accorde lui-même que les meilleurs de ces plaisirs sont ceux qui accompagnent la connaissance. Pourquoi donc, s’ils en dérivent, lui sont-ils inférieurs? Toutes ces difficultés nous semblent résolues dès là qu’on rattache le plaisir à l’activité et que le discernement des plaisirs dépend du discernement des activités elles-mêmes. Or cette distinction à son tour se prend du rapport à l’éidos. On agit selon ce qu’on est, et l’action la meilleure et la plus vraie est celle qui répond à l’être essentiel. Ainsi la sagesse humaine est-elle comme suspendue à la philosophie de l’être. Néanmoins cette science morale n’est pas toute déductive. L’essence une fois connue, l’action conforme à cette essence est déduite par une conséquence nécessaire. Mais pour connaître cette essence, il n’y aura d’autre ressource que l’observation. Dans le cas présent, c’est de l’observation des faits vitaux, des opérations vitales, qu’on induira les caractères de l’essence du vivant. C’est de l’observation des faits humains, des opérations proprement humaines qu’on induira les caractères de cette espèce de vivant qu’est l’homme. Rien de plus significatif à cet égard que la méthode du Traité de l’âme. On ne définit point l’âme par syllogisme. On ne tire cette définition que de l’expérience. C’est ce recours constant à l’expérience, aux possibilités qu’elle nous découvre, aux tendances innées, qui, joint aux principes directeurs d’une philosophie de l’être, confère aux études morales du Stagirite cette note d’équilibre, de modération, de prudence, dont elles tirent encore leur prix ».

   A. J. Festugière.  La doctrine du plaisir des premiers sages à Epicure, dans Etudes de philosophie grecque, Vrin, 1971, p. 101 à 107.