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Goethe et l’idée de génie.

  

 

NB: Texte à mettre en perspective avec la conception platonicienne, kantienne du génie (https://www.philolog.fr/quest-ce-quune-oeuvre-dart/ [1]) et la critique qu’en fait Nietzsche (https://www.philolog.fr/la-critique-nietscheenne-du-genie/ [2]).

« Voilà comme nous sommes faits! Les humeurs sombres et les illuminations, voilà ce qui fait la destinée de l’homme! Nous aurions besoin que le démon nous mène tous les jours en lisière, nous dise ce qu’il y a à faire et nous y pousse. Mais le bon esprit nous abandonne, et nous sommes sans ressort et tâtonnons dans l’obscurité.

« Voilà où Napoléon était quelqu’un de formidable ! Toujours illuminé, toujours clair et résolu, et doué à toute heure de l’énergie suffisante pour mettre en œuvre aussitôt ce qu’il avait reconnu avantageux et nécessaire. Sa vie fut la marche d’un demi-dieu, de bataille en bataille et de victoire en victoire. On pouvait bien dire de lui qu’il se trouvait dans une illumination perpétuelle: c’est aussi pourquoi sa destinée fut d’un éclat tel que jamais le monde n’en avait vu de pareil avant lui, et jamais peut-être n’en reverra après lui.

« Oui, oui, mon bon: c’était là un homme, que nous ne pouvons, bien entendu, égaler! »

   Goethe se promenait de long en large dans la pièce. Je m’étais assis près de la table qui venait d’être desservie, mais sur laquelle se trouvaient encore un peu de vin, avec des biscuits et des fruits.

   Goethe me versa à boire et me força à goûter des deux. « Vous n’avez pas daigné être aujourd’hui notre commensal, dit-il, mais un verre de ce vin offert par d’excellents amis vous ferait beaucoup de bien! »

   Je me laissai régaler de ces bonnes choses, tandis que Goethe continuait d’aller et venir en marmottant à part soi en proie à une espèce d’exaltation et proférant de temps à autre des paroles incompréhensibles.

   Je ruminais ce qu’il venait de dire à propos de Napoléon et cherchais à remettre la conversation sur ce sujet.

« Il me semble toutefois, commençai-je, que Napoléon s’est trouvé sous le coup de cette illumination perpétuelle surtout lorsqu’il était jeune et en possession d’une énergie croissante; à ce moment-là, nous voyons à ses côtés un dieu protecteur et un bonheur constant. Sur le tard, au contraire, il semble que cette illumination l’ait abandonné, de même que sa chance et sa bonne étoile.

– Que voulez-vous! repartit Goethe. Moi non plus je n’ai pas recommencé une seconde fois mes chansons d’amour et mon Werther. Cette divine illumination qui fait jaillir l’extraordinaire, nous la trouverons toujours unie à la jeunesse et à la puissance de production. C’est ainsi que Napoléon fut un des hommes les plus productifs qui aient jamais vécu.

« Oui, mon ami, on n’est pas seulement productif en écrivant des poèmes ou des pièces de théâtre, il existe aussi une productivité des actes, et celle-ci, en bien des cas, est de beaucoup supérieure à l’autre. Le médecin lui-même doit être productif, s’il tient à guérir vraiment; s’il ne l’est point, il peut bien lui arriver çà et là de réussir, comme par hasard, mais dans l’ensemble il ne fera qu’un charlatan.

– Il semble, observai-je, que dans ce cas vous appelez productivité ce qu’on pourrait qualifier du nom de génie.

– En effet, repartit Goethe, l’un et l’autre sont choses très voisines. Qu’est-ce en effet que le génie, sinon cette force productive d’où naissent des actions qui peuvent se montrer à la face de Dieu et de la nature et qui, par cela même, ont suite et durée?

« Toutes les compositions de Mozart sont de cet ordre; il y a en elles une force créatrice qui agit de génération en génération et qui ne semble pas devoir être tarie et consommée de sitôt. On en peut dire autant d’autres grands compositeurs et artistes. Quelle action n’ont pas exercée sur les siècles suivants Phidias et Raphaël, Dürer et Holbein! Celui qui le premier trouva les formes et les propositions de la vieille architecture allemande, si bien qu’il a été possible ensuite de bâtir des cathédrales comme celles de Strasbourg et de Cologne, fut lui aussi un génie, car ses pensées ont conservé leur énergie productive et continuent d’agir même à l’heure présente. Luther fut un génie, et de quelle trempe! Il agit depuis pas mal de temps déjà, et le jour où, dans les siècles à venir, il aura cessé d’être productif, n’est guère à prévoir. Lessing a voulu décliner cette haute dénomination de génie; mais l’efficacité durable de ses ouvrages témoigne contre lui. En revanche, nous avons en littérature d’autres noms, et même assez importants, qui, de leur vivant, passaient pour de grands génies, mais dont l’action a pris fin en même temps que leur vie, et qui par conséquent le furent moins qu’eux-mêmes ou d’autres se l’imaginaient. Car, ainsi que je l’ai dit, point de génie sans une force productive qui continue à s’exercer ; bien plus: quels que soient la profession, l’art ou le métier que l’on exerce, peu importe. Si tel se montre génial dans la science comme  Oken et Humboldt, ou dans la guerre ou dans l’administration de l’Etat comme Frédéric, Pierre le Grand et Napoléon, ou s’il compose des chansons comme Béranger: tout cela est indifférent; ce qui importe c’est que la pensée, l’aperçu, l’œuvre soient vivants et puissent continuer de vivre.

« Et, dois-je encore ajouter, ce n’est pas la quantité des produits et des œuvres qui signifie qu’un homme est productif. Nous avons en littérature des poètes qui passent pour très productifs parce qu’ils publient un volume de poésies après l’autre. Mais d’après ma façon de voir, il convient de les nommer de parfaits improductifs, car ce qu’ils font ne possède ni vie ni durée. Goldsmith, au contraire, a composé si peu de poésies que, par leur nombre, elles comptent à peine; pourtant je maintiens que comme poète, il est essentiellement productif, et cela précisément parce que le peu qu’il a fait est animé d’une vie qui persiste. »

   Il y eut une pause, durant laquelle Goethe continua d’aller et de venir dans le salon. J’étais désireux de l’entendre disserter encore sur ce point important, et je cherchais à le remettre en train.

« Cette productivité géniale, demandai-je, dépend-elle chez un grand homme seulement de son esprit, ou dépend-elle aussi du corps?

– Le corps, répondit Goethe, exerce pour le moins une grande influence. Il fut un temps, il est vrai, où l’on se représentait en Allemagne l’homme de génie petit, chétif, voire bossu; mais quant à moi, je préfère un génie qui ait un corps approprié.

« Quand on dit de Napoléon qu’il fut un homme de granit, cela s’applique également et surtout à son corps. Que n’a-t-il pas exigé, et pu exiger de lui-même! Des sables brûlants du désert de Syrie aux champs neigeux de Moscou, que de marches, de batailles, de bivouacs nocturnes! Que de fatigues, de privations physiques n’a-t-il pas dû endurer! Peu de sommeil, peu de nourriture, et avec cela toujours la plus grande activité cérébrale!

« Au milieu de la terrible tension et de l’excitation du Dix-huit Brumaire, les heures avaient passé; il était minuit et de tout le jour il n’avait encore rien mangé! Pourtant, et sans même songer à se restaurer, il se sentit assez d’énergie pour ébaucher, à une heure avancée de la nuit, la fameuse proclamation au peuple français! Quand on considère tout ce que cet homme a fait, tout ce qu’il a supporté, on pourrait croire qu’aucune partie de son organisme n’était restée saine à quarante ans; au contraire, à cet âge, il était encore solidement campé, un parfait héros.

« Mais vous avez raison. Le moment le plus brillant de son activité coïncide avec le temps de sa jeunesse. Et ce n’est pas peu de chose que de voir un homme d’origine obscure, à une époque qui mettait en branle toutes les capacités, se distinguer au point de devenir, à vingt-sept ans, l’idole d’un peuple de trente millions d’âmes! Oui, oui, mon cher, il faut être jeune pour accomplir de grandes choses. Et Napoléon n’est pas le seul!

– Son frère Lucien, observai-je, fut bien, lui aussi, de bonne heure apte à de grandes choses. Nous le voyons président des Cinq-Cents et ensuite ministre de l’Intérieur à peine âgé de vingt-cinq ans.

– Que parlez-vous de Lucien! interrompit Goethe. L’histoire nous offre par centaines des hommes de valeur qui, soit comme ministres, soit comme généraux, acquirent, jeunes encore, une belle renommée en décidant d’affaires importantes.

« Si j’étais un prince, fit-il avec vivacité, jamais je ne mettrais aux premiers postes des gens qui sont arrivés peu à peu, uniquement par la naissance et l’ancienneté, et qui dans leur vieillesse continuent à suivre lentement et commodément une voie toute tracée; il n’y a pas grand-chose, en effet, à attendre de ceux-là. Des hommes jeunes, voilà ce que je voudrais avoir. Mais ce devraient être des capacités, des esprits lucides, énergiques, remplis de bonne volonté, et d’une grande noblesse de caractère. Alors ce serait un plaisir de gouverner et de faire progresser son peuple! Mais où est-il le prince qui aurait cette chance, et serait si bien servi?

«Je mets de grands espoirs sur le prince héritier actuel de Prusse. D’après tout ce que je sais et entends dire de lui, c’est un homme très remarquable. Et il faut qu’il en soit ainsi pour qu’à son tour il puisse reconnaître et choisir les hommes de valeur et de talent. Car, on aura beau dire, le semblable peut être reconnu seulement par le semblable; et seul un prince qui possède lui- même de grandes capacités saura reconnaître et estimer les grandes capacités chez ses sujets et ses serviteurs. «Place au talent! » tel fut le mot d’ordre fameux de Napoléon qui, certes, fit montre d’un flair particulier dans le choix de ses hommes, qui sut mettre les compétences à leur place, dans la sphère qui leur convenait le mieux, et qui, précisément à cause de cela, dans toutes les grandes entreprises de sa vie, fut servi comme peut-être aucun autre.   

    Goethe me plut singulièrement ce soir-là. Le plus noble côté de sa nature semblait s’être réveillé en lui; le timbre de sa voix et le feu de ses regards étaient d’une telle énergie qu’il semblait embrasé  tout entier d’une fraîche flambée de sa meilleure jeunesse. Je trouvai remarquable que lui-même, qui dans un âge si avancé remplit encore un poste important, plaidât si résolument la cause de la jeunesse, et qu’il voulût voir les premières fonctions de l’Etat remplies sinon par des adolescents, du moins par des hommes encore jeunes. Je ne pus me retenir de faire allusion à quelques Allemands très haut placés, auxquels, malgré leur âge, il ne semble pas que fasse défaut l’énergie nécessaire non plus que la souplesse de la jeunesse dans l’exercice des fonctions les plus importantes et les plus diverses.

– De pareils hommes et ceux qui leur ressemblent, répliqua Goethe, sont des natures géniales qui sortent de l’ordinaire. Ils connaissent une seconde puberté, alors que les autres hommes ne sont jeunes qu’une fois.

« Chaque entéléchie, en effet, est une partie d’éternité, et le peu d’années qu’elle reste unie au corps terrestre ne la fait pas vieillir. Si cette entéléchie est d’une espèce inférieure, son empire, tant qu’elle est obscurcie par le corps, sera restreint; c’est alors le corps qui gouverne, et quand celui-ci vieillit, elle ne peut le soutenir ni l’empêcher de déchoir. Mais si l’entéléchie est puissante, comme c’est le cas chez tous les génies, alors, non seulement elle animera et pénétrera le corps, mais encore, vu la supériorité de l’esprit, elle fera prévaloir sans cesse son droit à une éternelle jeunesse. Ainsi nous verrons chez des hommes extraordinaires, même durant leur vieillesse, renaître des époques d’une productivité singulière. Il semble alors que toujours à nouveau un rajeunissement temporaire se fasse en eux, et c’est là ce que j’appelle un retour de puberté.            

« Mais la jeunesse est la jeunesse, et quelque puissante que se montre une entéléchie, elle ne pourra jamais triompher entièrement du corps; et il faut avant tout savoir si dans le corps elle trouve un allié ou un adversaire.

« J’ai eu dans ma vie une époque où je pouvais exiger de moi un placard imprimé par jour, et je m’en tirais facilement. Mes Frère et sœur, je les ai écrits en trois jours. Mon Clavigo en huit, comme vous le savez. Maintenant je ne pourrais plus y prétendre, et pourtant, vu mon âge avancé, je n’ai pas à me plaindre d’un manque de productivité. Mais ce qui au temps de ma jeunesse me réussissait tous les jours et en toute circonstance, maintenant me réussit seulement à certaines périodes et sous certaines conditions. Il y a dix ou douze ans, au temps heureux qui suivit la guerre de libération, lorsque j’étais tout aux poésies du Divan, si grande était ma productivité que j’en composais souvent deux ou trois pages par jour, et cela en pleine campagne, en voiture, à l’auberge, peu importait pour moi. A présent, je ne peux travailler à la seconde partie de mon Faust que durant les premières heures du jour, quand je me sens bien reposé et revigoré par le sommeil et que les tracas de la vie quotidienne ne m’ont pas encore troublé. Et encore, qu’est-ce que je parviens à rédiger! Dans le meilleur des cas une page écrite; mais en règle générale quelques lignes seulement, et souvent, si l’entrain fait défaut, moins encore.

– N’y a-t-il donc, généralement parlant, aucun moyen, demandai-je, pour faire jaillir la force productive, ou, si elle n’est pas assez forte, pour l’augmenter?

– Sur ce point, répliqua Goethe, il se passe un phénomène singulier et il y aurait là-dessus beaucoup à penser et à dire.

« Toute productivité sublimée, tout aperçu vraiment profond, toute invention, toute pensée grande et fertile n’est du ressort de personne et se trouve être supérieure aux puissances terrestres. Ce sont des présents inespérés que l’homme reçoit d’en haut, de purs enfants de Dieu, qu’il doit accueillir avec une reconnaissance profonde et vénérer. Cela nous rappelle le démonique qui fait de l’homme ce qu’il veut, et auquel l’homme, sans le savoir, s’abandonne tout en croyant suivre ses propres inclinations. En pareils cas l’homme doit bien souvent être considéré comme l’instrument de la puissance qui régit l’univers, comme un vase reconnu digne d’accueillir un contenu divin. En disant cela, je considère combien de fois une seule idée a changé la physionomie de siècles entiers et combien de fois des individus isolés, par ce qui émanait d’eux, ont marqué leur époque d’une empreinte qu’on reconnaît encore dans les générations suivantes, où elle a continué d’exercer son action bienfaisante.

« Mais il existe aussi une productivité d’une autre espèce, qui est déjà plus soumise aux influences terrestres, et que l’homme tient mieux en son pouvoir, bien qu’il y trouve encore toujours motif à s’incliner devant quelque chose de divin. C’est dans cette région que je place tout ce qui appartient à l’exécution d’un plan, tous les maillons intermédiaires d’une chaîne de pensées dont les aboutissants apparaissent déjà dans toute leur clarté; j’y place tout ce qui forme le corps visible et palpable d’une œuvre d’art.

« C’est ainsi que vint à Shakespeare la première idée de son Hamlet, lorsque l’esprit du drame, dans son entier, surgit devant son âme et lorsque, dans son exaltation, il vit les différentes situations, les caractères et le dénouement comme un pur présent venu d’en haut, sans que lui-même y fût pour quelque chose, bien que seul un esprit comme le sien pouvait avoir une pareille intuition. Mais l’exécution ultérieure des scènes, les dialogues des personnages, tout cela était de son ressort, si bien qu’il y pouvait travailler pendant des jours et des heures, les creuser à son gré durant des semaines. Et de fait, en tout ce qu’il a écrit nous trouvons toujours une égale puissance de production, nulle part dans ses drames nous ne tombons sur un passage dont on puisse dire qu’il détonnerait et témoignerait d’un affaiblissement du génie de l’auteur. Quand nous lisons Shakespeare, nous avons l’impression d’un homme pleinement et constamment sain et fort, aussi bien d’esprit que de corps.

«Mais à supposer que la constitution physique d’un poète dramatique ne soit ni aussi solide ni aussi bonne, qu’il soit sujet à de fréquents malaises et faiblesses, l’énergie nécessaire à l’exécution quotidienne de ses scènes s’en ressentirait bien souvent, et certains jours, finirait même par lui manquer tout à fait. Que s’il voulait, au moyen de spiritueux, solliciter cette productivité qui lui manque ou remédier à ses insuffisances, il y parviendrait à la rigueur; mais on remarquerait que toutes les scènes qui ont été ainsi forcées le furent à leur détriment.

« Mon conseil est par conséquent de ne rien forcer et de passer plutôt dans l’oisiveté ou le sommeil tous les jours et toutes les heures improductives, plutôt que de chercher à faire ces jours-là quelque chose qui plus tard ne nous donnerait aucun plaisir.

– Vous dites là quelque chose, repris-je, que j’ai moi-même bien souvent expérimenté et senti et qui doit être tenu pour l’exacte vérité. Mais il me semble pourtant que l’on peut chercher par des moyens naturels à augmenter sa capacité productive, sans pour cela précisément la forcer. Au cours de ma vie je me suis bien des fois trouvé en un tel concours de circonstances que je ne savais plus à quelle décision m’arrêter. Mais si, alors, je buvais quelques verres de vin, aussitôt je voyais clairement ce que j’avais à faire et me décidais sur-le-champ. Or, le fait de prendre une décision est aussi un genre de productivité, et si quelques verres de vin ont eu pour moi cette vertu, un pareil moyen n’est donc pas entièrement à réprouver.

– Je ne veux pas, répondit Goethe, vous contredire sur ce point; mais ce que je disais à l’instant est juste aussi: nous voyons par là que la vérité peut être comparée à un diamant dont les rayons ne se reflètent pas seulement d’un côté, mais de plusieurs. Du reste, puisque vous connaissez si bien le Divan, vous saurez que j’ai moi-même écrit :

 

C’est quand on a bu

Qu’on connaît ce qui est juste.

 

et que par conséquent je vous approuve tout à fait. Le vin contient d’ailleurs des énergies productives d’une espèce très remarquable, mais tout dépend des circonstances, du temps et de l’heure; ce qui est favorable à l’un, nuit à l’autre. Des énergies productives, il y en a aussi dans le repos et le sommeil, mais, il n’y en  a pas moins dans le mouvement. Il y en a dans l’eau et tout particulièrement dans l’atmosphère. L’air pur des champs est l’élément propre qui nous convient; là, c’est comme si l’esprit de Dieu soufflait directement sur l’homme et qu’une énergie divine exerçât son influence. Lord Byron, qui tous les jours passait plusieurs heures à l’air libre, tantôt à cheval au bord de la mer, tantôt en canot à voile ou à rames, puis à se baigner dans la mer et s’exercer à la nage, fut un des hommes les plus productifs qui aient jamais vécu. »

   Goethe s’était assis en face de moi et nous continuâmes à parler de toute sorte de choses. Puis nous revînmes à lord Byron, et l’on rappela les différents malheurs qui ont attristé la dernière partie de son existence, jusqu’à ce qu’un noble dessein, mais un sort infortuné, l’attirât vers la Grèce où il sombra définitivement.

« En général, poursuivit Goethe, vous trouverez que vers le milieu de la vie d’un homme, souvent, il se produit un bouleversement. De même qu’en sa jeunesse tout lui était favorable et lui réussissait, brusquement alors tout change, et les échecs et les malheurs ne font pour lui que se succéder.

« Mais savez-vous comment je l’envisage? C’est que l’homme doit à nouveau être détruit ! Tout homme extraordinaire a une certaine mission qu’il est appelé à remplir. Dès qu’il l’a remplie, sa présence sous cette forme n’est plus nécessaire, et la Providence l’emploie à nouveau pour quelque autre fin. Mais comme, ici-bas, tout procède par voie naturelle, les démons ne cessent de lui faire des crocs-en-jambe, jusqu’à ce qu’il ait finalement le dessous. Ainsi en fut-il de Napoléon et de tant d’autres. Mozart mourut à trente-six ans, Raphaël au même âge. Byron guère plus tard. Mais tous avaient rempli toute leur mission, et il était grand temps qu’ils s’en allassent, afin qu’il restât aussi aux autres quelque chose à faire en ce monde, destiné à subsister longtemps encore. »

  Le soir, en attendant, était tombé. Goethe me tendit sa chère main, et je me retirai. »

 

    Conversations de Goethe avec Eckermann, Gallimard NRF, traduction Jean Chuzeville, 1988, p.550 à 557.