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En quel sens peut-on dire que le corps est le tombeau de l’âme? Platon.

Rodin. La pensée. Musée d'Orsay. 

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   « […] tant que nous aurons le corps associé à la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminée par un tel mal, nous n’atteindrons jamais complètement ce que nous désirons et nous disons que l’objet de nos désirs c’est la vérité. Car le corps nous cause mille difficultés par la nécessité où nous sommes de le nourrir; qu’avec cela des maladies surviennent, nous voilà entravés dans notre chasse au réel. Il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d’innombrables sottises, si bien que, comme on dit, il nous ôte vraiment et réellement toute possibilité de penser. Guerres, dissensions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en sont cause; car on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps, dont le service nous tient en esclavage. La conséquence de tout cela, c’est que nous n’avons pas de loisir à consacrer à la philosophie. Mais le pire de tout, c’est que, même s’il nous laisse quelque loisir et que nous nous mettions à examiner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la confusion et nous paralyse au point qu’il nous rend incapables de discerner la vérité. Il nous est donc effectivement démontré que, si nous voulons jamais avoir une pure connaissance de quelque chose, il nous faut nous séparer de lui et regarder avec l’âme seule les choses en elles-mêmes. Nous n’aurons, semble-t-il, ce que nous désirons et prétendons aimer, la sagesse, qu’après notre mort, ainsi que notre raisonnement le prouve, mais pendant notre vie, non pas ».

                                                     Platon. Phédon. 66b>66e. Traduction d’Emile Chambry.

 
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Thème : Le dualisme de l’âme et du corps ou la séparation anthropologique.

Questions :

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 Thèse : Nous apprenons que le véritable objet de notre désir est la vérité mais qu’il est vain de croire pouvoir  l’atteindre. Cet échec partiel, à défaut d’être total, est la rançon d’une condition qui n’est pas celle d’un esprit pur mais d’un esprit incarné.

             Après avoir énoncé sa thèse dans la première phrase, le philosophe s’efforce de la justifier (Cf. « Car…) 
             L’argumentation se développe en deux points. L’entrave que le corps représente pour l’esprit est d’abord définie comme une entrave relative, elle l’est ensuite comme une entrave absolue.
 
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I)                   Le corps nous ôte le loisir de philosopher. (entrave relative).
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 Avoir le loisir consiste à être disponible, libre pour quelque chose. L’homme de loisir est le contraire de l’homme affairé, asservi à divers impératifs. Il est libre pour poser les fins de son existence et s’employer à les réaliser. Or cette liberté n’est pas une donnée, c’est une conquête. L’esprit n’est pas, dans l’immédiat, disponible pour poursuivre ses fins propres, pour satisfaire son désir de vérité et de sagesse.
 PB : Pourquoi ?
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1)      La contrainte du travail.
 
 « Vivre d’abord, philosopher ensuite » dit le proverbe.
 De fait, il y a des besoins plus urgents que les besoins spirituels et moraux. La faim, la soif, le besoin de sécurité sont incontournables et, sauf situation de privilège, chacun doit résoudre les problèmes liés à la nécessité vitale. On appelle travail, l’ensemble des activités auxquelles l’homme s’adonne pour pourvoir aux besoins de l’existence. Par principe la contrainte du travail accapare l’esprit et l’absorbe dans des tâches étrangères au souci de la vérité ou de la vie bonne. Dans certaines situations, la plus grande partie du temps de la vie et de l’activité pensante est consacrée aux activités utilitaires. Or les Grecs lient l’utilitaire au servile car tant que les hommes n’ont pas le loisir de pratiquer ce qu’ils appellent des activités libérales, l’esprit ne s’est pas encore conquis dans sa liberté. Il est aliéné, dépossédé de lui-même, asservi à des impératifs extérieurs à ses propres exigences. Il n’est pas disponible pour poursuivre ses propres fins.
 En ce sens, le loisir de philosopher est un luxe. Il suppose du temps libre, l’aisance matérielle minimum sans laquelle il est impossible de penser à autre chose qu’à trouver de quoi se nourrir ou se protéger. Il suppose aussi  une authentique paideia propre à cultiver en l’homme le sens de sa nature spirituelle et morale, ce qui ne peut être mis en oeuvre que dans des sociétés relativement riches et soucieuses de donner à leurs membres une éducation libérale. Ces sociétés sont donc des sociétés ayant inscrit la liberté de pensée dans le rapport politique. Ce sont nécessairement des sociétés démocratiques.
 
2)      Les misères corporelles.
 
 Fragilité du corps. La pensée est la possibilité d’un organisme muni d’un cerveau mais une lésion cérébrale réduit à la condition de légume, une bonne migraine altère la lucidité et certaines maladies sont synonymes d’aliénation mentale.
 La santé aussi est un luxe nécessaire au bon exercice de l’esprit.
 
3)      La servitude affective.
 
   Nous ne sommes pas des esprits purs et parce que nous sommes un être sensible nous éprouvons des élans amoureux, des craintes, du plaisir, de la tristesse etc. La vie affective aussi accapare une grande part de la vie mentale. Pour certains qui sont tout absorbés par leurs amours, leurs craintes, leur ressentiment, leurs espérances etc., elle l’accapare même en totalité. Ils sont indisponibles pour les tâches intellectuelles et morales. Je suis convaincue que de nombreux élèves en échec scolaire le sont pour des raisons affectives. Ils ne peuvent pas penser à autre chose qu’à ce qui les affecte et quand ils s’y efforcent, ils n’ont pas la liberté de penser avec recul et lucidité. Il y a là une servitude intime. Les capacités de jugement sont altérées par les états affectifs. L’amour, la haine aveuglent, les affects empêchent d’examiner les choses de manière désintéressée. « Toute âme humaine, en proie à un plaisir ou à un chagrin violent, est forcée de croire que l’objet qui est la principale cause de ce qu’elle éprouve est très clair et très vrai, alors qu’il n’en est rien » dit Socrate dans Phédon. [1] 83c.
 Voilà pourquoi il faut une ascèse des désirs, des passions, des affects pour penser avec rectitude. Tant que l’esprit est prisonnier de sa vie affective, il est d’une part esclave, d’autre part condamné à penser de manière confuse et partiale.
 
Conclusion : Au terme de cette première analyse on comprend que :
Dans tous les cas, l’esprit est privé du loisir de philosopher.
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II)                Le corps interdit un rapport de transparence au vrai.( entrave absolue).
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 La fin du texte va plus loin en donnant la mesure du pessimisme platonicien.
 Même si, grâce au progrès de la productivité, on peut libérer du temps libre, même si par un travail de soi sur soi, par une ascèse, on peut faire éclore le désir désintéressé de vérité et de sagesse, il n’en demeure pas moins que la raison ne peut pas nouer un rapport de transparence [2] à la vérité.
 
 « Mais le pire de tout, c’est que, même s’il nous laisse quelque loisir et que nous nous mettions à examiner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la confusion et nous paralyse au point qu’il nous rend incapables de discerner la vérité » lit-on.
 
 Le philosophe pointe ici la subversion de l’œil de l’âme par tout ce que l’on peut rapporter métaphoriquement au corps. Il est, en nous, malgré tous nos efforts une puissance d’aveuglement. Même si nous savons que c’est la terre qui tourne autour du soleil, nous continuons à être abusés par l’impression contraire, même si nous savons que nos affects nous illusionnent sur nos objets de prédilection, nous ne pouvons échapper totalement aux sortilèges de l’imagination. Impossible de neutraliser complètement l’ombre portée de notre particularité empirique, impossible sans doute de penser avec le détachement, l’impassibilité, l’objectivité qu’exige la vérité.
 Platon pointe ici l’échec existentiel de la quête philosophique. Vivre, c’est pour l’esprit, être englué dans une dimension sensible irréductible. Il s’ensuit que l’on peut chercher la vérité, on ne peut prétendre s’installer dans sa lumière. D’où deux conséquences :
 
 
 
III)             Eléments critiques.
 
1)      Est-il légitime de distinguer des instances hétérogènes en l’homme, comme Platon le fait en distinguant l’âme et le corps ? Ce qu’il appelle l’âme n’est-il pas une illusion? Pour Niezsche par exemple la seule réalité qui soit est le corps avec sa physiologie et les instincts qui le caractérisent. La supposée âme n’est que l’effet de l’intériorisation des instincts et le symptôme de leur faiblesse. Seules des énergies vitales exténuées peuvent, en effet, condamner le sensible, le devenir, la multiplicité chaotique au nom d’un néant : l’Intelligible, l’Etre, l’Un ordonné. Seuls ceux qui ne peuvent pas supporter l’absence de vérité,  la cruauté et l’innocence de la vie peuvent se venger d’elle par le mensonge d’un arrière-monde, ou de l’idée d’une âme.
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         « Je suis corps et âme » ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?
             Mais celui qui est éveillé et conscient dit :  «  je suis corps tout entier et rien d’autre ; L’âme n’est qu’un mot désignant une parcelle du corps »
             Le corps est une grande raison, une multitude univoque, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.
              Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles « esprit », mon frère, un petit instrument et un jouet de ta grande raison.
              Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est, ce à quoi tu ne veux pas croire : ton corps et sa grande raison : il ne dit pas moi, mais il est moi en agissant. »  
          Ainsi parlait Zarathoustra 1883-1885.
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   2) Platon n’apparaît-il pas comme un contempteur du sensible lorsqu’il parle du corps comme d’un « mal » qui « contamine » ? Le corps mérite-t-il tant de mépris ? Ne devrions-nous pas être émerveillés par les possibilités du corps ?

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3)      La découverte de la vérité ne doit-elle pas beaucoup à la nécessité où l’homme se trouve de résoudre ses problèmes matériels et affectifs ? En ce sens, le corps est moins ce qui fait obstacle à la pensée que ce qui la stimule.

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4) S’il est vrai que l’affectivité est souvent une source d’aveuglement, n’est-elle pas aussi ce qui fait penser? Il n’y a que les passions qui fassent penser affirmait Madame Du Deffand.

 
 
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 NB: Il y a quatre occurrences dans le texte platonicien du thème du sôma au sèma c’est-à-dire du corps-cadavre au tombeau. (Sôma qu’on traduit par corps désigne originellement le cadavre)

   Phèdre, 250c: « Ce sépulcre que nous promenons avec nous et que nous appelons le corps, enchaînés à lui comme l’huître l’est à sa coquille »

   Cratyle, 400c-d: « Voilà un nom, sôma, dont je juge grande la diversité, et même considérable, si peu qu’on le déforme. Certains disent en effet du corps qu’il est le « sépulcre », sèma, de l’âme, attendu que dans la vie présente, il en est la sépulture. Et encore puisque c’est au moyen du corps que l’âme « signifie », sèmaineï, ce qu’elle peut avoir à signifier, pour cette nouvelle raison, c’est à bon droit que le corps est appelé sèma. Ce sont toutefois les Orphiques qui ont établi ce nom, dans la pensée que l’âme paie des fautes qui ont présentement motivé cette peine; que le corps est pour elle une enceinte, image de la prison destinée à la « tenir en garde », sôzètaï, qu’il est en conséquence cela à l’égard de l’âme, en conformité avec le nom qu’il porte, son sôma, jusqu’à ce qu’elle ait achevé de payer sa dette, ainsi pas même une lettre à changer! »

   Gorgias, 493a-c:  » C’est justement ce que j’ai entendu soutenir par quelqu’un des Sages: à cette heure, disait-il, nous sommes morts, notre corps, sôma, et cette partie de l’âme où sont les désirs est précisément de nature à se laisser séduire et retourner sens dessus dessous. C’est ce dont un homme ingénieux, un Sicilien peut-être ou bien un Italique, a fait, dit-on, une fable, dans laquelle, donnant au mot un croc-en-jambe, il a appelé « un tonneau, pithos », cette partie de l’âme, à cause de sa disposition à se laisser persuader, pithanon, de sa crédulité, et les gens déraisonnables, des hommes incapables de garder le secret; appelant d’autre part « un tonneau troué », cette partie de l’âme à laquelle appartiennent les désirs, la comparant, en raison de l’insatiabilité de leurs désirs, à ce qu’il y a de disloqué dans le tonneau et à son incapacité de ne pas laisser fuir tout ce qu’on y met ».

  Phédon, 82a-c. « Qu’entends-tu donc par ces mœurs, Socrate ? – Le  voici : ceux dont la gloutonnerie, la démesure, la passion de boire ont été la pratique ordinaire, et qui ne s’en sont pas défendus, c’est vraisemblablement dans des formes d’ânes et d’autres pareilles bêtes, que vont se plonger leurs âmes ; ne le penses-tu pas? — Hé oui! ce que tu dis n’a rien que de vraisemblable. Quant à ceux qui ont prisé par  dessus tout les injustices, les tyrannies, les rapines, ce sera dans des formes de loups, de faucons, de milans ;  à moins que nous ne fassions aller quelque part ailleurs les âmes de ce genre? — Ne t’en mets pas en peine ! dit Cébès : ce sera dans de telles formes. — Aussi bien n’est-il pas dès lors manifeste, poursuivit-il, que dans les autres cas aussi, la destination éventuelle de chaque âme sera déterminée par la similitude de sa pratique ordinaire? — Manifeste assurément! dit-il ; comment pourrait-on le nier? — Mais, même dans ces gens là, les plus heureux, reprit Socrate, et qui seront destinés à une meilleure place, ne seront-ils pas ceux qui se seront adonnés à cette vertu sociale et civique qui, sous le nom précisément, de tempérance et de justice, est une vertu fondée sur l’habitude et l’exercice, sans le concours de la philosophie et de la réflexion? — En quoi donc seront-ils les plus heureux? — En ce que, vraisemblablement, leur réincarnation les fera passer dans une espèce animale  dont les moeurs sont sociales et policées: abeilles, je pense, ou guêpes, ou fourmis; ou encore, si c’est dans leur même forme d’hommes qu’ils reviennent ce sera encore à des gens de bonne conduite qu’ils donneront naissance. — Vraisemblablement! — Mais, en tout cas,  le retour à la nature des Dieux est interdit à qui n’a pas pratiqué la philosophie, à qui s’en est allé sans être intégralement pur ; il n’est permis qu’à l’ami du savoir ! »

  NB: Tous ces textes sont cités dans la traduction de Léon Robin.  La Pléiade.