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Expérience de la mort au coeur de la vie. Jean-Marie Guyau.

Jean-Marie Guyau. 1854.1888.

 

 La mort est impensable, ai-je établi dans le cours précédent, mais cela ne signifie pas que le vivant ne puisse pas en faire une sorte d’expérience. Le hasard de mes lectures m’a fait tomber sur ce magnifique texte où un homme d’une grande dimension, décrit un vécu que sa faible santé lui a sans doute donné d’expérimenter.

 

    «  La vie répugne à se représenter et à affirmer la mort. La jeunesse est pleine d’espérance; l’existence débordante et vigoureuse a peine à croire au néant. Celui qui sent en lui un trésor d’énergie et d’activité, une accumulation de forces vives, est porté à considérer ce trésor comme inépuisable. Beaucoup d’hommes sont comme les enfants: ils n’ont pas encore senti la limite de leurs forces. Un enfant me disait en voyant passer un cheval au galop dans un tourbillon de poussière: « Je courrais bien aussi vite, si je voulais » – et il le croyait. Un enfant comprend difficilement que, ce qu’on veut de tout son cœur, on ne le puisse pas; émerveillé de ce qu’il fait, il en conclut qu’il peut tout faire. Rien de plus rare que le juste sentiment du possible. Pourtant tout homme, quand il en vient aux prises dans la vie avec certains événements, se sent tout de suite tellement dominé, subjugué, qu’il perd même le sentiment de la lutte. Peut-on lutter contre la terre qui nous emporte autour du soleil? C’est ainsi que celui qui approche de la mort se sent réduit à rien, devenu un jouet pour une puissance incommensurable avec la sienne. Sa volonté, ce qu’il y a de plus fort en lui, ne résiste plus, se détend comme un arc brisé, se dissout graduellement, s’échappe à elle-même. Pour comprendre combien la vie est faible devant la mort, il faut avoir passé non par ces maladies violentes et brutales qui étourdissent comme un coup de massue, mais par ces maladies chroniques à longues périodes qui n’atteignent pas directement la conscience, qui s’avancent par des progrès lents et mesurés, qui même, obéissant à une sorte de rythme, semblent reculer parfois, vous permettent de refaire connaissance avec la vie, avec une demi-santé, puis de nouveau reviennent, s’abattent sur vous, vous étreignent. Alors le patient éprouve successivement les impressions de celui qui naît à la vie et de celui qui s’en va vers la mort. Il a pendant un temps les ardeurs de la jeunesse, puis l’épuisement, l’accablement du vieillard. Et pendant qu’il est jeune, il se sent plein de foi en lui-même, en la puissance de sa volonté; il se croit capable de dominer l’avenir, prêt à vaincre dans sa lutte contre les choses; son cœur déborde d’espérance et se répand sur tout; tout lui sourit, depuis les rayons du soleil et la feuille des arbres jusqu’au visage des hommes; il ne voit plus dans la nature, cette indifférente, qu’une amie, une alliée, une volonté mystérieuse d’accord avec la sienne; il ne croit plus à la mort, car la mort complète serait une sorte de défaillance de la volonté; or, une volonté vraiment forte ne croit pas pouvoir défaillir. Ainsi il lui semble qu’à force de vouloir, il pourra conquérir l’éternité. Puis, sans qu’il s’en aperçoive clairement, cette plénitude de vie et de jeunesse qui faisait son espérance se dépense peu à peu, se retire de lui, se dérobe, comme l’eau d’un vase qui baisse invinciblement sans qu’on sache par où elle s’en va. En même temps sa foi dans l’avenir faiblit et se trouble: il se demande si la foi et l’espérance ne seraient point la conscience fugitive d’une activité momentanément puissante, mais bientôt subjuguée par des forces supérieures. En vain la volonté se tend alors et fait effort pour se relever, elle retombe bientôt de tout son poids, ployant sous l’organisme brisé comme un cheval abattu sous le harnais. Puis l’esprit s’obscurcit: on sent une sorte de crépuscule se faire en soi, se répandre sur toutes ses pensées, on sent venir le soir. On assiste à ce travail lent et triste de la dissolution qui suit nécessairement l’évolution: l’être par degrés se relâche et se fond; l’unité de la vie se disperse, la volonté s’épuise en vain à rassembler, à maintenir sous une même loi  ce faisceau d’êtres qui se divise et dont l’assemblage constituait le moi : tout se délie, se résout en poussière. Alors enfin, la mort devient moins improbable, moins inconcevable pour la pensée : l’œil s’y fait, comme il se fait à l’obscurité qui monte quand le soleil descend au-dessous de l’horizon. La mort n’apparaît plus que comme ce qu’elle est réellement : une extinction de la vitalité, un tarissement de l’énergie intérieure. Et la mort ainsi conçue laisse moins d’espoir: on se relève d’un étourdissement accidentel, mais comment se relever d’un entier épuisement? Il suffit que l’agonie soit assez longue pour faire comprendre que la mort sera éternelle. On ne rallume pas un flambeau consumé jusqu’au bout. C’est bien là ce qu’il y a de plus triste dans les lentes maladies qui laissent la conscience jusqu’à la fin: c’est qu’elles enlèvent auparavant l’espérance; c’est qu’on sent l’être miné jusque dans ses profondeurs, c’est qu’on ressemble à un arbre qui verrait se déchirer ses racines mêmes, à une montagne qui assisterait à son propre écroulement. On acquiert ainsi une sorte d’expérience de la mort; on en approche assez pour que, par ce passage à la limite familier aux mathématiciens, on en obtienne une connaissance approximative. Anéantissement, ou du moins dispersion, dissolution – si c’est là le secret de la mort, il est sans doute navrant à connaître, mais il vaut mieux encore le connaître. »

 Jean-Marie Guyau. Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction. 1884. Editions Allia, 2008.p.24.25.26.