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« La philosophie n’est véritablement qu’une occupation pour l’adulte, il n’est pas étonnant que des difficultés se présentent lorsqu’on veut la conformer à l’aptitude moins exercée de la jeunesse. L’étudiant qui sort de l’enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant qu’il va apprendre la Philosophie, ce qui est pourtant impossible car il doit désormais apprendre à philosopher. Je vais m’expliquer plus clairement : toutes les sciences qu’on peut apprendre au sens propre peuvent être ramenées à deux genres : les sciences historiques et mathématiques. Aux premières appartiennent, en dehors de l’histoire proprement dite, la description de la nature, la philologie, le droit positif, etc. Or dans tout ce qui est historique l’expérience personnelle ou le témoignage étranger, – et dans ce qui est mathématique, l’évidence des concepts et la nécessité de la démonstration, constituent quelque chose de donné en fait et qui par conséquent est une possession et n’a pour ainsi dire qu’à être assimilé: il est donc possible dans l’un et l’autre cas d’apprendre, c’est-à-dire d’imprimer soit dans la mémoire, soit dans l’entendement, ce qui peut nous être exposé comme une discipline déjà achevée.
Ainsi pour pouvoir apprendre aussi la Philosophie, il faudrait d’abord qu’il en existât réellement une. On devrait pouvoir présenter un livre, et dire : « Voyez, voici de la science et des connaissances assurées ; apprenez à le comprendre et à le retenir, bâtissez ensuite là-dessus, et vous serez philosophes » : jusqu’à ce qu’on me montre un tel livre de Philosophie, sur lequel je puisse m’appuyer à peu près comme sur Polybe, pour exposer un événement de l’histoire, ou sur Euclide pour expliquer une proposition de Géométrie, qu’il me soit permis de dire qu’on abuse de la confiance du public lorsque, au lieu d’étendre l’aptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue d’une connaissance personnelle future, dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie prétendument déjà achevée, qui a été imaginée pour elle par d’autres, et dont découle une illusion de science, qui ne vaut comme bon argent qu’en un certain lieu et parmi certaines gens, mais est partout ailleurs démonétisée. La méthode spécifique de l’enseignement en Philosophie est zététique, comme la nommaient quelques Anciens (du grec Zêtêsis recherche), c’est-à-dire qu’elle est une méthode de recherche, et ce ne peut être que dans une raison déjà exercée qu’elle devient en certains domaines dogmatique, c’est-à-dire dérisoire ».
Kant, Annonce du programme des leçons de M. E. Kant durant le semestre d’hiver (1765-1766), traduction de M. Fichant, Éd. Vrin, 1973, pp. 68-69.
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Thèses
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- « La philosophie n’est véritablement qu’une occupation pour adulte » Cette affirmation pleine de vérité permet de juger la pertinence du jugement de tous ceux qui militent pour introduire l’initiation philosophique en sixième et pour certains à l’école élémentaire! Pour penser il faut en effet avoir développé ses capacités d’analyse, de raisonnement, de jugement, ce qui suppose des apprentissages. La dure école des mathématiques, l’étude de la littérature, des langues, de l’histoire, des sciences, la confrontation aux difficultés pratiques de l’existence sont à cet égard des éléments fondamentaux de la culture de l’esprit nécessaire à l’activité philosophique. Pour penser il faut aussi une matière à réfléchir car la philosophie est une pensée de second degré. On ne peut pas réfléchir le phénomène religieux si on n’en a aucune expérience, les sciences si on ignore en quoi elle consiste, telle réalité politique si on n’a aucune idée de la nature des différentes organisations humaines dans le temps et dans l’espace, etc.
- A la différence des sciences historiques (vérités de fait: travail de mémorisation) et mathématiques (vérités rationnelles: travail d’intellection), la philosophie n’est pas un savoir positif. Il est possible d’apprendre les contenus d’un savoir positif mais la philosophie comme savoir positif n’existe pas.
- La méthode de l’enseignement philosophique est une méthode de recherche. Elle consiste à mettre en œuvre les capacités d’étonnement, de doute, de réflexion des énoncés soumis à l’analyse afin de distinguer le vrai du faux.
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Pour développer ces thèses:
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Cf. https://www.philolog.fr/hegel-philosophie-et-apprentissage/#more-4445 [1]
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