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Descartes: Changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde.

 

« Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune et à changer mes désirs que l’ordre du monde ; et généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible.

Et ceci seul me semblait suffisant pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content. Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n’aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou du Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d’être sains, étant malades, ou d’être libres, étant en prison, que nous faisons maintenant d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j’avoue qu’il est besoin d’un long exercice, et d’une méditation souvent réitérée, pour s’accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c’est principalement en ceci que consistait le secret des ces philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire de l’empire de la fortune et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s’occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n’était en leur pouvoir que leurs pensées que cela seul était suffisant pour les empêcher d’avoir aucune affection pour d’autres choses ; et ils disposaient d’elles si absolument, qu’ils avaient en cela quelque raison de s’estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux, qu’aucun des autres hommes qui, n’ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu’ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu’ils veulent ».

                                    Descartes,  Discours de la méthode. Troisième partie. (1637).

Thème : Le bonheur.

Question : Quelle maxime, c’est-à-dire quelle règle de conduite doit-on respecter si l’on veut se rendre content ?

Thèse : Car tel est explicitement l’enjeu de cette troisième maxime de la morale provisoire [1] cartésienne. La morale « par provision », comme la définit aussi l’auteur, est un ensemble de principes que Descartes se donne avant d’en élaborer une meilleure afin de conduire sa vie avec assurance et tranquillité. La fin d’une morale est toujours le bien mais on peut donner à cette valeur des contenus différents. Descartes le détermine comme bonheur. En cela il est l’héritier de l’eudémonisme antique étant entendu qu’on appelle ainsi une doctrine faisant du bonheur la fin de l’action morale. Comme les Anciens Descartes affirme que le bonheur est le souverain bien de l’existence et qu’il dépend en grande partie de nous. Il nous appartient donc de « nous rendre contents ». L’expression « se rendre » indique, contrairement à ce que suggère l’étymologie du mot bonheur (part de chance attribuée par les dieux aux hommes ; bon augure), que celui-ci n’est pas offert comme un don. Ce que connotent les verbes « tâcher », « se vaincre », « s’accoutumer ». Ils signifient que le contentement n’est pas donné ; il doit être conquis.

Question : Pourquoi ? N’est-ce pas le signe qu’il y a une difficulté d’être ? En quoi consiste-t-elle ?

Thèse : Elle découle de notre nature de sujet désirant et de notre propension à croire que nous sommes le souverain d’un monde à nos ordres. Il y a toujours en chacun de nous un enfant qui croit pouvoir obtenir ce qu’il désire « en pleurant ou commandant » et ainsi « nous nous sommes insensiblement persuadés que le monde n’était fait que pour nous » écrit Descartes dans Lettre à X,  de mars 1638. Or il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. Notre vécu le plus quotidien nous confronte à l’hétérogénéité du désir et du réel. Il y a d’une part ce que nous désirons, d’autre part ce qui est et nous sommes bien contraints d’admettre, à notre grand scandale souvent, qu’il n’y a pas accord, harmonie entre les deux ordres. La déception, l’échec, la frustration, la souffrance attestent de leur divorce.

   Telle est l’expérience humaine et Descartes part de là. Il n’y aurait pas lieu de « changer ses désirs » si la « fortune » ou « l’ordre du monde » leur étaient propices. La maxime cartésienne présuppose la distinction et l’opposition du plan de l’intériorité (me vaincre, mes désirs) et de celui de l’extériorité (la fortune, l’ordre du monde) et se présente comme une solution au problème suivant : comment réduire l’écart entre le désir et le réel afin que l’homme n’ait plus à souffrir de l’adversité ? Car le désir met le moi aux prises avec les choses et lorsqu’elles se refusent il souffre tous les tourments de celui dont le désir est mis en échec Or le trouble, la souffrance, le malheur sont un mal en soi. Il faut donc trouver le moyen de s’en affranchir.

Question : Comment cela est-il possible ?

Thèse : « en tâchant toujours plutôt à me vaincre que la fortune et à changer mes désirs que l’ordre du monde ».

Question : Maxime étonnante, surtout dans un monde où l’homme a déployé une volonté de puissance inédite. Il nous semble qu’il faut plutôt changer le monde pour réaliser les désirs humains. Toute l’histoire humaine procède d’ailleurs de l’énergie du désir ne se renonçant pas mais niant au contraire ce qui le nie afin d’inscrire dans l’extériorité la marque de ses exigences. Sans cette négativité du désir, sans ce travail du négatif, la liberté n’aurait aucun sens et nul ne peut raisonnablement s’en réjouir. Alors pourquoi Descartes nous invite-t-il à exercer notre pouvoir sur nous-mêmes plutôt que sur la fortune ou sur l’ordre du monde ?

Thèse : Pour ce qui est de la fortune, la réponse va de soi et tient à la définition de la notion. Dans l’Antiquité romaine le mot signifie le hasard, le sort heureux ou malheureux qui échoit aux hommes. C’est une sorte de puissance capricieuse sur laquelle les hommes n’ont rigoureusement aucun pouvoir. Ils sont condamnés à subir qu’il s’agisse du tremblement de terre dévastant leur pays, de la guerre déclarée par les Etats, de la maladie attestée par des analyses biologiques ou, bonne fortune, du gros lot  gagné au tirage du loto. Vouloir changer la fortune est le type même du projet insensé. La seule liberté dont nous pouvons nous prévaloir est de nous disposer favorablement à son égard. Plus tard Descartes désavouera cette idée de la fortune au profit de l’idée de Providence divine. « Nous devons souvent faire réflexion sur la Providence divine et nous représenter qu’aucune chose arrive d’autre façon qu’elle a été déterminée de toute éternité par cette Providence en sorte qu’elle est comme une fatalité ou une nécessité immuable qu’il faut opposer à la fortune pour la détruire comme une chimère qui ne vient que de l’erreur de notre entendement » Passions de l’âme. II, 145 (1649).

   Cette substitution revient à remplacer une puissance aveugle voire maléfique par une puissance bienveillante. Ce qui n’est pas sans incidence sur notre manière d’accueillir ses décrets car si les coups du sort sont des expressions de la volonté divine, on peut au moins leur supposer un sens même s’il nous demeure inintelligible.

   Qu’entendre maintenant par ordre du monde ? Le monde renvoie à tout ce qui est extérieur à moi et à l’intérieur de quoi je peux me situer dans ma dimension d’objet. C’est aussi bien la réalité naturelle que la réalité sociale. Les exemples utilisés par Descartes connotent tantôt l’une tantôt l’autre. L’évocation des « biens dus à notre naissance », de « la prison » fait référence à l’ordre social, « la santé ou la maladie, les ailes pour voler, les corps d’une matière aussi peu corruptible que des diamants » à l’ordre naturel.

   La notion d’ordre indique que le réel est régi par les lois, qu’il y a une nécessité des choses irréductible. Ex : On peut allonger l’espérance de vie, on ne peut supprimer la mort. On peut changer les institutions, on ne peut empêcher les hommes d’être ce qu’ils sont et de détourner les meilleures lois du monde à des fins immorales. On peut démocratiser le savoir, on ne peut donner l’intelligence d’Einstein à l’idiot du village etc.

   Or dans son immédiateté le désir se moque de l’ordre des choses. Le vieillard désire être jeune, l’amoureux éconduit être aimé encore, la personne endeuillée ressusciter l’être aimé, le malade recouvrer la santé. Le désir creuse ainsi le divorce de l’homme et du réel livrant ainsi son existence à la torture du désespoir.

Question : Alors comment échapper à la souffrance ?

Thèse : En m’accoutumant « à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible ».

   Il s’agit de déterminer ce sur quoi nous avons pouvoir afin d’agir sur l’un ou l’autre terme de la contradiction : Changer les choses si cela est possible ou, situation limite, changer mon désir si je suis confronté à l’impossible.

   La première solution n’est pas proscrite comme on pourrait le croire en isolant l’énoncé de la maxime du reste du texte. Si tel était le cas la morale cartésienne serait une morale du renoncement, de la résignation et elle ne mériterait guère notre estime. Rien n’est par ailleurs plus étranger à l’esprit cartésien que la résignation. En témoigne le propos du Discours de la méthode où il affirme que la science doit « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature ».

   Ici il réserve implicitement cette solution dans deux formules :

   Mais il arrive que malgré tous mes efforts le réel fasse de la résistance. Impossible de satisfaire mon désir.

Question : N’ai-je alors pas d’autre choix que de m’abandonner au désespoir ?

Thèse : Il va de soi que les préceptes de la sagesse prennent sens dans ce genre de situations-limites.  Lorsqu’il n’y a aucune entrave à l’épanouissement de la vie, l’homme n’a guère l’occasion d’exercer sa force d’âme. C’est donc dans l’épreuve que celle-ci est nécessaire. Sa prétention est de sauver les biens supérieurs de l’existence humaine dans les circonstances où précisément ils semblent menacés : la liberté dans la servitude, la sérénité dans le malheur.

   A la manière stoïcienne Descartes ouvre une voie là où tout semble perdu. Il veut nous faire comprendre que même dans les pires situations, il reste encore un pouvoir à l’homme : à défaut de pouvoir agir sur ce qui le fait souffrir, il peut agir sur lui-même et sauver ainsi sa liberté et la paix de son âme.

Question : Cela est-il possible et comment?

Thèse : Descartes n’en doute pas et s’explique dans un propos très dogmatique. Nous sommes, dit-il, absolument maîtres de nos pensées et conséquemment de nos désirs en tant qu’ils impliquent la représentation. Le désir est en effet la tendance accompagnée de la conscience de l’objet propre à la satisfaire. Il met en jeu la capacité de se représenter les choses et c’est par là que l’on peut avoir barre sur lui. Car si dans son immédiateté le désir construit son objet dans l’imaginaire, nous ne sommes pas fatalement condamnés à confondre le réel et l’imaginaire. En termes cartésiens il est toujours possible de substituer une pensée d’entendement à une pensée d’imagination. Il suffit pour cela d’examiner la situation, d’apprécier notre périmètre d’action sur elle et de juger si notre désir a une chance d’être couronné de succès ou s’il est voué à l’échec.

   Ex : Qu’en qualité de visée imaginative, le désir fasse espérer être aimé de celui qu’on aime n’interdit pas la prise de conscience de la vanité d’un tel désir dans certaines situations. Un peu de lucidité aurait permis à Adèle Hugo de comprendre que l’officier qu’elle poursuivait de ses ardeurs  lui manifestait clairement son indifférence et même son hostilité ou à la maîtresse de Mussolini que le Duce ne voulait plus entendre parler d’elle. (Cf. Le film Vincere). Un aveuglement passionnel leur fait entretenir des désirs vains. Descartes en appelle contre ce risque à l’exercice courageux de la faculté de comprendre (l’entendement) afin d’apprécier lucidement les choses et il soutient que la prise de conscience de notre incapacité à satisfaire notre désir est de nature à le décourager. Car, précise-t-il, « notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n’aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou du Mexique ».

   La solution au divorce du désir et du réel est donc dans le déploiement des pouvoirs de l’entendement et dans le passage du plan de la spontanéité du désir au plan réfléchi de la volonté. La volonté n’est en effet pas réductible au désir. Elle est  « un pouvoir que l’on exerce », non « un attrait que l’on subit ». Elle exige de se donner le spectacle de soi-même et de sa situation dans le monde afin de juger correctement ce qu’il en est. En apprenant à distinguer le possible de l’impossible, le sujet raisonnable ne peut pas persévérer dans des desseins qu’il sait hors de sa portée. Ainsi se dispose-t-il à réorienter ses désirs vains dans un sens positif et à se rendre indifférent à l’égard de ce sur quoi il n’a aucun pouvoir. Descartes préconise donc une morale de la maîtrise des désirs par un exercice courageux de l’entendement.

 

Question : S’agit-il de croire que cette maîtrise est aisée ? Certes pas. Le philosophe ne méconnaît pas le poids du passif dans une vie et il avoue qu’il faut une véritable « industrie » pour ne pas être le jouet des passions de l’âme. Voilà pourquoi le texte insiste sur la difficulté de la tâche. La lucidité, le courage de ne pas persévérer dans des voies sans issue requiert « un long exercice, et une méditation souvent réitérée pour s’accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ».

   « Un long exercice » : La sagesse est en effet affaire de pratique non de simple théorie. Le mot exercice renvoie en grec à l’idée d’ascèse. Et de fait la première difficulté consiste à libérer l’entendement des aveuglements passionnels. Certains en tirent argument pour pointer le caractère aporétique de cette solution intellectualiste aux maux humains. Pour un Freud par exemple la morale cartésienne relève d’une prétention exorbitante. Il faut cesser de surestimer les pouvoirs de la conscience, affirme-t-il. Le désir est substantiellement lié à l’imaginaire, un imaginaire tenace sur lequel l’entendement n’a aucun pouvoir comme semble le corroborer l’obstination des hommes dans la poursuite de désirs que les expériences les plus tragiques ne parviennent pas à ébranler. Songeons aux militants de l’extrême droite et de l’extrême gauche continuant à entretenir des espérances que les horreurs du siècle écoulé devraient raisonnablement refroidir. Mais que peut la raison en matière d’affects ? Le propre des grands maîtres de la sagesse est de nous dire qu’elle peut quelque chose si nous avons vraiment le désir de nous rendre contents et libres. Mais ce pouvoir doit être mis en œuvre, ce qui exige un exercice spirituel. Par l’indication « un long exercice » le philosophe suggère qu’on n’acquiert pas ce pouvoir en un jour. Il y faut de l’entraînement.

    « Une méditation souvent réitérée » : Cet entraînement passe par un effort de pensée qu’il convient aussi de répéter. Car il ne s’agit rien de moins que de changer la pente naturelle héritée de l’enfance. Que ne dirait Descartes aujourd’hui avec l’éducation (ou plutôt la « déséducation ») de l’enfant-roi ! Un effort est nécessaire pour se déshabituer de croire que le monde est fait pour nous car il ne va pas du tout de soi de se mettre à sa place dans l’ordre des choses. Spontanément on ne regarde pas les choses « de ce biais ». On nourrit plutôt l’illusion d’être un souverain, d’où la propension des hommes à conquérir les postes de pouvoir pour exercer une tyrannie dont ils découvrent, toujours trop tard, dans les affres de l’échec la vanité.

   « Pour s’accoutumer » : L’enjeu de l’exercice est donc de substituer une habitude à une autre. Une habitude est une disposition acquise par la répétition. L’enfance, si l’on n’y prend garde, en fait acquérir de mauvaises. Rousseau a écrit de magnifiques pages sur ce danger d’une mauvaise éducation.*1 Mais même une bonne ne nous prémunit pas contre l’exubérance de la « folle du logis »*2 toujours prompte à nous faire prendre nos rêves pour des réalités. Il convient donc de contrarier le mouvement naturel et de rendre familière une tout autre manière de se représenter les choses.

   Ainsi conquiert-on un pouvoir sur soi et peut-on « faire de nécessité vertu ». Expression éloquente. La nécessité est ce qui ne peut pas ne pas être ou être autrement. Je n’ai aucun pouvoir sur elle, sauf celui d’en faire l’occasion d’exercer ma vertu, c’est-à-dire de transformer ce qui pourrait me détruire en occasion de m’affirmer. Ce qui exige de me rendre supérieur à l’adversité afin de convertir le négatif en positif. Dans le langage ordinaire l’expression signifie : faire contre mauvaise fortune bon cœur, autrement dit tirer parti de l’épreuve en exerçant sa force d’âme. Ce que connote l’idée de vertu. Le mot renvoie à l’idée de force, de virilité, d’effort de soi sur soi. Là encore le mot indique qu’il ne s’agit pas de se laisser aller mais qu’il convient de mobiliser son énergie pour faire rayonner la supériorité de la force d’âme sur tout ce qui abat le faible.

    « Et ceci seul me semblait suffisant pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content » écrit Descartes. Ce « suffisant » n’est évidemment pas rien mais tout difficile que cela soit, ce n’est pas impossible. Les stoïciens nous ont montré, dans les épreuves les plus terribles, ce qu’un homme peut dès lors qu’il se réapproprie le seul pouvoir dont il dispose absolument à savoir le pouvoir sur lui-même afin de se libérer de ce qui a pouvoir sur lui par l’intermédiaire de ses désirs. Par un bon usage de ses représentations, le stoïcien se dispose à accorder son désir à l’ordre des choses. Il se tient à distance de et supérieur à, comme ce vrai souverain qu’il a le pouvoir d’être, libre intérieurement et serein. « Quel est l’homme invincible ? » demandait Epictète. « Celui que rien ne peut troubler, rien de ce qui est indépendant de sa personne ».

   Le texte s’achève donc sur un hommage à ces grands maîtres*3 ayant su « se soustraire à l’empire de la fortune et malgré les douleurs et la pauvreté disputer de la félicité avec les dieux ». De fait, en distinguant ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas et en conformant leurs désirs à ce qui est, ils ne désiraient rien de plus que ce qu’ils possédaient, ne manquaient de rien et jouissaient d’une égalité de l’âme refusée aux êtres n’exerçant aucune maîtrise sur leurs désirs. Les stoïciens avaient compris que le principe du bonheur, de la puissance, de la richesse n’est pas hors de soi mais en soi, dans l’art de se disposer favorablement à l’égard de ce qui ne dépend pas de nous.

 NOTES

 * 1 « Savez-vous quel est le plus sur moyen de rendre votre enfant misérable? C’est de l’accoutumer à tout obtenir ; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l’impuissance vous forcera malgré vous d’en venir au refus, et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même qu’il désire. D’abord il voudra la canne que vous tenez ;  bientôt il voudra votre montre; ensuite il voudra l’oiseau qui vole; il voudra l’étoile qu’il voit briller, il voudra tout ce qu’il verra; à moins d’être Dieu comment le  contenterez-vous?

   C’est une disposition naturelle à l’homme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir. En ce sens le principe de Hobbes est vrai jusqu’à un certain point ; multipliez avec nos désirs les moyens de les satisfaire, chacun se fera le maitre de tout. L’enfant donc qui n’a qu’à vouloir pour obtenir se croit le propriétaire de l’univers ; il regarde tous les hommes comme ses esclaves, et quand enfin l’on est forcé de lui refuser quelque chose, lui, croyant tout possible quand il commande prend ce refus pour un acte de rébellion; toutes les raisons qu’on lui donne dans un âge incapable de raisonnement ne sont à son gré que des prétextes; il voit partout de la mauvaise volonté : le sentiment d’une injustice prétendue aigrissant son naturel, il prend tout le monde en haine sans jamais savoir gré de la complaisance il s’indigne de toute opposition.

   Comment concevrais-je qu’un enfant ainsi dominé par la colère et dévoré des passions les plus irascibles puisse jamais être heureux? Heureux, lui ! C’est un Despote; c’est à la fois le plus vil des esclaves et la plus misérable des créatures. J’ai vu des enfants élevés de cette manière qui voulaient qu’on renversât la maison d’un coup d’épaule, qu’on leur donnât le coq qu’ils voyait sur un clocher, qu’on arrêtât un régiment en marche pour entendre les tambours plus longtemps, et qui perçaient l’air de leurs cris sans vouloir écouter personne, aussitôt qu’on tardait à leur obéir. Tout s’empressait vainement à leur complaire; leurs désirs s’irritaient tant par la facilité d’obtenir, ils s’obstinaient aux choses et ne trouvaient partout que contradictions, qu’obstacles, que peines, que douleurs. Toujours grondants mutins, toujours furieux, ils passaient les jours à crier, à se plaindre; étaient-ce là des êtres bien fortunés? La faiblesse et la domination réunies n’engendrent que folie et misère. De deux enfants gâtés l’un bat le sable et l’autre fait fouetter la mer; ils auront bien à fouetter et à battre avant de vivre contents.
Si ces idées d’empire et de tyrannie les rendent misérables dès leur enfance, que sera-ce quand ils grandiront, et que les relations avec les autres hommes commenceront à s’étendre et se multiplier? Accoutumés à voir tout fléchir devant eux, quelle surprise en entrant dans le monde de sentir que tout leur résiste et de se trouver écrasés du poids de cet univers qu’ils pensaient mouvoir à leur gré ! Leurs airs insolents, leur puérile vanité ne leur attirent que mortifications, dédains, railleries, ils boivent les affronts comme l’eau; de cruelles épreuves leur apprennent bientôt qu’ils ne connaissent ni leur état ni leurs forces; ne pouvant tout ils croient ne rien pouvoir ; tant d’obstacles inaccoutumés les rebutent, tant de mépris les avilissent; ils deviennent lâches, craintifs, rampants, et retombent autant au dessous d’eux-mêmes qu’ils s’étaient élevés au dessus. »

    Rousseau. Emile ou de l’Education, II, La pléiade, t. IV, p. 314.315.

*2 : Définition que Malebranche donne de l’imagination.

*3 : Cf. Cette description du sage stoïcien par Jean Brun  (Que sais-je, p. 108 à 110) :

   « Le sage est celui qui vit selon la nature, c’est-à-dire selon la raison; par conséquent il est exempt de passion, il est sans orgueil, sincère et pieux. Les Stoïciens ne tarissaient pas d’adjectifs pour dépeindre ce sage et lui attribuer toutes les qualités au superlatif ; le sage ne connaît pas la douleur, il est le suprême savant, il est innocent, sans pitié mais sociable. Lui seul est riche, lui seul est libre. Il est libre car il sait avec Epictète que « chaque chose a deux anses : l’une par où on peut la porter, l’autre par où on ne le peut pas » (1) et nombreuses sont les anecdotes nous présentant des sages morts en martyrs mais en hommes libres; tel ce philosophe qui torturé par le bourreau trouvait la force de reprocher sa passion cruelle à celui qui le tourmentait et qui se sectionna lui-même la langue avec ses dents avant que le bourreau n’ait eu le temps de la lui couper pour l’empêcher de parler; tels Latéranus que nous cite Epictète : « Souviens-toi du courage de Latéranus. Néron lui ayant envoyé son affranchi, Epaphrodite, pour l’interroger sur la conspiration où il était entré, il répondit :

« –  Quand j’aurai quelque chose à dire, je le dirai à ton maître.

« — Tu seras traîné en prison.

« —Mais faut-il que j’y sois traîné en fondant en larmes ?

« — Tu seras envoyé en exil.

« — Qu’est-ce qui m’empêche que je n’y aille gaiement, plein d’espérance et content de mon sort ?
« — Tu seras condamné à mort.

« — Mais faut-il que je meure en murmurant et en gémissant ?

« — Dis-moi ton secret.

«— Je ne le dirai point car cela dépend de moi.

« — Qu’on le mette aux fers!

«  — Que dis-tu mon ami, est-ce moi que tu menaces de mettre aux fers ? Je t’en défie. Ce sont mes
jambes que tu y mettras, mais pour ma volonté  elle sera libre, et Jupiter même ne peut me l’ôter.
« — Je vais tout à l’heure te faire couper le cou.

« — Quand t’ai-je dit que mon cou avait seul ce privilège de ne pouvoir être coupé? »

Les effets répondirent à ces paroles. Latéranus ayant été mené au supplice, et le premier coup de l’exécuteur ayant été trop faible pour lui enlever la tête, il la retira un instant, puis la tendit de nouveau, avec beaucoup de fermeté et de constance (2) »

   Le sage règle ses désirs sur ce qui dépend de lui, il sait que « de toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs,, nos inclinations, nos aversions; en un mot toutes nos actions »(3). C’est pourquoi le sage n’est jamais surpris par ce qui arrive, même pas par la mort : « Ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses mais les opinions qu’ils en ont. Par exemple la mort n’est point un mal, car, si elle en était un, elle aurait paru telle à Socrate; mais l’opinion qu’on a que la mort est un mal, voilà le mal. Lors donc que nous sommes contrariés, troublés ou tristes, n’en accusons point d’autres que nous-mêmes, c’est-à-dire nos opinions» (4)

   Le sage est donc comme un promontoire qui reste immobile malgré la fureur des flots qui viennent se briser contre lui, il éprouve un réel bonheur à tout supporter avec courage; celui qui n’accepte pas les événements, qui se retranche du grand tout, est comme une main, comme une tête coupées, gisant séparées du reste du corps. Ce mépris de la douleur et de la mort constitue le caractère le plus connu de la philosophie stoïcienne »

(1)  Epictète, Manuel, XLIII.

(2)  Epictète, Entretiens, 1, 4.

(3)  Epictète, Manuel, I.

(4) Epictète, Manuel, V.