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Troisième discours sur la condition des Grands. Pascal.

 Pierre Skira. Vanité aux livres. 1995.

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   « Je veux vous faire connaître, Monsieur, votre condition véritable, car c’est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce à votre avis d’être grand seigneur? C’est être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu’ils se soumettent à vous; sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement; mais ils espèrent, par ces services et ces déférences qu’ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils désirent et dont ils voient que vous disposez.

   Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance ainsi il est proprement le roi de la charité.
   Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence. C’est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence, votre royaume est de peu d’étendue, mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre. Ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire.
   Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne; et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs, soulagez leurs nécessités, mettez votre plaisir à être bienfaisant, avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence.
   Ce que je vous dis ne va pas bien loin; et si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre, mais au moins vous vous perdrez en honnête homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement par l’avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête; mais en vérité c’est toujours une grande folie que de se damner. Et c’est pourquoi il n’en faut pas demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité et ne désirent que les biens de la charité. D’autres que moi vous en diront le chemin; il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaître l’état véritable de cette condition. »

                             Pascal, Trois Discours sur la condition des Grands.

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Questions:

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 1)      Quel est le sens de la distinction entre le royaume de la charité et le royaume de la concupiscence ?

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2)      Quelle est la mission d’un roi de concupiscence ?

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3)      Y a-t-il un salut possible de l’humanité dans l’ordre politique ?

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Correction :

1) Cette distinction renvoie à la distinction que St Augustin a établie entre la cité de Dieu, cité céleste et la cité des hommes, cité terrestre :

 
 « Deux amours ont donc bâti deux cités: celle de la terre par l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu,  celle du ciel par l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une en effet demande sa gloire aux hommes; l’autre tire sa plus grande gloire de Dieu, témoin de sa conscience. L’une, dans sa gloire, redresse la tête; l’autre dit à son Dieu : «Tu es ma gloire et tu élèves ma tête.» L’une,  dans ses chefs ou dans les nations qu’elle subjugue, est dominée par le désir de dominer; dans l’autre, on se rend service mutuellement dans la charité, les gouvernants en prenant les résolutions, les sujets en obéissant. L’une, dans ses puissants, chérit sa propre force; l’autre dit à son Dieu: «Je t’aimerai, Seigneur, toi ma force »
   C’est pourquoi, dans l’une, les sages vivant selon l’homme ont recherché les biens du corps ou de l’âme ou des deux; et ceux qui ont pu connaître Dieu « ne l’ont pas honoré comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces, mais ils se sont fourvoyés dans leurs pensées et leur coeur insensé a été obscurci; se proclamant sages [ c’est-à-dire s’exaltant dans leur sagesse sous la domination de leur orgueil] il sont devenus fous; ils ont troqué la gloire du Dieu incorruptible contre des images de l’homme corruptible, […]
   Dans l’autre cité au contraire, la seule sagesse de l’homme est la piété qui rend un culte légitime au vrai Dieu et attend pour récompense dans la société des saints, hommes aussi bien qu’anges, «  que Dieu soit tout en tous. »
                                             St Augustin, La Cité de Dieu, Livre XIV, 28.
 
 
   La cité terrestre est à l’image de la nature humaine. Celle-ci est une nature déchue. Elle n’est pas encline à se soumettre à la loi transcendante d’amour et de justice car elle est sous l’empire des diverses concupiscences oeuvrant en elle.
   Le principe du mal est l’amour de soi en lieu et place de l’amour de Dieu. Telle est la corruption constitutive de notre être. L’homme est un néant se prenant pour un dieu, une infime partie d’un ensemble, sans lequel il ne serait rien, se prenant pour le tout. « Quel dérèglement de jugement, par lequel il n’y a personne qui ne se mette au-dessus du reste du monde, et qui n’aime mieux son propre bien, et la durée de son bonheur, et de sa vie, que celle de tout le reste du monde » Pensées, B 456.
   Le conatus d’auto-affirmation comme l’appellent Hobbes et  Spinoza, l’amour de soi ou l’amour-propre sont la respiration de tout existant et c’est cela le principe du désordre terrestre. S’ils étaient capables de déposer les requêtes de leur « cher moi », les hommes pourraient être unis dans une communauté d’amour et de justice mais ils ne seraient plus des hommes. Ils seraient des saints or la sainteté ne procède pas de la force humaine, elle est la force de Dieu dans celui qu’il a élu (thème de la grâce divine).
   C’est dire qu’extérieure à la communion des saints, la cité des hommes est construite sur les diverses concupiscences que chacun peut découvrir en soi, s’il veut bien s’efforcer d’être lucide.
   La richesse, la domination, la gloire sont les valeurs de l’ordre de l’extériorité (ou de la chair) auxquelles il faut ajouter les valeurs de l’ordre de l’intériorité (ou de l’esprit), relevant elles aussi d’une concupiscence que Pascal, à la suite de St Augustin, définit comme orgueil et curiosité. Celle-ci est au principe de la sagesse des philosophes mais cette sagesse est fort peu sage au regard de la sagesse qu’est venu enseigner le Christ. « En vérité, en vérité je vous le dis, personne ne peut entrer dans le royaume de Dieu s’il ne renaît pas de l’eau et de l’Esprit saint.
Ce qui est né de la chair, est chair ; et ce qui est né de l’Esprit est esprit.
Ne vous étonnez pas de ce que je vous ai dit, qu’il faut que vous naissiez encore une fois » Evangile de Jean 3.
 
  Il s’ensuit que tout oppose le royaume de la charité et le royaume de la concupiscence.
   L’un unit les hommes dans l’amour de bienveillance. Chaque moi cessant de se faire le centre de tout n’existe que par et pour le tout. Le miracle de la communion des saints est celui d’un monde où le moi ne se contenterait pas de limiter ses prétentions pour laisser une place aux prétentions des autres mois, mais se déposerait purement et simplement. Oubli de soi, dévouement aux autres, sacrifice de sa personne pour l’amour de Dieu. St augustin le dit magnifiquement dans le jeu d’oppositions qu’il construit. Si la cité de Dieu est bâtie sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, l’autre l’est sur l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu. Si l’une tire sa gloire de sa force et de sa domination dans le concert des nations, l’autre tire sa gloire de son absorption dans la perfection divine. L’une est cohérée comme communauté d’intérêts, l’autre comme communauté de foi.
 
 
2) Si l’ordre politique procède des inclinations de la nature humaine, on comprend que les autorités instituées n’ont de légitimité qu’autant qu’elles assurent la satisfaction des intérêts des membres du corps politique. Ces intérêts sont la sécurité, la prospérité, la reconnaissance comme satisfaction narcissique. La justice est le nom que les hommes donnent au système qui les comble sur tous ces points. Ainsi la monarchie, dont Montesquieu a montré qu’elle reposait sur le principe de l’honneur » a duré aussi longtemps qu’elle a été capable de satisfaire ces exigences.
   Il s’ensuit que, quelle que soit la nature de l’ordre établi (aristocratique ou démocratique), les hommes sont liés par la force de leurs intérêts. Pascal le rappelle au futur duc de Chevreuse en lui disant que tous les puissants socialement, ne le sont pas par l’étendue de leur territoire, mais « par la possession des choses que la cupidité des hommes désirent ». Tous sont des « rois de concupiscence ». Pascal voit bien ici le ressort majeur de l’ordre politique et il en tire une leçon de sagesse politique à l’endroit de son élève. Sans rien méconnaître de son égalité morale avec ceux qui seront sous son autorité, celui-ci devra veiller à combler au mieux les besoins et les désirs de ceux qui lui seront attachés par la puissance de ces mêmes besoins et désirs.
   « […] en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne; et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs, soulagez leurs nécessités, mettez votre plaisir à être bienfaisant, avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence. »

   Pascal invite le Grand à être un serviteur de ceux qu’il gouverne, à faire preuve d’humilité, de générosité et de diligence dans ses fonctions. Accomplir sa tâche du mieux qu’il peut en évitant la brutalité, la violence, la mesquinerie. Cela étant, il fera peut-être le salut terrestre du peuple et le sien, il n’en sera pas pour autant moins damné. Car le salut (= sauver son âme), pour la sagesse christique, n’est pas dans les biens de la chair et dans ceux de l’esprit. Il est dans le mépris de la concupiscence. Certes il vaut mieux se damner en « honnête homme » qu’en misérable, mais enfin le mieux serait de travailler à son salut véritable et cela passe par une conversion radicale.

  « Mon royaume n’est pas de ce monde » disait le Christ. La sagesse en ce monde est  un moindre mal, elle n’est pas le bien car « Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité et ne désirent que les biens de la charité. D’autres que moi vous en diront le chemin; il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaître l’état véritable de cette condition. »

   Pascal reste évasif sur le chemin du salut véritable. Le philosophe doit s’effacer ici et laisser la place au miracle de la foi. Car une conversion suppose toujours une expérience décisive par laquelle s’opère la transformation radicale d’un être.
 
3) L’analyse précédente établit donc qu’il n’y a pas de salut de l’humanité par la politique. Il n’y a de salut que par le don divin de la grâce. La solution aux maux de l’humanité n’est pas politique, elle est religieuse mais elle ne dépend pas de l’homme. Son salut n’est pas entre ses mains, il est dans celles de Dieu qui sauve ou qui damne. Il s’ensuit que la cité de Dieu est une espérance pour l’au-delà, non pour l’ici-bas.