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La critique du cogito.

aephr.free.fr. Husserl, Merleau-Ponty, Michel Henry, Heidegger, Sartre



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  Tant que le cogito est l’affirmation d’une existence, il n’y a pas de problème. Les choses se compliquent dès que cet existant ayant l’intuition de lui-même se dévoile comme une substance pensante. Les critiques vont surgir de tous côtés car les implications de l’analyse cartésienne ne sont pas minces.

  PB : Qu’est-ce donc qui fait problème dans cette analyse ? Disons que l’objet du débat, c’est :

1)      La substantialisation du sujet.
2)      Son amputation radicale.
3)      Le thème de la transparence de la conscience à elle-même.
4)      La conséquence solipsiste du cogito.
5)      Ses enjeux éthiques.

 

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I)                   L’illusion substantialiste.

 
  Lorsque Descartes affirme que le sujet est rendu possible par une opération mentale, on le suit, mais le peut-on encore lorsqu’il prétend qu’à cette opération correspond une substance ? Car une substance, c’est ce qui existe en soi et n’a pas besoin d’autre chose que de soi pour exister.
 
  Or, s’il n’y avait pas un cerveau, un système neuronal, la pensée pourrait-elle exister ? L’objection vient ici des neurosciences. Elles contestent l’idée de l’existence de deux substances. Par présupposé méthodologique elles n’admettent que la substance matérielle, cérébrale et elles s’efforcent d’expliquer les opérations mentales par des mécanismes cérébraux. Que ces mécanismes soient d’une complexité prodigieuse, elles ne le nient pas, mais elles refusent de recourir à un principe métaphysique tel que celui d’une substance pensante.
 
  La critique vient aussi de Nietzsche. Le philosophe fait remarquer qu’il y a de la pensée, c’est sûr, mais qu’est-ce qui pense ? Que le verbe penser ait besoin d’un sujet grammatical ne prouve ni l’existence de ce sujet ni le fait qu’il soit un sujet pensant.
  Nietzsche soupçonne Descartes d’être pris au piège de la grammaire : « Quelque chose pense mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux « Je », ce n’est à tout le moins qu’une supposition, qu’une allégation, ce n’est surtout pas une certitude immédiate » Par delà le bien et le mal. I, §17. 1886.
  A l’égal de tous les philosophes idéalistes, Descartes est accusé d’entretenir un rapport illusoire à lui-même. Il a le tort de constituer comme un principe, une donnée originaire le sujet pensant alors que, selon Nietzsche, celui-ci n’est qu’un pur effet. Le marteau nietzschéen fait voler en éclat le statut de la pensée. Elle était un point de départ pour les philosophes, elle n’est pour lui qu’un point d’arrivée dont il faut reconstituer la généalogie. C’est pourquoi, il est avec Marx et Freud défini comme «  un philosophe du soupçon ».
  Le grand soupçon nietzschéen le conduit à interroger ce qu’il appelle « les entrailles de l’esprit ».
  Le mot « entrailles » est très éloquent. Les entrailles, ce sont les viscères, les tripes c’est-à-dire ce qui constitue la part la plus opaque, la plus obscure du sujet. Avec cette expression, Nietzsche nous demande de ne pas surestimer la fonction de la conscience. En réalité, elle n’est que la manifestation superficielle d’une physiologie et il y a des physiologies vigoureuses tandis que d’autres sont des physiologies faibles ou morbides.
  C’est dire que la pensée (ou la conscience) est, par principe, au service « des instincts de vie » ; elle est l’expression de flux d’affects, d’intensités vitales. Elle n’est pas, comme on l’affirme, une instance autonome.
  Cette illusion doit être dénoncée comme le fonds de commerce de la philosophie classique, philosophie avec laquelle les trois philosophes du soupçon invitent à rompre de manière radicale.
  D’où l’enseignement de Zarathoustra que Nietzsche présente comme le nouvel Evangile, l’Evangile du surhomme opposable à l’Evangile nihiliste.
  «  « Je suis corps et âme » ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?
  Mais celui qui est éveillé et conscient dit : «  je suis corps tout entier et rien d’autre ;   L’âme n’est qu’un mot désignant une parcelle du corps ».
  Le corps est une grande raison, une multitude univoque, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.
  Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles « esprit », mon frère, un petit instrument et un jouet de ta grande raison.
  Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est, ce à quoi tu ne veux pas croire : ton corps et sa grande raison : il ne dit pas moi, mais il est moi en agissant. »   Ainsi parlait Zarathoustra 1883-1885.
 
  La critique vient aussi de la phénoménologie. On appelle ainsi un mouvement philosophique ayant pour méthode de « revenir aux choses mêmes », aux phénomènes afin de les décrire. Un de ses grands représentants, Husserl (1859.1938) emprunte à son maître Brentano l’idée cardinale de cette philosophie, à savoir l’idée d’intentionnalité (ou intentionalité).
  « Toute conscience est conscience de quelque chose ». Il s’ensuit qu’il est impropre de parler d’une conscience en soi, d’un sujet en soi. La conscience n’existe que comme relation à un objet, visée d’un objet (Cf. avoir conscience de ; être conscient de), comme mouvement de transcendance vers. La visée intentionnelle de la conscience annule l’idée même d’une opposition du sujet et de l’objet. En réalité, il faut affirmer le primat de la relation sur les termes en présence. La conscience est ouverture sur autre chose qu’elle et n’existe que comme l’acte de se projeter vers.
Elle n’est donc pas un être comme le prétend Descartes ; elle est un acte, un mouvement, une intentionnalité.
  « La conscience n’a pas de « dedans », dit Sartre, elle n’est que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constitue comme une conscience ». Situations I. 1947.
 
  Enfin, si l’idée de substance doit suggérer celle de la consistance et de la permanence d’un être dans le temps, la substantialisation du sujet opérée par Descartes s’expose à de nombreux doutes.
  Doute kantien, dans la mesure où le Je qui accompagne toutes mes représentations ne peut pas s’en détacher. Il a une aperception transcendantale de lui-même au sein de son activité mais il n’a aucune réalité empirique.
  Doute hégélien pour qui la conscience est négativité. Le pour soi est impuissant à se reposer dans la quiétude d’un en soi. Travail du négatif, acte comme chez les phénoménologues et Kant, jamais être.
  Doute humien pour qui l’unité et l’identité personnelle sont des fictions de l’imagination. Cet aspect de la question sera approfondi ultérieurement.
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II)                L’illusion intellectualiste.
 
  En définissant le sujet comme une substance pensante, Descartes l’ampute de sa dimension corporelle et cela ne laisse pas d’être problématique. Car l’existant ne se projette pas vers le monde comme un pur intellect, il n’est pas détachable de son corps de manière absolue, comme le fait Descartes. Son mouvement est irréductiblement celui d’une corporéité dont il ne peut jamais se mettre à distance comme il le fait avec les véritables objets. Il est toujours avec son corps, jamais devant lui. Il ne peut pas en faire le tour  comme il le fait avec les objets. Le corps propre n’est pas un corps-objet, c’est un corps-sujet. L’existant est au monde par son corps. L’amputer de cette dimension revient à trahir l’expérience humaine car la visée intentionnelle n’est pas originairement un : « je pense le monde » ; elle est un : « je l’explore de manière sensori-motrice » ou un : « je peux ».
  Certes, Descartes ne nie pas que l’homme concret soit indistinctement psychique et somatique, mais il refuse de dire : « je suis mon corps ». Souvenons-nous de son affirmation : « la pensée est un attribut qui m’appartient, elle seule ne peut être détachée de moi ». Descartes ne peut donc dire que deux choses : « je suis une âme » et  « je suis l’union d’une âme et d’un corps ».
  La phénoménologie nous demande d’admettre : « je suis mon corps ». Entendons : le corps est le centre de mon existence comme « puissance d’agir et de percevoir et comme moyen d’insertion dans le monde » (Merleau-Ponty). « Porter notre expérience à l’expression pure de son sens » (Husserl) revient à admettre que le monde est moins une structure offerte à l’inspection de l’esprit qu’une structure construite par la prise du corps sur lui. Par exemple, la perception n’est pas comme le veut Descartes « un acte d’entendement », elle est l’opération d’un corps en débat avec le monde. En haut, en bas, à gauche, à droite, devant, derrière, cette organisation de l’espace n’a de sens que relativement au corps. Et c’est sans doute parce qu’il y a une unité vécue du corps qu’il est possible d’identifier des objets hors de soi. « La conscience, écrit Merleau-Ponty, est l’être à la chose par l’intermédiaire du corps ».
  Avec cette formule, le phénoménologue voudrait échapper au présupposé dualiste, ce qui est sans doute un pari impossible. Par son procès même en effet, la pensée introduit toujours un écart entre elle et l’objet qu’elle vise. Le corps n’échappe pas à la règle, néanmoins, il faut essayer de mettre en échec ce piège inhérent à l’activité pensante afin de comprendre que le corps n’est pas un simple instrument, de la pensée, il est la réalité originaire dans laquelle elle se constitue. « L’esprit n’utilise pas le corps mais se fait à travers lui » affirme Merleau-Ponty.
  Etre un corps revient donc à vivre d’une vie dont on ne peut pas entièrement rendre compte en qualité de pur intellect. Tout ce qui se passe dans le corps n’est pas saisi par la conscience. Le sujet en tant que corps conscient n’est pas transparent à lui-même.
  Descartes a le double tort d’intellectualiser le sujet et d’affirmer que la conscience est transparente à elle-même.
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III)             L’illusion solipsiste.
 
  L’expérience de la conscience de soi décrite par Descartes est celle d’un sujet ne pouvant être assuré que de lui-même. La certitude de sa propre existence ne s’étend pas à ce qui est hors de lui. Aussi le cogito implique-t-il le solipsisme. (Solo : seul ; ipse : soi-même).
  Le solipsisme est une doctrine qu’aucun philosophe n’a jamais revendiqué mais qui est la conséquence de l’idéalisme c’est-à-dire d’une philosophie constituant le sujet pensant comme principe de toute expérience. Celui-ci est assuré de sa propre existence car il a l’intuition de lui-même. Mais cette certitude ne s’étend pas à l’existence d’une autre conscience puisque pour avoir l’intuition d’une autre conscience, il faudrait être cette autre conscience, ce que par définition il n’est pas. Il s’ensuit que le monde extérieur et autrui n’ont pas d’autre réalité que les images des rêves.
  L’erreur du solipsisme est, selon la phénoménologie, d’être infidèle au vécu.
  D’une part, parce que pour l’existant ou l’être-au-monde, il y a une fraternité charnelle avec le monde et une certitude immédiate, pré-réflexive de l’existence d’autrui. Celle-ci est donnée, selon Husserl, dans « un sentiment originaire de coexistence ».
  D’autre part parce que la subjectivité n’est pas une donnée originaire. Le sujet se constitue dans et par sa relation à l’autre de telle sorte que l’intersubjectivité est une condition de la subjectivité. Autrui n’est pas extérieur au sujet, il lui est intérieur. Ce qui est premier, ce n’est pas le sujet pensant, c’est l’être-avec, l’échange, la présence d’un « tu » constitutive de la position  d’un « je ».
 
  Cf.  « La subjectivité que nous atteignons là à titre de vérité n’est pas une subjectivité rigoureusement individuelle, car nous avons démontré que dans le cogito, on ne se découvrait pas seulement soi-même, mais aussi les autres. Par le je pense, contrairement à la philosophie de Descartes, contrairement à la philosophie de Kant, nous nous atteignons nous-mêmes en face de l’autre, et l’autre est aussi certain pour nous que nous-mêmes. Ainsi, l’homme qui s’atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu’il ne peut rien être (au sens où on dit qu’on est spirituel, ou qu’on est méchant, ou qu’on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l’autre, comme liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi, découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l’intersubjectivité, et c’est dans ce monde que l’homme décide ce qu’il est et ce que sont les autres » Sartre L’existentialisme est un humanisme. 1946.
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IV)              L’illusoire prétention morale.
 
  Le cogito, a-t-on compris, fonde un projet moral : l’obligation d’exercer le pouvoir, indéfectiblement lié au sujet pensant, de juger et de vouloir librement. La vocation spirituelle et morale des hommes consiste à substituer des pensées d’entendement aux pensées d’imagination (les pensées confuses ou passions de l’âme) ; à se gouverner, se conduire au lieu de s’abandonner aux mouvements excités en eux par le corps et l’extériorité. Descartes décrit cet idéal moral sous le nom de vertu de générosité.
  La question est de savoir s’il n’y a pas là une surestimation du pouvoir réel du sujet.
Car pour mettre de l’ordre dans ses pensées, il faut avoir un rapport de transparence avec elles, or contrairement à l’énoncé cartésien : « l’âme est plus aisée à connaître que le corps », ne faut-il pas dire avec Freud : « en vérité, il n’y a rien à quoi l’homme, par son organisation, soit moins apte qu’à la psychanalyse » ? Le soupçon freudien va venir ébranler la confiance de la conscience dans ses capacités de lucidité. Le moi « en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe en dehors de sa conscience dans sa vie psychique » affirme Freud. Sans la médiation d’un analyste, il est impuissant à découvrir sa part obscure. Exit la prétention cartésienne à la transparence immédiate à soi. Pire, Freud loge l’opacité au cœur même des opérations de la pensée en réduisant la conscience à n’être qu’un effet de surface de l’inconscient.
  Dès lors, si la conscience de soi n’est pas une connaissance de soi, comment exiger du sujet la maîtrise de soi ? N’est-il pas condamné à être le jouet de ce qui inconsciemment le détermine ? Exit l’affirmation cartésienne du libre-arbitre.
  En ébranlant les deux assises de la responsabilité, Freud porte un coup dur au projet moral que traditionnellement elles fondaient.
  C’est pourquoi, en remettant en cause le cogito cartésien, il avoue qu’il vient infliger à l’homme sa troisième blessure narcissique.
  «  Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison ».