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Bonheur et lucidité.

Jacques Villon. 1875.1963. Les grands fonds. 1945. Musée d'art du Luxembourg.  

  «  Madame

 
    Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir s’il est mieux d’être gai et content, en imaginant les biens qu’on possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne s’arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu’on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu’on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j’approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin, ou les étourdissent avec du pétun*. Mais je distingue entre le souverain bien, qui consiste en l’exercice de la vertu, ou (ce qui est le même), en la possession de tous les biens, dont l’acquisition dépend de notre libre arbitre, et la satisfaction d’esprit qui suit de cette acquisition. C’est pourquoi, voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. Aussi n’est-ce pas toujours lorsqu’on a le plus de gaieté, qu’on a l’esprit plus satisfait ; au contraire, les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n’y a que les médiocres et passagères, qui soient accompagnées du ris. Ainsi je n’approuve point qu’on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure, en s’apercevant qu’ils sont faux. Et encore qu’il pourrait arriver qu’elle fût si continuellement divertie ailleurs, que jamais elle ne s’en aperçût, on ne jouirait pas pour cela de la béatitude dont il est question, pour ce qu’elle doit dépendre de notre conduite, et cela ne viendrait que de la fortune.»
                                    Descartes. Lettre à Elisabeth, 6 octobre 1645.

* Pétun : tabac.

 
 
 «  Un auteur célèbre, calculant les biens et les maux de la vie humaine et comparant les deux sommes, a trouvé que la dernière surpassait l’autre de beaucoup et qu’à tout prendre la vie était pour l’homme un assez mauvais présent. Je ne suis point surpris de sa conclusion; il a tiré tous ses raisonnements de la constitution de l’homme civil : s’il fût remonté jusqu’à l’homme naturel, on peut juger qu’il eût trouvé des résultats très différents, qu’il eût aperçu que l’homme n’a guère de maux que ceux qu’il s’est donnés lui-même et que la nature eût été justifiée. Ce n’est pas sans peine que nous sommes parvenus à nous rendre si malheureux. Quand d’un côté l’on considère les immenses travaux des hommes, tant de sciences approfondies, tant d’arts inventés, tant de forces employées, des abîmes comblés, des montagnes rasées, des rochers brisés, des fleuves rendus navigables, des terres défrichées, des lacs creusés, des marais desséchés, des bâtiments énormes élevés sur la terre, la mer couverte de vaisseaux et de matelots, et que de l’autre on recherche avec un peu de méditation les vrais avantages qui ont résulté de tout cela pour le bonheur de l’espèce humaine, on ne peut qu’être frappé de l’étonnante disproportion qui règne entre ces choses, et déplorer l’aveuglement de l’homme qui, pour nourrir son fol orgueil et je ne sais quelle vaine admiration de lui-même, le fait courir avec ardeur après toutes les misères dont il est susceptible, et que la bienfaisante nature avait pris soin d’écarter de lui.
   Les hommes sont méchants ; une si triste expérience dispense de la preuve ; cependant l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir démontré ; qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits et les connaissances qu’il a acquises ? Qu’on admire tant qu’on voudra la société humaine, il n’en sera pas moins vrai qu’elle porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables »
        Rousseau. Note 9, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. 1755.
 
 
   «  Eh ! que me servent des lumières si tard et si douloureusement acquises sur ma destinée et sur les passions d’autrui dont elle est l’œuvre ? Je n’ai appris à mieux connaître les hommes que pour mieux sentir la misère où ils m’ont plongé, sans que cette connaissance en me découvrant tous leurs pièges m’en ait pu faire éviter aucun. Que ne suis-je resté toujours dans cette imbécile mais douce confiance qui me rendit durant tant d’années la proie et le jouet de mes bruyants amis, sans qu’enveloppé de toutes leurs trames j’en eusse même le moindre soupçon ! J’étais leur dupe et leur victime, il est vrai, mais je me croyais aimé d’eux, et mon cœur jouissait de l’amitié qu’ils m’avaient inspirée en leur en attribuant autant pour moi. Ces douces illusions sont détruites. La triste vérité que le temps et la raison m’ont dévoilée en me faisant sentir mon malheur m’a fait voir qu’il était sans remède et qu’il ne me restait qu’à m’y résigner. Ainsi toutes les expériences de mon âge sont pour moi dans mon état sans utilité présente et sans profit pour l’avenir »
       Rousseau. Troisième Promenade des Rêveries du promeneur solitaire.1777.
 
 
« (…) Nous remarquons que plus une raison cultivée s’occupe de poursuivre la jouissance de la vie et du bonheur, plus l’homme s’éloigne de vrai contentement. Voilà pourquoi chez beaucoup, et chez ceux-là mêmes qui ont fait de l’usage de la raison la plus grande expérience, il se produit, pourvu qu’ils soient assez sincères pour l’avouer, un certain degré de misologie, c’est-à-dire de haine de la raison. En effet, après avoir fait le compte de tous les avantages qu’ils retirent, je ne dis pas de la découverte de tous les arts qui constituent le luxe ordinaire, mais même des sciences ( qui finissent par leur apparaître aussi comme un luxe de l’entendement), toujours est-il qu’ils trouvent qu’en réalité ils se sont imposé plus de peines qu’ils n’ont recueilli de bonheur ; aussi, à l’égard de cette catégorie plus commune d’hommes qui se laissent conduire de plus près par le simple instinct naturel et qui n’accordent à leur raison que peu d’influence sur leur conduite, éprouvent-ils finalement plus d’envie que de dédain ».
                                             Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs. 1785.
 
 
 
      «  La qualité des plaisirs
 
   Cependant il faut bien reconnaître que, pour les auteurs utilitaristes en général, si les plaisirs de l’esprit l’emportent sur ceux du corps, c’est surtout parce que les premiers sont plus stables, plus sûrs, moins coûteux, etc. Ce serait donc en raison de leurs avantages extrinsèques plutôt que de leur nature essentielle. Et, pour tous ces avantages extrinsèques, les utilitaristes ont victorieusement plaidé leur cause, mais ils auraient pu également prendre position sur le second terrain (qui est aussi – on a le droit de le qualifier ainsi – le plus élevé) sans cesser d’être parfaitement d’accord avec eux-mêmes. On peut, sans s’écarter le moins du monde du principe de l’utilité, reconnaître le fait que certaines espèces de plaisirs sont plus désirables et plus précieuses que d’autres. Alors que dans l’estimation de toutes les autres choses, on tient compte de la qualité aussi bien que de la quantité, il serait absurde d’admettre que dans l’estimation des plaisirs on ne doit tenir compte que de la quantité.
 
      Conditions d’une expérience valable en matière de qualité.
 
   On pourrait me demander : « Qu’entendez-vous par une différence de qualité entre les plaisirs ? Qu’est-ce qui peut rendre un plaisir plus précieux qu’un autre – en tant que plaisir pur et simple – si ce n’est qu’il est plus grand quantitativement ? » Il n’y a qu’une réponse possible. De deux plaisirs, s’il en est un auquel tous ceux ou presque tous ceux qui ont l’expérience de l’un et de l’autre accordent une préférence bien arrêtée, sans y être poussés par un sentiment d’obligation morale, c’est ce plaisir-là qui est le plus désirable. Si ceux qui sont en état de juger avec compétence de ces deux plaisirs placent l’un d’eux tellement au-dessus de l’autre qu’ils le préfèrent tout en le sachant accompagné d’une plus grande somme d’insatisfaction, s’ils sont décidés à n’y pas renoncer en échange d’une quantité de l’autre plaisir telle qu’il ne puisse pas, pour eux, y en avoir de plus grande, nous sommes fondés à accorder à la jouissance ainsi préférée une supériorité qualitative qui l’emporte tellement sur la quantité, que celle-ci, en comparaison, compte peu.
   Or, c’est un fait indiscutable que ceux qui ont une égale connaissance des deux genres de vie, qui sont également capables de les apprécier et d’en jouir, donnent résolument une préférence très marquée à celui qui met en œuvre leurs facultés supérieures. Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisirs de bêtes; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil, même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu’eux-mêmes avec le leur. Ils ne voudraient pas échanger ce qu’ils possèdent de plus qu’eux contre la satisfaction la plus complète de tous les désirs qui leur sont communs. S’ils s’imaginent qu’ils le voudraient, c’est seulement dans des cas d’infortune si extrême que, pour y échapper, ils échangeraient leur sort pour presque n’importe quel autre, si indésirable qu’il fût à leurs propres yeux. Un être pourvu de facultés supérieures demande plus pour être heureux, est probablement exposé à souffrir de façon plus aiguë, et offre certainement à la souffrance plus de points vulnérables qu’un être de type inférieur, mais, en dépit de ces risques, il ne peut jamais souhaiter réellement tomber à un niveau d’existence qu’il sent inférieur. Nous pouvons donner de cette répugnance l’explication qui nous plaira; nous pouvons l’imputer à l’orgueil – nom que l’on donne indistinctement à quelques-uns des sentiments les meilleurs et aussi les pires dont l’humanité soit capable; nous pouvons l’attribuer à l’amour de la liberté et de l’indépendance personnelle, sentiment auquel les stoïciens faisaient appel parce qu’ils y voyaient l’un des moyens les plus efficaces d’inculquer cette répugnance; à l’amour de la puissance, ou à l’amour d’une vie exaltante [excitement], sentiments qui tous deux y entrent certainement comme éléments et contribuent à la faire naître; mais, si on veut l’appeler de son vrai nom, c’est un sens de la dignité [sense of dignity] que tous les êtres humains possèdent, sous une forme ou sous une autre, et qui correspond – de façon nullement rigoureuse d’ailleurs – au développement de leurs facultés supérieures. Chez ceux qui le possèdent à un haut degré, il apporte au bonheur une contribution si essentielle que, pour eux, rien de ce qui le blesse ne pourrait être plus d’un moment objet de désir.
 
      Il faut distinguer bonheur [happiness] et satisfaction [content].
 
   Croire qu’en manifestant une telle préférence on sacrifie quelque chose de son bonheur, croire que l’être supérieur – dans des circonstances qui seraient équivalentes à tous égards pour l’un et pour l’autre – n’est pas plus heureux que l’être inférieur, c’est confondre les deux idées très différentes de bonheur et de satisfaction [content]. Incontestablement, l’être dont les facultés de jouissance sont d’ordre inférieur, a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites; tandis qu’un être d’aspirations élevées sentira toujours que le bonheur qu’il peut viser, quel qu’il soit – le monde étant fait comme il l’est – est un bonheur imparfait. Mais il peut apprendre à supporter ce qu’il y a d’imperfections dans ce bonheur, pour peu que celles-ci soient supportables; et elles ne le rendront pas jaloux d’un être qui, à la vérité, ignore ces imperfections, mais ne les ignore que parce qu’il ne soupçonne aucunement le bien auquel ces imperfections sont attachées. Il vaut mieux être un homme insatisfait [dissatisfied] qu’un porc satisfait; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur. L’autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés.
   On peut objecter que bien des gens qui sont capables de goûter les plaisirs supérieurs leur préfèrent à l’occasion, sous l’influence de la tentation, les plaisirs inférieurs. Mais ce choix n’est nullement incompatible avec l’affirmation catégorique de la supériorité intrinsèque des plaisirs supérieurs. Souvent les hommes, par faiblesse de caractère, font élection du bien le plus proche, quoiqu’ils sachent qu’il est le moins précieux; et cela, aussi bien lorsqu’il faut choisir entre deux plaisirs du corps qu’entre un plaisir du corps et un plaisir de l’esprit. Ils recherchent les plaisirs faciles des sens au détriment de leur santé, quoiqu’ils se rendent parfaitement compte que la santé est un bien plus grand. On peut dire encore qu’il ne manque pas de gens qui sont, en débutant dans la vie, animés d’un enthousiasme juvénile pour tout ce qui est noble, et qui tombent, lorsqu’ils prennent de l’âge, dans l’indifférence et l’égoïsme. Mais je ne crois pas que ceux qui subissent cette transformation très commune choisissent volontairement les plaisirs d’espèce inférieure plutôt que les plaisirs supérieurs. Je crois qu’avant de s’adonner exclusivement aux uns, ils étaient déjà devenus incapables de goûter les autres. L’aptitude à éprouver les sentiments nobles est, chez la plupart des hommes, une plante très fragile qui meurt facilement, non seulement sous l’action de forces ennemies, mais aussi par simple manque d’aliments; et, chez la plupart des jeunes gens, elle périt rapidement si les occupations que leur situation leur a imposées et la société dans laquelle elle les a jetés, ne favorisent pas le maintien en activité de cette faculté supérieure. Les hommes perdent leurs aspirations supérieures comme ils perdent leurs goûts intellectuels, parce qu’ils n’ont pas le temps ou l’occasion de les satisfaire; et ils s’adonnent aux plaisirs inférieurs, non parce qu’ils les préfèrent délibérément, mais parce que ces plaisirs sont les seuls qui leur soient accessibles, ou les seuls dont ils soient capables de jouir un peu plus longtemps. On peut se demander si un homme encore capable de goûter également les deux espèces de plaisirs a jamais préféré sciemment et de sang-froid les plaisirs inférieurs; encore que bien des gens, à tout âge, se soient épuisés dans un vain effort pour combiner les uns et les autres.
 
     Le verdict des juges compétents est sans appel, qu’il s’agisse de la qualité ou de la quantité des plaisirs.
 
   De ce verdict prononcé par les seuls juges compétents, je pense qu’on ne peut pas faire appel. Lorsqu’il s’agit de savoir lequel, de deux plaisirs, a le plus de prix, ou lequel, de deux modes d’existence, donne le plus de satisfaction à la sensibilité [the most grateful to the feelings], abstraction faite de ses attributs moraux et de ses conséquences, il faut bien tenir pour définitif le jugement des hommes qui sont qualifiés par la connaissance qu’ils ont de l’un et de l’autre, ou, s’ils sont en désaccord, celui de la majorité d’entre eux. Et il y a d’autant moins lieu d’hésiter à accepter ce jugement sur la qualité des plaisirs qu’il n’existe pas d’autre tribunal à consulter, même sur la question de quantité. Quels moyens a-t-on de déterminer quelle est, de deux douleurs, la plus aiguë, ou, de deux sensations de plaisir, la plus intense, sinon le suffrage général de ceux à qui les deux sensations sont familières ? Ni les douleurs ni les plaisirs ne sont homogènes entre eux, et la douleur et le plaisir sont toujours hétérogènes. Qu’est-ce qui peut décider si un plaisir particulier vaut d’être recherché au prix d’une douleur particulière, sinon la sensibilité et le jugement de ceux qui en ont fait l’expérience? Donc si ces hommes-là, forts de ce sentiment et de ce jugement, déclarent que les plaisirs liés à l’exercice des facultés supérieures sont préférables spécifiquement, la question d’intensité mise à part, aux plaisirs dont la nature animale, isolée des facultés supérieures, est capable, leur déclaration, en cette matière, doit être également prise en considération. »
      John Stuart Mill. L’utilitarisme. 1861. Champs, Flammarion, p.51 à56.
 
 
 
 
1)      Quel est le thème commun à tous ces textes ? Formulez la question que vous pourriez avoir à traiter en dissertation.
2)      Quelle est la substance de la position de Descartes sur cette question ? Est-ce la même que celle de Rousseau dans les Rêveries ?
3)      Après avoir explicité la thèse de chacun des textes, vous tenterez une synthèse.
 
 
1) La lucidité est-elle un obstacle au bonheur ou bien peut-on concilier bonheur et lucidité au point d’affirmer que loin de compromettre le bonheur, la lucidité en est une des dimensions ?
 
   Sur cette question Descartes reconnaît qu’on peut légitimement se demander s’il ne vaut pas mieux être gai et content, fût-ce au prix de l’ignorance et de l’illusion qu’être lucide au risque d’être attristé par la connaissance de la vérité. L’expérience montre, en effet, que les hommes doivent parfois le bonheur dont ils jouissent à leur propension à s’abuser sur la réalité des biens qu’ils croient posséder. Ils se croient aimés de leurs conjoints ou de leurs amis alors qu’un peu de perspicacité leur révèlerait combien ils se trompent (Cf. Pascal. Pensée 101B : « Si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas quatre amis dans le monde »). Ou bien, ils nourrissent des illusions religieuses ou politiques qui, en comblant leurs espérances, leur donnent un bonheur dont est privé celui que l’exercice de la raison détourne de ces bienfaisantes illusions (Cf. Freud et la thématique des satisfactions substitutives).
   La question est de savoir ce qui est préférable, non pas seulement du point de vue de la vertu (ce qui est préférable moralement)  mais aussi du point de vue du bonheur ( ce qui donne la plus grande qualité de satisfaction). Faut-il se lamenter du développement de l’intelligence, de l’accroissement de nos lumières, voir en eux la cause de tous nos malheurs et faire l’apologie d’une condition où l’hébétude intellectuelle est la garantie de l’innocence et du contentement ou bien, à l’encontre de cette tentation de la misologie (Cf. Cours) [1] que dénonce Kant, considérer avec Descartes et Mill que le souverain bien de la vie n’est pas le bonheur des benêts mais une satisfaction ou un bonheur témoignant que l’âme est comblée en profondeur, ce qui est inconcevable indépendamment de l’exercice de ses plus hautes fonctions ?
 
2) Descartes montre que pour élucider cette question, il convient de se demander ce qu’est le souverain bien de la vie. Est-ce la joie, la gaieté à quelque prix que ce soit ? Si c’était le cas, il faudrait admettre que tous les moyens sont bons pour éviter d’être attristé et justifier la toxicomanie, la fuite dans les paradis imaginaires, les illusions par lesquelles les hommes se crèvent les yeux agréablement.
 
   Mais, remarque-t-il, « je distingue entre le souverain bien, qui consiste en l’exercice de la vertu, ou (ce qui est le même), en la possession de tous les biens, dont l’acquisition dépend de notre libre arbitre, et la satisfaction d’esprit qui suit de cette acquisition ».
 
   Le philosophe distingue la vertu et le bonheur
 
    Descartes appelle vertu le bon usage de la liberté, bon usage disposant à poursuivre ardemment tous les biens qui dépendent de nous. Or la connaissance de la vérité est de l’ordre de ces biens. D’une part parce que pour un être pensant la vérité est un  bien en soi, d’autre part parce qu’il est nécessaire d’être éclairé pour juger correctement et pour agir avec sagesse. « J’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie » lit-on dans le Discours de la méthode.
   Le souci de voir clair est donc essentiel pour celui qui se sent responsable de la conduite de sa vie et de l’accomplissement de sa perfection humaine. L’effort de s’affranchir de l’erreur, de se dessiller par la remise en question des préjugés et des illusions commodes participe de cette perfection et nous en donne témoignage. Chacun, en effet, fait l’expérience qu’en qualité de sujet désirant, il a tendance à se représenter les choses telles qu’il voudrait qu’elles soient. Il se sait enclin à prendre des fictions pour des réalités et cela, non pas simplement parce qu’il manque de connaissance, mais parce que son esprit est sous la domination de puissances trompeuses. «Nous appelons illusion, disait Freud,   une croyance quand, dans la motivation de celle-ci la réalisation d’un désir est prévalente » L’avenir d’une illusion. Or quoi de plus désagréable pour l’homme que de découvrir qu’il s’est abusé ? Il en ressent « une amertume intérieure » tenant à la conscience de sa faiblesse plus qu’au deuil de ses espérances. Il s’ensuit qu’il y a, pour l’homme, un bonheur à déjouer les pièges des pensées d’imagination afin de leur substituer des pensées d’entendement. Même s’il blesse sa sensibilité, cet usage de ses facultés, lui donne des satisfactions autrement plus profondes que celles qui découlent de ses aveuglements. Voilà pourquoi le coût affectif des désillusions occasionné par la connaissance n’exclut pas un authentique contentement intérieur. En termes cartésiens, on peut même dire qu’il en participe dans la mesure où l’homme s’estime d’autant plus qu’il éprouve sa force dans la confrontation à l’obstacle. Il prouve sa perfection dans le courage de surmonter ses faiblesses et il en ressent de la joie.
 
   Aussi vaut-il mieux être lucide qu’aveuglé, attristé par la connaissance du vrai que joyeux dans sa méconnaissance ; tout l’intérêt de la réflexion de Descartes étant de soutenir cette affirmation du point de vue du bonheur ressenti. Car il y a joie et joie, dit-il. Comme les stoïciens demandaient de distinguer une agitation déraisonnable de l’âme (le plaisir) de la plénitude de jouissance de l’âme calme et sage (la joie) Descartes établit une hiérarchie dans nos états moraux. Avec une grande finesse psychologique il note que ce n’est pas « toujours lorsqu’on a le plus de gaieté, qu’on a l’esprit plus satisfait ».
   C’est qu’il y a des joies dont la nature est d’être superficielles. Telles sont celles qui sont suscitées en nous par quelque chose d’extérieur à nous. Elles dépendent des caprices de la fortune. Elles sont exubérantes et bruyantes comme le rire qui les accompagne le manifeste. Elles ne durent pas et comparées à la satisfaction profonde que donne l’exercice de la vertu, elles ont le caractère médiocre des causes qui les produisent. Le médiocre s’oppose ici à ce qui en qualité est bien supérieur. Les joies ne résultant pas du bon usage de notre libre arbitre n’ont pas la plénitude de celles qui en découlent.
   A la différence des autres, ces dernières sont « mornes et sérieuses ». Descartes veut dire qu’elles sont discrètes et n’ont pas la frivolité des joies de l’insouciance car elles ne s’exhibent pas dans l’extériorité. Elles sont vécues dans le secret de l’intériorité et mettent en jeu la personnalité dans ses exigences les plus essentielles. Et c’est précisément cela qui fait leur supériorité qualitative. Elles ne touchent pas que la surface de l’âme, elles l’engagent en totalité et ont le goût ineffable des satisfactions conquises contre les plaisirs éprouvés à peu de frais et vaguement conscients de leur vanité. « Ainsi je n’approuve point qu’on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure, en s’apercevant qu’ils sont faux. »
 
   Rousseau semble en opposition avec Descartes sur cette question. C’est que la perspective est très différente.
   Dans le texte du Discours sur l’origine de l’inégalité, il déplore les effets pervers de l’exercice des facultés de l’âme. Celui-ci a son origine, selon son analyse, dans les passions humaines et ce qui a une source empoisonnée est infecté du même poison. « C’était une ancienne tradition passée de l’Egypte en Grèce, qu’un dieu ennemi du repos des hommes était l’inventeur des sciences. Quelle opinion fallait-il donc qu’eussent d’elles les Egyptiens mêmes, chez qui elles étaient nées ? C’est qu’ils voyaient de près les sources qui les avaient produites. […] L’astronomie est née de la superstition ; l’éloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la géométrie, de l’avarice ; la physique, d’une vaine curiosité ; toutes, et la morale même, de l’orgueil humain. Les sciences et les arts doivent donc leur naissance à nos vices : nous serions moins en doute sur leurs avantages, s’ils la devaient à nos vertus » Seconde partie du Discours sur les sciences et les arts.
 
   Rousseau voit donc dans l’essor de la civilisation un principe de corruption morale. Pour son malheur l’homme s’arrache, en vertu d’une disposition de sa nature, à l’indolence et à l’innocence de la condition sauvage. Il s’invente de nouveaux besoins et avec chaque besoin une chaîne le privant de sa liberté. Il se condamne à la contrainte du travail et à la nécessité d’entrer dans des rapports sociaux de dépendance par la malédiction desquels les hommes deviennent des ennemis les uns des autres. En plein siècle des Lumières, Rousseau montre que l’actualisation des potentialités de la nature humaine a un coût élevé pour le bonheur humain. Tout se passe comme si l’éclosion des passions sociales et des capacités de raisonner qu’elles requièrent pour mieux se satisfaire étouffaient en l’homme la douce voix de la nature et le rendaient méchant. L’amour de soi se corrompt en amour propre et la haine, l’envie et la jalousie le rendent impitoyable.

   Au fond, si l’on en croit le Rousseau du Discours sur l’origine de l’inégalité, il eût mieux valu rester dans un état d’hébétude intellectuelle et une condition sauvage qu’avoir à payer le prix du développement de nos aptitudes. Au malheur, à la servitude et à la méchanceté de l’homme civilisé, Rousseau oppose la quiétude d’un être privé de la capacité d’imaginer tous les maux propres à l’angoisser (le sauvage ignore la mort, le regret du passé, la crainte de l’avenir) et à l’abri de toutes les tracasseries liées au commerce avec les autres.

   Ce qui est vrai à l’échelle de l’histoire, l’est aussi sur le plan privé. C’est très clair dans Les Rêveries où il avoue : « Que ne suis-je resté toujours dans cette imbécile mais douce confiance qui me rendit durant tant d’années la proie et le jouet de mes bruyants amis, sans qu’enveloppé de toutes leurs trames j’en eusse même le moindre soupçon ! J’étais leur dupe et leur victime, il est vrai, mais je me croyais aimé d’eux, et mon cœur jouissait de l’amitié qu’ils m’avaient inspirée en leur en attribuant autant pour moi. » Rousseau dit explicitement ici que si l’imbécillité est la garantie du bonheur de nouer avec les autres des relations affranchies de tout ce que la lucidité dévoilent dans leur fréquentation en fait de bassesse et de méchanceté, il vaut mieux être dupe qu’avoir à souffrir les affres de la clairvoyance.

   Dans un petit livre intitulé : Des fleurs pour Algernon (1956), Daniel Keyes met en scène avec une certaine réussite ce thème. Charlie Gordon, simple d’esprit, croit avoir des amis tant que son intelligence obscurcie ne lui permet pas de comprendre que ceux-ci se jouent de son handicap et donnent libre cours à leur méchanceté à ses dépens. L’éveil de l’intelligence sera, non seulement, pour lui la chute hors de l’innocence mais aussi un rendez-vous avec les effets douloureux de la perte des illusions.
 
   Cette apparente apologie de l’imbécillité n’est évidemment pas le dernier mot de Rousseau sur la question. Elle révèle surtout la souffrance d’un homme conscient qu’il n’était pas fait pour vivre dans le monde tel qu’il est et n’ayant de cesse d’exonérer la Nature de la responsabilité du mal régnant partout. « L’homme est né libre et partout il est dans les fers » s’écrie-t-il dans Le Contrat social. L’homme est né avec « une conscience pour aimer le bien, une raison pour le connaître, une liberté pour le choisir » (Profession de foi du Vicaire Savoyard) et pourtant il fait le mal. Comment cela est-il possible ? Voilà la question qui ne cesse de le hanter, sa vie durant.
    Aussi, ne nous leurrons pas, le souci de voir clair a été le grand souci de sa vie. Voir clair lorsqu’il s’efforce d’honorer l’impératif delphique : « connais-toi toi-même », voir clair lorsqu’il se propose de « démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la Nature actuelle de l’homme » (Préface du Discours sur l’origine de l’inégalité), et si pour cela il lui faut construire la fiction d’un état de nature, c’est à la faveur de cet avertissement : « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais et dont pourtant il est nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ». Ibid.
   Il est donc important de rappeler que Rousseau est beaucoup plus proche de Descartes qu’il n’y paraît. D’une part parce qu’il avait comme devise une formule empruntée à Juvénal (Satire, IV, 91): « Vitam vero impendenti » : consacrer sa vie à la vérité, devise que n’aurait pas désavouée Descartes. D’autre part parce que, comme le philosophe du doute méthodique, Rousseau considère que « la suprême jouissance est dans le contentement de soi-même » Profession de foi du Vicaire Savoyard. On croit lire Descartes ! « Tout le bonheur que nous voulons tirer de ce qui nous est étranger est un bonheur faux. […] Ce sens moral si rare parmi les hommes, ce sentiment exquis du beau, du vrai, du juste, qui réfléchit toujours sur nous-mêmes, tient l’âme de quiconque en est doué dans un ravissement continuel qui est la plus douce des jouissances » Lettre à Mme de Berthier du 17 janvier 1770.
 
3) L’intérêt du texte de John Stuart Mill est de confirmer l’idée, approfondie par Descartes, que les plaisirs ne sont pas qualitativement équivalents et que ceux qui résultent de l’exercice de nos facultés supérieures sont supérieurs à tous les autres.  Si des personnes ayant l’expérience de deux plaisirs, par exemple de celui donné par l’effort de voir clair et celui résultant d’un aveuglement, préfèrent celui qui est accompagné d’une certaine somme d’insatisfaction à l’autre aussi grand soit-il, cela signifie que le premier a une supériorité qualitative par rapport à l’autre. On ne peut donc pas, comme le propose le fondateur de l’utilitarisme, Bentham, se contenter de distinguer les plaisirs selon le seul critère de la quantité. Il faut aussi faire intervenir le critère de la qualité. Or, affirme Mill : « c’est un fait indiscutable que ceux qui ont une égale connaissance des deux genres de vie, qui sont également capables de les apprécier et d’en jouir, donnent résolument une préférence très marquée à celui qui met en œuvre leurs facultés supérieures. Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisirs de bêtes; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil, même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu’eux-mêmes avec le leur. »
   Mill note très justement que ce qui est en jeu dans cette nécessaire distinction n’est rien moins que le sentiment de la dignité humaine. Il soutient, comme tous les grands philosophes, que le contentement d’une vie humaine n’est pas indépendant de la conviction que certains biens participent de ce qui fonde l’estime légitime de soi. Or la lucidité fait partie de ces biens supérieurs, principes en soi de satisfaction même si elle engendre de douloureuses démystifications. Certes les hommes peuvent perdre de par leurs habitudes de vie ou des usages de la société à laquelle ils appartiennent le sens de cette distinction, reste qu’ « il vaut mieux être un homme insatisfait [dissatisfied] qu’un porc satisfait; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur. L’autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés. »