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Eloge des plaisirs de la vie. Montaigne.

  

  Joyeuses fêtes à tous et  tous mes vœux de bonheur pour la nouvelle année.

           Si j’ai choisi cet éloge de la vie et de ses plaisirs pour célèbrer Noël, ce n’est pas seulement parce que je traite en ce moment le thème du plaisir. C’est aussi et surtout parce que la sagesse de Montaigne nous enrichit d’une inestimable leçon de vie.

«  Il n’est rien de si beau et légitime que de bien faire l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de nos maladies, la plus sauvage, c’est mépriser notre être. Qui veut écarter son âme le fasse hardiment ; s’il peut, lorsque le corps se portera mal, pour la décharger de cette contagion ; ailleurs au contraire, qu’elle l’assiste et favorise et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs et de s’y complaire conjugalement, y apportant, si elle est plus sage, la modération, de peur que par indiscrétion ils ne se confondent avec le déplaisir. L’intempérance est peste de la volupté, et la tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement. Eudoxe, qui en établissait le souverain bien, et ses compagnons, qui la montèrent à si haut prix, la savourèrent en sa plus gracieuse douceur par le moyen de la tempérance, qui fut en eux singulière et exemplaire. J’ordonne à mon âme de regarder et la douleur et la volupté de vue pareillement réglée (L’exaltation de l’âme dans la joie est aussi blâmable que sa contraction dans la peine. Cicéron, Tusculanes, IV, 31) et pareillement ferme, mais gaiement l’une, l’autre sévèrement, et, selon ce qu’elle peut y apporter, autant soigneuse d’en éteindre l’une que d’étendre l’autre. Le voir sainement les biens tire après soi le voir sainement les maux. […]

   J’ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir (s’arrêter) au bon. […]

   Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. Je ne vais pas désirant qu’elle eût à dire la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir non moins excusablement de désirer qu’elle l’eût double (Le sage recherche avidement les richesses naturelles. Sénèque, Lettres à Lucilius, CXIX), ni que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epiménide se privait d’appétit et se maintenait, ni qu’on produisit stupidement les enfants par les doigts ou par les talons, mais, parlant en révérence, plutôt qu’on les produise encore voluptueusement par les doigts et par les talons, ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement. J’accepte de bon cœur, et reconnaissant, ce que nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon, (Tout ce qui vient de la nature est digne d’estime, Cicéron, Les Fins, III, 6).

   Des opinions de la philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides, c’est-à-dire les plus humaines et nôtres: mes discours sont, conformément à mes mœurs, bas et humbles. Elle fait bien l’enfant, à mon gré, quand elle se met sur ses ergots pour nous prêcher que c’est une farouche alliance de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le déraisonnable, le sévère à l’indulgent, l’honnête au déshonnête, que volupté est qualité brutale, indigne que le sage la goûte: le seul plaisir, qu’il tire de la jouissance d’une belle jeune épouse, c’est le plaisir des consciences, de faire une action selon l’ordre, comme de chausser ses bottes pour une utile chevauchée. N’eussent ses suivants non plus de droit et de nerfs et de suc au dépucelage de leurs femmes qu’en a sa leçon! Ce n’est pas ce que dit Socrate, son précepteur et le nôtre. Il prise, comme il doit, la volupté corporelle, mais il préfère celle de l’esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de dignité. Celle-ci va nullement seule selon lui (il n’est pas si fantastique), mais seulement première. Pour lui, la tempérance est modératrice, non adversaire des voluptés.

   Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste.  [Il faut pénétrer la nature des choses, et voir exactement ce qu’elle exige. Cicéron, Les Fins, V, 16]. Je quête partout sa piste: nous l’avons confondue de traces artificielles, et ce souverain bien académique et péripatétique, qui est vivre selon celle-ci, devient à cette cause difficile à borner et exprimer; et celui des stoïciens, voisin à celui-là, qui est consentir à nature. Est-ce pas erreur d’estimer aucunes actions moins dignes de ce qu’elles sont nécessaires? Si ne m’ôteront-ils pas de la tête que ce ne soit un très convenable mariage du plaisir avec la nécessité, avec laquelle, dit un ancien, les dieux complotent toujours. A quoi faire démembrons-nous en divorce un bâtiment tissu d’une si jointe et fraternelle correspondance? Au rebours, renouons-le par mutuels offices. Que l’esprit éveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arrête la légèreté de l’esprit et la fixe. [Celui qui célèbre l’âme comme le souverain bien en condamnant la chair comme un mal, embrasse l’âme charnellement et charnellement fuit la chair parce qu’il en juge selon la vanité humaine et non selon la vérité divine. Saint Augustin, Cité de Dieu, XIV, 5]. […]

   C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’usage des nôtres, et sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait. Si, avons-nous beau monter sur des échasses encore faut-il marcher de nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, si ne sommes assis que sur notre cul.

   Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d’être traitée plus tendrement. Recommandons-la à ce dieu, protecteur de santé et de sagesse, mais gaie et sociale :

Accorde-moi, ô fils de Latone,

De jouir de mes biens avec une santé robuste

Et, si possible, avec toutes mes facultés.

Fais que ma vieillesse ne soit pas avilissante

Et que je puisse toujours pincer la lyre

Horace, Odes, I, 31,17.

            Montaigne, Les Essais, III, § XIII. Edition établie par Claude Pinganaud, Arléa, p. 848 à 852.