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Art et apparence. Hegel.

 

 

 

     «Le reproche d’indignité qui s’adresse à l’art comme produisant ses effets par l’apparence et l’illusion serait fondé si l’apparence pouvait être regardée comme ce qui ne doit pas être. Mais l’apparence est essentielle à l’essence. La vérité ne serait pas si elle ne paraissait ou plutôt n’apparaissait pas, si elle n’était pas pour quelqu’un, si elle n’était pas pour elle- même aussi bien que pour l’esprit en général.

Dès lors ce n’est plus sur le paraître que doit tomber le reproche, mais sur la sorte particulière d’apparence employée par l’art pour donner réalité au vrai en soi. Mais si on qualifie d’illusions ces apparences sous lesquelles l’art donne existence à ses conceptions, ce reproche a surtout du sens par comparaison avec le monde extérieur des apparences et sa matérialité immédiate, et aussi par rapport à notre propre affectivité, à notre monde intérieur et sensible : monde extérieur et monde intérieur à tous deux, dans notre vie empirique, dans la vie de notre apparence même, nous sommes habitués à donner la dignité et le nom de réalité effective et de vérité, par opposition à l’art à qui manquent pareille réalité et pareille vérité. Mais, justement, tout cet ensemble du monde empirique intérieur et extérieur n’est pas le monde de la réalité véritable, mais on peut dire de lui, bien plus exactement que de l’art, qu’il est une simple apparence et une trompeuse illusion. C’est au delà de l’impression immédiate et des objets perçus immédiatement qu’il faut chercher la véritable réalité. Car n’est vraiment réel que ce qui est en soi et pour soi, la substance de la nature et de l’esprit, ce qui, tout en se manifestant dans l’espace et dans le temps, continue d’exister en soi et pour soi et est ainsi véritablement réel. Or c’est précisément l’action de cette force universelle que l’art présente et fait apparaître. Sans doute cette réalité essentielle apparaît aussi dans le monde ordinaire intérieur et extérieur mais confondue avec le chaos des circonstances passagères, déformée par les sensations immédiates, mêlée à l’arbitraire des états d’âme, des incidents, des caractères, etc. L’art dégage des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et instable la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d’une réalité plus haute créée par l’esprit lui-même. Ainsi, bien loin d’être de simples apparences purement illusoires, les manifestations de l’art renferment une réalité plus haute et une existence plus vraie que l’existence courante ».

                               Hegel. Introduction à l’esthétique. Traduction Jankélévitch, Aubier, I, p. 26.

 

Idées générales

 

I)                   La critique platonicienne de l’art.

 

 Une sévère condamnation de l’art consiste à voir en lui une activité indigne car il détournerait l’esprit de l’essentiel en le livrant aux prestiges des apparences et des illusions.

 

   Bref, l’art serait futile et trompeur, ce qui est, en un sens, le jugement porté par Platon.

 

   Le procès platonicien de l’art est instruit dans le cadre d’une réflexion portant sur l’institution de la cité bonne et des conditions sociales de l’éducation de l’homme à la vertu. (L’homme beau et bon, « kaloskagatos », enjeu de la paideia). Il prend sens sur fond de la célèbre distinction du sensible et de l’intelligible, du paraître et de l’être, de l’illusion et de la vérité. L’être des choses, leur réalité, leur vérité est ce par quoi elles sont intelligibles. Or l’Idée ou la Forme une et identique, immuable et éternelle, seul véritable objet du savoir, est invisible aux yeux du corps car elle n’est pas de l’ordre du sensible. « On ne peut ni la toucher, ni la voir, ni la saisir par les autres sens, on ne peut la saisir que par un raisonnement de l’esprit car les choses de ce genre sont invisibles et hors de la vue » Phédon, 78d.

   En maintenant l’esprit sur le plan du sensible, l’art est donc du côté des apparences. Inapte à figurer ce qui n’a pas de figure, il est étranger au vrai. Pire, la gloire des poètes vient de ce qu’ils peignent la folie des hommes, les passions et leurs effets dévastateurs. Ils flattent la part obscure de l’humaine nature et lui donnent par la magie de la forme poétique une séduction dangereuse : « Et à l’égard de l’amour, de la colère et de toutes les autres passions de l’âme, qui, disons-nous, accompagnent chacune de nos actions, l’imitation poétique ne produit-elle pas sur nous de semblables effets ? Elle les nourrit en les arrosant, alors qu’il faudrait les dessécher, elle les fait régner sur nous, alors que nous devrions régner sur elles pour devenir meilleurs et plus heureux, au lieu d’être plus vicieux et plus misérables » La République, X, 606c.

   Homère, Hésiode, les Tragiques ont même l’outrecuidance de peindre des dieux affectés des mêmes petitesses que celles des hommes. Ils sont violents, fourbes, concupiscents. De toute évidence ils ne sont pas le miroir de l’Idée de perfection divine.

   Platon accuse donc l’art  :

      Au fond, l’œuvre est soupçonnée de ne pas avoir de contenu, elle peut donner l’apparence de la réalité à n’importe quoi au gré de la fantaisie de l’artiste dans un jeu stérile et infini de miroir.

      Le procès de l’art  instruit par Platon est donc d’une extrême sévérité et Hegel s’emploie dans ce texte à le disqualifier en deux temps.

 

II)                La critique hégélienne de la critique platonicienne.

  

   Le premier argument est d’ordre métaphysique : «Le reproche d’indignité qui s’adresse à l’art comme produisant ses effets par l’apparence et l’illusion serait fondé si l’apparence pouvait être regardée comme ce qui ne doit pas être. Mais l’apparence est essentielle à l’essence » dit-il.

   Hegel demande ici de reconsidérer le statut de l’apparence en affirmant que le propre de l’être est de se manifester afin d’exister en soi et pour soi. « Toute essence, toute vérité, pour ne pas rester abstraction pure, doit apparaître ». Loin d’être l’inessentiel, l’apparence est donc un moment essentiel dans le déploiement de l’être car, si l’être n’apparaissait pas, il ne pourrait être ni pour nous, ni pour lui. Mais il y a apparence et apparence.

 

   D’où le second argument d’ordre phénoménologique. Qu’en est-il de cette sorte d’apparence qu’est l’art ? Sa fonction est-elle simplement d’imiter ce qui se donne déjà à nos sens ? C’est bien cette erreur qui est, pour Hegel, au fondement du reproche d’indignité formulé à l’encontre de l’art. On croit que la fonction de l’art est d’imiter la nature, de reproduire aussi fidèlement que possible le visible. Or s’il se contentait d’imiter le réel tel qu’il s’offre à la perception immédiate, l’art serait effectivement inutile et ennuyeux. A quoi bon imiter la nature ? L’artiste lui sera toujours inférieur en ce qu’il ne peut insuffler à ses œuvres la vie. *2 « […] ce travail superflu peut passer pour un jeu présomptueux, qui reste bien en deçà de la nature. Car l’art est limité dans ses moyens d’expression et ne peut produire que des illusions partielles, qui ne trompent qu’un seul sens ; en fait, quand l’art s’en tient au but formel de la stricte imitation, il ne nous donne, à la place du réel et du vivant, que la caricature de la vie ».

   L’imitation servile du sensible est donc sans intérêt. « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont nous n’admirons point les originaux » s’exclamait Pascal et précisément s’il s’agissait d’imiter servilement la nature, si l’enjeu de la création artistique était la ressemblance parfaite avec le donné sensible, il aurait raison. « Les raisins peints par Zeuxis ont été donnés depuis l’Antiquité comme le triomphe de l’art et comme le triomphe de l’imitation de la nature, parce que des pigeons vivants vinrent les picorer. On pourrait rapprocher de ce vieil exemple, l’exemple plus récent du singe de Buttner, qui dévora une planche d’une précieuse collection d’histoire naturelle, laquelle figurait un hanneton, et qui fut pardonné par son maître pour avoir ainsi démontré l’excellence de la reproduction. Mais dans des cas de ce genre, on devrait au moins comprendre qu’au lieu de louer des œuvres d’art parce que même des pigeons ou des singes s’y sont laissé tromper, il faudrait plutôt blâmer ceux qui croient avoir porté bien haut l’art, alors qu’ils ne savent lui donner comme fin suprême qu’une fin si médiocre. D’une façon générale, il faut dire que l’art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu’il ressemble à un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant ».

   S’il y a des portraits qui donnent la nausée à force d’être ressemblants, si les raisins peints par Zeuxis ne peuvent intéresser que des pigeons, c’est donc que la sorte d’apparence qu’est l’art est d’une tout autre nature. Une nature si particulière que par rapport au paysage ou au visage tels qu’ils s’offrent dans leur immédiateté, le propre d’un portrait*3 de Titien ou d’un paysage de Ruysdael est de nous en livrer la substance spirituelle. Un bon portrait est « une biographie dramatisée » soutient Baudelaire. Mais pour porter à l’expresssion  la vérité intime d’un être, il faut que l’oeil du peintre traverse les apparences, saisisse la réalité psychologique, morale, existentielle  de son sujet malgré la mobilité et la diversité des ses manifestations sensibles. Qu’est-ce à dire sinon que l’apparence qu’est l’art est ce qui fait surgir l’essence des choses, ce qui nous délivre de leur apparaître inessentiel pour en dévoiler la « véritable réalité »? Or cette réalité, c’est l’esprit se retrouvant dans son autre et s’appropriant sa propre essence. Le contenu de l’art est un contenu spirituel. Par là il ne se distingue pas fondamentalement de la religion et de la philosophie. Il est le moyen par lequel l’homme exprime l’activité de son esprit et s’efforce de « produire aux regards une représentation, une conception née de l’esprit, de la manifester comme son œuvre propre ». L’art est l’esprit se prenant pour objet affirme Hegel. Ce qu’il montre, ce sont des significations mais alors que la philosophie les explicite par la voie du langage, l’art les présente sous une forme sensible. La spécificité de l’art, ce qui fait son intérêt est de présenter ce qui n’est pas sensible sous une forme sensible. En lui se trouve réalisé l’accord du sensible et du spirituel, l’accord de l’essence (l’intériorité spirituelle)  et de l’apparence sensible (l’extériorité matérielle). Lorsque cet accord s’effectue, le vrai se donne dans la gloire du beau. La beauté est « la manifestation sensible du vrai », ou  comme on l’a dit « l’éclat du vrai » ou la splendeur du vrai. Dans l’œuvre la matière et l’esprit, l’intelligible et le sensible, l’intérieur (l’essence) et l’extérieur (l’apparence sensible) ne sont pas disjoints. En produisant l’œuvre belle, l’artiste fait surgir la vérité des choses, une vérité qui n’apparaît pas dans l’apparence immédiate.

   Paradoxalement il faut donc comprendre que relativement à cette apparence qui, sous la forme de l’œuvre d’art, manifeste l’essence,  ce qui doit d’être renvoyé à l’inessentialité de l’apparence ou de l’illusion, c’est le monde donné dans son immédiateté. Seul l’esprit peut en saisir la vérité ou réalité et la porter à l’expression. Voilà pourquoi Hegel écrit que : « L‘art dégage des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et instable la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d’une réalité plus haute créée par l’esprit lui-même. Ainsi, bien loin d’être de simples apparences purement illusoires, les manifestations de l’art renferment une réalité plus haute et une existence plus vraie que l’existence courante ».

 

  Conclusion :

 

   « L’art n’imite pas le visible, il rend visible » disait Klee. Il est plus vrai que le réel immédiat car il incarne ce mystère d’une apparence qui délivre de toute apparence.

   Ce qu’il rend sensible et perceptible peut varier dans le temps et dans l’espace. Pour les Grecs, il est l’expression de l’ordre et de l’harmonie cosmiques, ordre divin que seul le regard de l’âme peut dévoiler dans le chaos confus des impressions sensibles. L’idéalisme de l’art grec marque ainsi la limite de la critique platonicienne des arts mimétiques car le philosophe sait bien que le sculpteur grec n’imite pas le phénomène mais l’Idée de la beauté. Lui aussi ne perçoit dans le visible que des images approximatives de la forme parfaite qui le hante. Ainsi Cicéron raconte que le peintre Zeuxis s’inspira des cinq plus belles filles de la Cité pour représenter une Hélène destinée au temple d’Héra à Crotone*4.

   En prenant l’exemple du lit, Platon veut sans doute suggérer que l’image est un risque pour la pensée, qu’elle peut la séduire, l’endormir, la vouer à la paresse et à la vulgarité en la détournant, comme les sophistes, de s’orienter vers son véritable objet. Sa critique a un enjeu politique et pédagogique. A l’instar des démagogues flattant les passions populaires, l’image-simulacre peut flatter l’ignorance, les pulsions les plus triviales d’un public, l’aliéner dans des stratégies de divertissement au lieu de reconduire l’homme à lui-même. Les virtuoses du kitch et de la pornographie, genre Jeff Koons, Damien Hirst et consorts s’y emploient aujourd’hui avec une complaisance confondante.

   Certes avec l’art moderne, la philosophie de l’art ne peut plus être une métaphysique de l’Idée du Beau. L’art n’est plus le service du divin ou de l’esprit reconnaissant en lui l’absolu. Le divin, l’absolu se sont retirés du monde. L’art a donc perdu son éloquence et pourtant même dans une époque où le monde comme pure phénoménalité, contingence, relativité est assumé, le prodige de l’œuvre est toujours une façon de dévoiler l’essence, fût-ce l’essence d’un monde sans essence, réduit à son pur apparaître comme on le voit dans le minimalisme. Les œuvres  d’un Donald Judd, d’un Tony Smith ou d’un Carl André revendiquent la littéralité, montrant des choses, des formes, des arrangements vides de sens, non référentiels.

   Il s’ensuit que l’art exprime toujours la manière dont l’homme vit son rapport au monde. Par là il est pris dans une histoire. Mais l’art n’est jamais un simple reflet. Il est révélation d’un sens dans une expression où le fond n’est pas séparable de la forme dans laquelle il se manifeste. Et c’est par là que tout en étant expression de l’esprit, l’art n’est pas un simple langage. [1]

  

Textes

 

 *1« — Eh bien ! veux-tu que nous partions de ce point-ci dans notre enquête, selon notre méthode accoutumée ? Nous avons, en effet, l’habitude de poser une certaine Forme, et une seule, pour chaque groupe d’objets multiples auxquels nous donnons le même nom. Ne comprends-tu pas ?
— Je comprends.

— Prenons donc celui que tu voudras de ces groupes d’objets multiples. Par exemple, il y a une multitude de lits et de tables.

— Sans doute.

— Mais pour ces deux meubles, il n’y a que deux Formes, l’une de lit, l’autre de table.
— Oui.

— N’avons-nous pas aussi coutume de dire que le fabricant de chacun de ces deux meubles porte ses regards sur la Forme, pour faire l’un les lits, l’autre les tables dont nous nous servons, et ainsi des autres objets? car la Forme elle-même, aucun ouvrier ne la façonne, n’est-ce pas ?

— Non, certes.

— Mais vois maintenant quel nom tu donneras à cet ouvrier-ci.

— Lequel ?

— Celui qui fait tout ce que font les divers ouvriers, chacun dans son genre.

— Tu parles là d’un homme habile et merveilleux !

— Attends, et tu le diras bientôt avec plus de raison. Cet artisan dont je parle n’est pas seulement capable de faire toutes sortes de meubles, mais il produit encore tout ce qui pousse de la terre, il façonne tous les vivants, y compris lui-même, et outre cela il fabrique la terre, le ciel, les dieux, et tout ce qu’il y a dans le ciel, et tout ce qu’il y a sous la terre, dans l’Hadès.

— Voilà un sophiste tout à fait merveilleux

— Tu ne me crois pas ? Mais dis-moi : penses-tu qu’il n’existe absolument pas d’ouvrier semblable ? ou que, d’une certaine manière on puisse créer tout cela, et que, d’une autre, on ne le puisse pas ? Mais tu ne remarques pas que tu pourrais le créer toi-même, d’une certaine façon.

— Et quelle est cette façon ? demanda-t-il.

— Elle n’est pas compliquée, répondis-je ; elle se pratique souvent et rapidement, très rapidement même, si tu veux prendre un miroir et le présenter de tous côtés tu feras vite le soleil et les astres du ciel, la terre, toi-même, et les autres êtres vivants, et les meubles, et les plantes, et tout ce dont nous parlions à l’instant.

—     Oui, mais ce seront des apparences, et non pas des réalités.

—     Bien, dis-je ; tu en viens au point voulu par le discours ; car, parmi les artisans de ce genre, j’imagine qu’il faut compter le peintre, n’est-ce pas ?

—     Comment non?

— Mais tu me diras, je pense, que ce qu’il fait n’a point de réalité ; et pourtant, d’une certaine manière, le peintre lui aussi fait un lit. Ou bien non

— Si, répondit-il, du moins un lit apparent. – Et le menuisier ? N’as-tu pas dit tout à l’heure qu’il ne faisait point la Forme, ou, d’après nous, ce qui est le lit, mais un lit particulier ?
Je l’ai dit en effet.

— Or donc, s’il ne fait point ce qui est, il ne fait point l’objet réel, mais un objet qui ressemble à ce dernier, sans en avoir la réalité ; et si quelqu’un disait que l’ouvrage du menuisier ou de quelque autre artisan est parfaitement réel, il y aurait chance qu’il dise faux, n’est-ce pas ?
— Ce serait du moins le sentiment de ceux qui s’occupent de semblables questions.
— Par conséquent, ne nous étonnons pas que cet ouvrage soit quelque chose d’obscur, comparé à la vérité.

— Non.

— Veux-tu maintenant que, nous appuyant sur ces exemples, nous recherchions ce que peut être l’imitateur ?

—     Si tu veux, dit-il.  

—     Ainsi, il y a trois sortes de lits ; l’une qui existe dans la nature des choses, et dont nous pouvons dire, je pense, que Dieu est l’auteur — autrement qui serait-ce ?

— Personne d’autre, à mon avis.

— Une seconde est celle du menuisier.  

–   Oui.

— Et une troisième, celle du peintre, n’est-ce pas ?

— Soit.

— Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces de lits. »

                    La République, X, 596a-597b.

 

*2    «L’opinion la plus courante qu’on se fait de la fin que se propose l’art, c’est qu’elle consiste à imiter la nature…

   Dans cette perspective, l’imitation, c’est-à-dire l’habileté à reproduire avec une parfaite fidélité les objets naturels, tels qu’ils s’offrent à nous, constituerait le but essentiel de l’art, et quand cette reproduction fidèle serait bien réussie, elle nous donnerait une complète satisfaction. Cette définition n’assigne à l’art que le but tout formel de refaire à son tour, aussi bien que ses moyens le lui permettent, ce qui existe déjà dans le monde extérieur, et de le reproduire tel quel. Mais on peut remarquer tout de suite que cette reproduction est du travail superflu, car ce que nous voyons représenté et reproduit sur des tableaux, à la scène ou ailleurs animaux, paysages, situations humaines, nous le trouvons déjà dans nos jardins, dans notre maison ou parfois dans ce que nous tenons du cercle plus ou moins étroit de nos amis et connaissances. En outre, ce travail superflu peut passer pour un jeu présomptueux, qui reste bien en deçà de la nature. Car l’art est limité dans ses moyens d’expression et ne peut produire que des illusions partielles, qui ne trompent qu’un seul sens ; en fait, quand l’art s’en tient au but formel de la stricte imitation, il ne nous donne, à la place du réel et du vivant, que la caricature de la vie. On sait que les Turcs, comme tous les mahométans ne tolèrent pas qu’on peigne ou reproduise l’homme ou toute autre créature vivante. J. Bruce, au cours de son voyage en Abyssinie, ayant montré à un Turc un poisson peint, le plongea d’abord dans l’étonnement, mais bientôt après en reçut la réponse suivante: Si ce poisson, au Jugement Dernier, se lève contre toi et te dit: Tu m’as bien fait un corps, mais point d’âme vivante, comment te justifieras-tu de cette accusation ? » Le prophète lui aussi, comme il est dit dans la Sunna, répondit à ses deux femmes, Ommi Habiba et Ommi Selma, qui lui parlaient des peintures des temples éthiopiens: « Ces peintures accuseront leurs auteurs au jour du Jugement,»

   On cite aussi des exemples d’illusions parfaites fournies par des reproductions artistiques. Les raisins peints par Zeuxis ont été donnés depuis l’Antiquité comme le triomphe de l’art et comme le triomphe de l’imitation de la nature, parce que des pigeons vivants vinrent les picorer. On pourrait rapprocher de ce vieil exemple, l’exemple plus récent du singe de Buttner, qui dévora une planche d’une précieuse collection d’histoire naturelle, laquelle figurait un hanneton, et qui fut pardonné par son maître pour avoir ainsi démontré l’excellence de la reproduction. Mais dans des cas de ce genre, on devrait au moins comprendre qu’au lieu de louer des œuvres d’art parce que même des pigeons ou des singes s’y sont laissé tromper, il faudrait plutôt blâmer ceux qui croient avoir porté bien haut l’art, alors qu’ils ne savent lui donner comme fin suprême qu’une fin si médiocre. D’une façon générale, il faut dire que l’art, quand iI se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu’il ressemble à un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant.

   Dans ces reproductions toujours plus ou moins réussies, si on les compare aux modèles naturels, le seul but que puisse se proposer l’homme, c’est le plaisir de créer quelque chose qui ressemble à la nature. Et de fait, il peut se réjouir de produire lui aussi, grâce à son travail, son habileté, quelque chose qui existe déjà indépendamment de lui. Mais justement, plus la reproduction est semblable au modèle, plus sa joie et son admiration se refroidissent, si même elles ne tournent pas à l’ennui et au dégoût. Il y a des portraits dont on a dit spirituellement qu’ils sont ressemblants à vous en donner la nausée. Kant donne un autre exemple de ce plaisir qu’on prend aux imitations: qu’un homme imite les trilles du rossignol à la perfection, comme cela arrive parfois, et nous en avons vite assez; dès que nous découvrons que l’homme en est l’auteur, le chant nous paraît fastidieux; à ce moment, nous n’y voyons qu’un artifice, nous ne le tenons ni pour une œuvre d’art, ni pour une libre production de la nature. Nous attendons tout autre chose des libres forces productives de l’homme; pareille musique ne nous touche que dans la mesure où, jaillie de la vitalité propre du rossignol, sans aucune intention, elle ressemble à l’expression de sentiments humains. D’ailleurs cette joie que donne l’habileté à imiter ne peut jamais être que relative et il convient mieux à l’homme de trouver de la joie dans ce qu’il tire de son propre fond. En ce sens, l’invention technique la plus insignifiante a une valeur bien supérieure et l’homme a lieu d’être plus fier d’avoir inventé le marteau, le clou, etc., que de réaliser des chefs-d’œuvre d’imitation. S’efforcer de rivaliser avec la nature en l’imitant abstraitement, c’est un tour de force comparable à celui de l’homme qui s’était entraîné à jeter des lentilles à travers un petit orifice sans jamais le rater. Alexandre, devant qui il exhibait son habileté, lui fit donner un boisseau de lentilles, pour prix d’un talent si inutile et si vide de sens.

   Etant donné que ce principe de l’imitation est tout formel, dès qu’on le prend comme fin de l’art le beau objectif disparaît du même coup. Car on ne s’occupe plus dans ce cas de trouver ce qu’on doit reproduire, on s’occupe seulement de le reproduire correctement. L’objet et le contenu du beau sont considérés comme parfaitement indifférents. Mais si on parle de beau et de laid à propos d’animaux, d’hommes, de pays, d’actions, de caractères, c’est qu’on fait intervenir un critère qui n’appartient pas en propre à l’art, puisqu’on ne lui a laissé d’autre fonction que l’imitation abstraite. Faute d’un critère qui permette de choisir les objets et de les répartir en beaux et en laids, on s’en remet au goût subjectif qui ne peut édicter aucune règle et ne peut être discuté.

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   Supposons que l’art n’ait pas de principe objectif, que le beau reste sous la dépendance du goût subjectif et particulier, nous allons voir cependant que, même du point de vue de l’art lui-même, l’imitation de la nature, qui semblait un principe universel, sous le couvert de hautes autorités, est irrecevable, du moins sous cette forme générale tout à fait abstraite. En effet, passons en revue les différents arts: si la peinture, la sculpture représentent des objets qui paraissent ressembler aux objets naturels ou dont le type est essentiellement emprunté à la nature, on accordera par contre qu’on ne peut pas dire que l’architecture, qui pourtant fait aussi partie des Beaux-Arts, ni que les créations de la poésie, dans la mesure où elles ne sont pas strictement descriptives, imitent quoi que ce soit de la nature, Ou du moins on serait obligé, si on voulait appliquer le principe dans le dernier cas d’user de grands détours, de le soumettre à bien des conditions et de ramener ce qu’on a coutume d’appeler vérité à la vraisemblance. Mais avec la vraisemblance s’introduit de nouveau une grande difficulté, car comment déterminer ce qui est vraisemblable et ce qui ne l’est pas? sans compter qu’on ne voudrait ni ne pourrait exclure radicalement de la poésie tout ce qu’elle comporte de fabulation parfaitement arbitraire et imaginaire.

   L’art doit donc se proposer une autre fin que l’imitation a purement formelle de la nature ; dans tous les cas, l’imitation ne peut produire que des chefs-d’œuvre de technique, jamais des œuvres d’art.» 

                   Hegel. Introduction à l’esthétique.

 

 *3  

«  LE PORTRAIT

   Je ne crois pas que les oiseaux du ciel se chargent jamais de pourvoir aux frais de ma table, ni qu’un lion me fasse l’honneur de me servir de fossoyeur et de croque-mort ; cependant, dans la Thébaïde que mon cerveau s’est faite, semblable aux solitaires agenouillés qui ergotaient contre cette incorrigible tête de mort encore farcie de toutes les mauvaises raisons de la chair périssable et mortelle, je dispute parfois avec des monstres grotesques, des hantises du plein jour, des spectres de la rue, du salon, de l’omnibus. En face de moi, je vois l’Ame de la bourgeoisie, et croyez bien que si je ne craignais pas de maculer à jamais la tenture de ma cellule, je lui jetterais volontiers, et avec une vigueur qu’elle ne soupçonne pas, mon écritoire à la face. Voilà ce qu’elle me dit aujourd’hui, cette vilaine Ame, qui n’est pas une hallucination : « En vérité, les poètes sont de singuliers fous de prétendre que l’imagination soit nécessaire dans toutes les fonctions de l’art, Qu’est-il besoin d’imaginer par exemple, pour faire un portrait? Pour peindre mon âme, mon âme si visible, si claire, si notoire? Je pose, et en réalité c’est moi, le modèle, qui consens à faire le gros de la besogne. Je suis le véritable fournisseur de l’artiste. Je suis, à moi tout seul, toute la  matière » Mais je lui réponds : « Caput mortuum, tais-toi! Brute hyperboréenne des anciens jours, éternel Esquimau porte-lunettes, ou plutôt porte-écailles, que toutes les visions de Damas, tous les tonnerres et les éclairs ne sauraient éclairer! plus la matière est, en apparence, positive et solide, et plus la besogne de l’imagination est  subtile et laborieuse. Un portrait! Quoi de plus simple et de plus compliqué, de plus évident et de plus profond? Si la Bruyère eût été privé d’imagination, aurait-il pu composer ses Caractères, dont cependant la matière, si évidente, s’offrait si complaisamment à lui? Et si restreint qu’on suppose un sujet historique quelconque, quel historien peut se flatter de le peindre et de l’illuminer sans imagination?»
   Le portrait, ce genre en apparence si modeste, nécessite une immense intelligence. Il faut sans doute que  l’obéissance de l’artiste y soit grande, mais sa divination doit être égale. Quand je vois un bon portrait, je devine tous les efforts de l’artiste, qui a dû voir d’abord ce qui se faisait voir, mais aussi deviner ce qui se cachait. Je le comparais tout à l’heure à l’historien, je pourrais aussi le comparer au comédien, qui par devoir adopte tous les caractères et tous les costumes. Rien, si l’on veut bien examiner la chose, n’est indifférent dans un portrait. Le geste,  la grimace, le vêtement, le décor même, tout doit servir à représenter un caractère. De grands et d’excellents peintres, David, quand il n’était qu’un artiste du  XVIII° siècle et après qu’il fut devenu un chef d’école, Holbein, dans tous ses portraits, ont visé à exprimer avec sobriété mais avec intensité le caractère qu’ils se chargeaient de peindre. D’autres ont cherché à faire davantage ou à faire autrement. Reynolds et Gérard ont ajouté l’élément romanesque, toujours en accord avec le naturel du personnage; ainsi un ciel orageux et tourmenté, des fonds légers et aériens, un  mobilier poétique, une attitude alanguie, une démarche aventureuse, etc…. C’est là un procédé dangereux mais non pas condamnable, qui malheureusement réclame du génie. Enfin, quel que soit le moyen le plus visiblement employé par l’artiste, que cet artiste soit Holbein, David, Velasquez ou Lawrence, un bon portait m’apparaît toujours comme une biographie dramatisée, ou plutôt comme le drame naturel inhérent à tout homme. »  

                      Baudelaire. Salon de 1859. Pléiade, p. 1071.1072

 

*4   « Les gens de Crotone, comptés parmi les peuples les plus opulents de l’Italie, voulurent jadis décorer de peintures sans pareilles leur temple d’Héra. Ils songèrent à Zeuxis d’Hérakléia, estimé de beaucoup supérieur à tous les peintres de son siècle, et le firent venir à grands frais. Zeuxis pour représenter en une muette image l’idéal de la beauté féminine, voulut peindre une Hélène. Cette intention charma les Crotoniates, car, pensaient-ils, si Zeuxis, dans le genre où il excelle, s’applique de son mieux, il enrichira notre temple d’un chef-d’œuvre incomparable.

  Leur attente ne fut point trompée. Zeuxis leur demanda aussitôt quelles belles jeunes filles se trouvaient à Crotone : on le conduisit d’abord au gymnase et on lui montra de nombreux jeunes gens de la plus pure beauté […] Comme il admirait vivement en eux la grâce et les proportions : « Nous avons ici, lui dit-on, leurs sœurs encore vierges : tu peux, en voyant leurs frères, te faire une idée de leur beauté. – « Présentez-moi donc, s’il vous plaît, dit Zeuxis, les plus belles de ces jeunes filles à titre de modèles pour le tableau promis : c’est ainsi que je pourrai faire passer dans une peinture inanimée la vivante vérité de la nature. »

  Par décision officielle, ils réunirent les jeunes filles en un seul lieu, et autorisèrent le peintre à choisir librement parmi elles. Il n’en retint que cinq, dont maint poète nous a transmis les noms pour avoir obtenu les suffrages du maître le plus capable d’apprécier la beauté.

  Il ne crut pas pouvoir découvrir en un modèle unique tout son idéal de la beauté parfaite, parce qu’en aucun individu la nature n’a réalisé la perfection absolue. La nature, comme si elle craignait de ne pouvoir doter tous ses enfants en prodiguant tout au même, vend toujours ses faveurs au prix de quelque disgrâce. » Cicéron, De Inventione, II, 1-3.

 

 

 A Méditer:

 

  « Dans l’œuvre, c’est la vérité qui est à l’œuvre, et non pas seulement quelque chose de vrai. Le tableau qui montre les chaussures de paysan, le poème qui dit la fontaine romaine, ne font pas seulement savoir — à proprement parler, ils ne font rien savoir du tout — ce que cet étant particulier est en tant que tel; ils font advenir de l’éclosion comme telle, en relation avec l’étant en son entier. Plus simplement et essentiellement les seules chaussures, plus sobrement et purement la seule fontaine entrent et s’épanouissent dans leur essence, plus immédiatement et manifestement l’étant tout entier gagne avec elles plus d’être. L’être se refermant sur soi est ainsi éclairci. Il ordonne la lumière de son paraître dans l’œuvre. La lumière du paraître ordonnée en l’œuvre, c’est la beauté. La beauté est un mode de séjour de la vérité en tant qu’éclosion ».

 Heidegger. L’origine de l’œuvre d’art dans Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, p. 43.