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Vincent Coussedière. Eloge de l’assimilation

 

  « Toute tentative de repenser aujourd’hui le phénomène social de l’immigration doit d’abord prendre la mesure de l’obstacle que constitue « l’idéologie migratoire », dont le succès sera, pour les historiens à venir, un sujet d’étonnement et de réflexion tout aussi important que le phénomène migratoire lui-même. Parler d’« idéologie » ne doit pas être fait à la légère, et nous devons d’abord justifier et préciser l’emploi de ce terme. Il serait d’ailleurs plus juste de parler d’« idéologisation du phénomène migratoire » et c’est par commodité et pour éviter la lourdeur que nous abrégerons en utilisant l’expression d’« idéologie migratoire ».

   Dévoiler la logique et l’enracinement de l’idéologie migratoire est donc un préalable nécessaire à toute tentative de reposer la question de l’immigration sur un plan politique. Nous ne pouvons pas accéder de manière directe et naïve au phénomène de l’immigration sans déconstruire l’idéologie qui nous en sépare et qui, avant de nous proposer une représentation édifiante de l’ « autre », ou de l’ « étranger » victimisés, nous propose aussi une représentation et une conception de nous-mêmes, de notre nation et de notre démocratie. L’efficacité d’une idéologie ne repose pas uniquement sur son aspect systématique et l’apparence logique qu’elle donne à la reconstruction du monde qu’elle propose. Elle n’est pas seulement une théorie, en l’occurrence, pour l’idéologie migratoire, la théorie du multiculturalisme. Une idéologie n’est pas seulement la « logique d’une idée », elle est aussi une manipulation d’affects et de désirs, elle répond à des « intérêts » qui sont loin d’être exclusivement économiques. Déconstruire l’idéologie migratoire, c’est donc à la fois déconstruire sa logique théorique et démasquer sa logique émotionnelle, pour faire apparaitre les affects auxquels elle répond et sur lesquels elle vient s’ancrer et se greffer durablement. Nous montrerons en ce sens que la théorisation de la démocratie post-nationale et multiculturelle, sur laquelle se fonde l’idéologie migratoire, repose essentiellement sur un affect de honte et de mauvaise conscience, lié au cadre réputé limité et égoïste de la démocratie nationale. La force de l’ancrage affectif de l’idéologie multiculturelle vient d’abord de la honte de la tradition assimilationniste française qu’elle a su instaurer. De plus, c’est cette force du soubassement affectif de l’idéologie qui vient souvent compenser sa faiblesse théorique.

   Nous verrons ainsi que la figure idéologisée de l’ « immigré » ne provient pas seulement d’un travail de valorisation de sa condition, de son  « identité », mais d’un travail tout aussi profond de déconstruction du modèle assimilationniste de la démocratie française. Seule une démocratie pensée comme post-nationale et multiculturelle peut banaliser la condition de l’immigré, en prétendant disjoindre la citoyenneté de la nationalité, c’est-à-dire effacer la distinction entre le citoyen et l’étranger. La démocratie multiculturelle se veut en effet une démocratie des individus, elle ne reconnaît pas simplement des citoyens, mais l’identité d’individus qu’elle se veut capable d’accueillir dans leur singularité, indépendamment de toute appartenance prépolitique à une nation ou à une culture. Il n’y a pas d’étrangers, il n’y a que des individus libres d’appartenir ou pas, sur la base de leur choix et de leur consentement, à telle ou telle communauté politique, à telle ou telle démocratie. Tel est le présupposé de l’idéologie multiculturelle, qui doit permettre de supprimer l’étonnement devant l’immigration et de naturaliser celle-ci. L’homme n’est plus un animal social, qui devrait s’étonner, par conséquent de l’immigration, mais un migrant qui ne s’en étonne plus. Enfin, pour garantir son efficacité une idéologie repose sur une troisième opération : elle ne se contente pas de travestir la réalité en donnant à ce travestissement une apparence logique, elle ne se contente pas de s’appuyer sur des affects pour s’inscrire durablement dans la psyché, elle doit aussi tenter, de dissuader toute critique. Or, il faut bien avouer que dans ce domaine, l’ « idéologie migratoire » a particulièrement bien réussi. Dans un contexte « démocratique » et non totalitaire, ce n’est pas par la terreur physique qu’elle a su garantir et renforcer le consentement, mais par l’intimidation médiatique et la sanction juridique systématiquement pratiquées »  Eloge de l’assimilation, p.12.13.14. Editions du Rocher Idées, 2021

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   Entreprise courageuse que celle de Vincent Coussedière, s’efforçant, dans une époque si poreuse aux affrontements idéologiques, de réfléchir le phénomène migratoire en authentique philosophe politique. C’est dire qu’il ne s’agit d’alimenter ni les peurs de la mouvance anti-immigrés, ni de flatter la bien-pensance multiculturaliste. Nous avons rendez-vous avec une analyse nous exhortant à retrouver les vertus de l’étonnement en présence d’un phénomène que l’idéologie dominante est parvenue à naturaliser au point d’occulter ce qu’il a de si peu banal. Car toute société politique se construit sur la distinction entre « nous » et les « autres », ceux qui appartiennent à une autre collectivité. La distinction entre le « citoyen » et « l’étranger » est constitutive de la sphère politique. L’histoire montre même que cette distinction se décline souvent comme celle de « l’ami » et de « l’ennemi », les hommes se liant avec certains contre d’autres. Même si l’on ne suit pas Carl Schmitt dans cette radicalisation, il est clair que l’humanité a toujours été éclatée en une multiplicité de groupes sociaux se conservant dans le temps et maintenant leur homogénéité par un processus d’assimilation naturel à tous les êtres sociaux. Les enfants absorbent avec le lait maternel les « habitus » propres à tel groupe, les adultes se transforment au contact de ces nouveaux venus et chacun s’imitant réciproquement, la société change tout en restant elle-même. Ainsi, comme l’a montré Gabriel Tarde dont l’auteur mobilise tout au long de l’ouvrage les analyses, l’assimilation est le fait social fondamental, le propre de  l’animal politique qu’est l’être humain. L’identité de ce dernier procède de son inscription dans un corps social dont il a intériorisé les modes de pensée, les valeurs, les coutumes ; bref l’identité n’est pas originaire, elle procède de l’assimilation imitative de chacun dans un contexte culturel donné. L’étranger qui quitte son pays pour s’installer dans un autre n’est donc pas plus indemne de ce processus d’assimilation de ses modèles culturels que les membres du groupe qui l’accueillent. Le problème commence lorsque certains modèles étant contradictoires (Gabriel Tarde parle de « duels logiques ») on s’interdit de demander à ceux qui en sont le produit de faire l’effort de prendre des distances à leur endroit et de s’efforcer d’imiter ceux du groupe dont ils revendiquent le droit d’être membres.

   Vincent Coussedière établit qu’il y a là l’aporie de l’idéologie migratoire. Celle-ci se caractérise par le refus d’admettre que l’assimilation imitation est constitutive de l’appartenance à un corps politique. Elle n’a eu de cesse d’en faire le procès comme si attendre des nouveaux venus un effort d’assimilation était une offense, une manière de les nier dans leur identité, dans leur altérité afin de les absorber dans le même. D’où la transformation de la figure de l’immigré en victime qu’il convient de défendre contre les prétentions de la société d’accueil à l’assimiler. Tout se passe comme si celle-ci était mise en demeure de renoncer à ce qu’elle est pour que les autres puissent être tout ce qu’ils sont. Tout se passe comme si l’assimilation légitimable dès lors qu’elle est celle de l’immigré à sa société d’origine, cessait de l’être lorsqu’elle est celle de l’autochtone. Le philosophe pointe le paradoxe avec beaucoup de pertinence.

  Il décrit le processus ayant conduit à cette aberration, qu’il s’agisse de souligner l’impensé de la philosophie politique des révolutionnaires de 1789 faisant l’impasse sur l’antériorité d’un donné social, prépolitique rendant possible le contrat social démocratique ou la remise en question radicale par Sartre des pratiques traditionnelles d’assimilation, au motif qu’elles seraient attentatoires au droit des immigrés à rester fidèles à leur identité. Si le point aveugle des philosophies du contrat procède d’une situation historique où la condition prépolitique de l’institution du politique va tellement de soi qu’elle oublie de se réfléchir, il n’en est pas de même avec l’élaboration de l’idéologie migratoire. Celle-ci, avec Sartre et ses épigones, semble être le symptôme d’une époque où l’enracinement des individus dans leur société et le projet collectif de cette dernière sont en crise.  C’est typique de la société française au sortir de la dernière guerre. Certes le gaullisme et le communisme ont alors tenté de ressouder les Français autour d’un idéal de reconstruction mais leur échec a ouvert un boulevard aux professeurs du mépris de soi, de la mauvaise conscience européenne, initiant le travail de sape de la fierté nationale. Vincent Coussedière insiste sur l’influence de Sartre et son programme de la honte de l’assimilation nationale destructrice des identités. Il permet ainsi de comprendre l’abandon de l’exigence d’assimilation au profit d’abord de celle d’intégration puis d’inclusion.

   Quelles que soient les nuances, le problème se formule toujours de la même manière. Une démocratie ayant renoncé à être une démocratie de citoyens pour se revendiquer une démocratie des individus est-elle viable ? Car si ceux-ci se réclament de modèles culturels antinomiques comment le vivre-ensemble est-il possible ? Suffit-il de faire du droit de l’immigré de s’installer dans le groupe social de son choix un droit de l’homme pour résoudre le problème ? N’est-ce pas oublier que les droits de l’homme ne peuvent avoir une effectivité politique, que dans le cadre d’une communauté politique proclamant que le but de l’association politique est de les garantir ? Or le contrat social fondant la possibilité d’une telle institution ne requiert-il pas des conditions culturelles sans l’imprégnation desquelles elle est inenvisageable ? Comment, par exemple, des individus non formés par l’éducation et les mœurs de leur pays d’origine  à l’idéal de la liberté de conscience et d’expression, peuvent-ils passer un tel contrat ?

   D’où la nécessité pour notre philosophe de réhabiliter l’idée d’assimilation, de restaurer les droits de la souveraineté nationale à définir les conditions de l’acquisition du droit de cité en son sein afin de sauvegarder, non point son identité nationale, la nation française ne confond pas nationalité et ethnicité, mais les valeurs qui sont les siennes, en particulier la valeur de liberté.