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Trois explications du monde. Tom Keve.

 

    Pour ceux qui sont à la recherche de livres enthousiasmants qu’il ne faut absolument pas manquer, en voilà un qui ne décevra pas leurs attentes. Il se lit comme un polar et pourtant il nous emporte dans une intrigue autrement plus fondamentale qu’une intrigue policière.

   Il ne s’agit rien de moins que du roman de l’intelligence aux prises avec l’énigme du réel à une époque où se joue la grande aventure intellectuelle du XX° siècle. Rutherford, Mach, Bohr, Einstein, Hevesy, Sommerfeld, Breuer, Freud, Ferenczi, Jung, Pauli, Von Neumann, Heisenberg, Gödel, etc. sont les personnages de ce roman que l’auteur fait dialoguer à bâtons rompus et situe dans une histoire longue dans laquelle la modernité scientifique est référée à une tradition kabbalistique qu’elle porte en elle à la fois comme sa mauvaise conscience et ce qui la féconde souterrainement.

   Trois grandes explications du monde, science de la psyché, science de la nature et sagesse qui les unifie dans une langue qui n’est plus la nôtre mais qui dessine l’horizon à retrouver pour unifier ce que l’on a stérilement séparé.

  Ce qu’il  y a de remarquablement réussi dans ce livre, c’est la manière dont l’auteur synthétise dans un récit, ayant une unité, des registres qu’il ne va pas de soi d’articuler avec bonheur. Ainsi des dimensions, existentielle, historique, scientifique, épistémologique, qui sont constamment imbriquées. Tom Keve donne si bien une chair à ces grands phares de la connaissance qu’on est presque rassuré de les sentir vivre de la vie de tout un chacun, avec les angoisses, les jalousies, la vanité, les émotions qui sont le lot commun. Le questionnement, l’acharnement à résoudre les problèmes qui les obsèdent est la respiration de tous ces génies ici rassemblés et l’on s’aperçoit que sauf exception, ils viennent de la Mitteleuropa et sont des descendants des grands rabbins des ghettos que leurs aînés ont essayé de fuir. D’où le détour par la yeshiva de Presbourg et l’émouvante évocation du Chatam Sofer dans la deuxième partie. On se dit que l’auteur a dû passer des années à reconstituer les généalogies et à réunir l’information nécessaire à l’écriture de ce roman érudit.

   On se dit aussi que les débats passionnés sur les rapport de l’esprit, des mathématiques et de la nature, sur ce qu’il en est de la réalité, sur les liens de la psychanalyse et de la judaïté ne sont pas pour notre auteur de simples débats académiques. S’il sait si bien les rendre vivants, c’est, qu’à l’évidence, les préoccupations des protagonistes de son livre sont aussi  celles de ce physicien anglais d’origine hongroise.

   Grâce à lui la figure de Niels Bohr nous devient familière, sa dispute avec Einstein aussi. Et s’il peut presque faire l’économie des formules poncifs (Einstein (« Dieu ne joue pas aux dés »)-Bohr (« Qui êtes-vous Einstein pour dire à Dieu ce qu’il doit faire ? »), c’est qu’il donne sa substance à la dispute en la personne de Pauli et des déchirements qui le travaillent.

   Un livre passionnant donc, qui intéressera aussi bien les physiciens que les psychanalystes ou les esprits soucieux de quête spirituelle. A lire de toute urgence.

 

Pour susciter le désir de lire:

   «  Il réussissait le plus clair de la journée à être le professeur Pauli – distant, mais courtois avec ses collègues plus jeunes, d’un abord difficile voire menaçant du point de vue des étudiants, obligeant envers ses amis et collègues, en un mot disponible pourvu que cela fût par lettre. Il mena à bien quelques travaux, mais rien qui le satisfît, rien qui eût la qualité que ses précédents travaux laissaient attendre de lui. La vérité était qu’il ne s’y intéressait pas vraiment. Personne n’y comprenait rien, à commencer par lui. Surtout pas lui. Il quitta l’Eglise : ce fut un des signes avant-coureurs. Bien sûr qu’il la quitta, de toute façon qu’est-ce qu’un juif fabriquait dans l’Eglise catholique? Ce fut à peu près à cette époque qu’il rencontra une fille très séduisante dans un dancing. Ils se marièrent et divorcèrent dans l’année. Bien sûr, la plupart ses proches affirmèrent que le divorce était à l’origine de tous ses problèmes, ou, sinon le divorce, le surmenage. Absurde. S’ils avaient été informés du suicide de sa mère, ils en auraient fait la cause des changements qui s’étaient produits en lui, mais ils n’en surent rien. Il s’était senti tenu de garder pour lui comme son secret le fait que sa mère se soit donné la mort. Comme son secret honteux. Comme s’il en était coupable. Peut-être. On en revenait toujours à la culpabilité. Il ne pouvait tout simplement pas accepter cette mort. Qui le pourrait? Qu’une mère choisisse de laisser son fils seul au monde était impossible à accepter. Et pourtant…  Et pourtant… ce n’était pas cela. Peut-être cela jouait-il un rôle, mais la véritable cause était ailleurs. II en était convaincu. Quelque chose de plus profond encore.

   Tous disaient qu’il avait changé, mais il ne s’en rendait pas compte. Ce n’est pas lui qui avait changé, il lui était arrivé quelque chose. Il comprit soudain que son existence était fondée sur le malentendu et l’autotromperie. Cela au moins était clair. Ce qui rendait la situation insupportable était moins cette découverte que le fait qu’il n’y avait rien qui prît la place des idées  fausses et des valeurs précédentes dont il s’était défait. Il y avait un vide là où auparavant il paraissait y avoir de la substance. Que cette substance n’ait jamais été qu’une illusion, il le savait, mais le savoir ne faisait qu’exaspérer davantage son angoisse quotidienne, et sa douleur n’en était que plus intense. Son intellect puissant, qui lui avait jusque-là continûment servi dans son existence de guide et de fanal, avait montré ses limites: il était en la circonstance présente, inapproprié, insuffisant, incomplet. Et pourtant il n’y avait rien d’autre.

   Il ne doutait pas que ses pouvoirs cognitifs fussent inégalés. Il n’avait rencontré qu’une poignée d’hommes de sa catégorie, et tous étaient des amis et des collègues. A quoi bon faire le modeste ? Le fait était bien établi, et son évidence s’imposait à tous: ils constituaient l’élite, la meilleure que leur génération ait pu produire, peut-être la meilleure depuis des générations. C’était précisément parce qu’il était si proche du plein accomplissement intellectuel — sa pléiade de collègues l’avaient atteint — que tout était sans espoir. La crème de l’humanité. Bohr, Einstein, von Neumann, Pauli. Les grands prêtres de la physique, les  maîtres incontestés dans l’art de manipuler les symboles, les visionnaires les plus dépourvus de scrupules qui aient jamais existé. Rien de mieux. Personne au-dessus. Et pour arriver à quoi ? Des jeux. Des jeux et c’est tout, et, pis encore, ces intellectuels, inventés par une partie cruelle de la nature, de l’extérieur ou de l’intérieur, les entretenaient dans l’illusion qu’ils pénétraient dans sa connaissance intime et constituaient sur elle un savoir de valeur. Mais ses véritables secrets, elle les tenait bien cachés. C’était une conspiration. La nature, cachottière, ja1ouse, vindicative, s’amusait à promener les individus qui avaient la puissance intellectuelle pour gratter l’écorce des choses sur des chemins de traverse, qui, s’ils exerçaient sur leur esprit vif et curieux une fascination infinie, les conduisaient toujours plus loin de son noyau le plus intime. Aussi gaspillaient-ils leurs talents à chercher des arcs-en-ciel en pleine nuit. Et qui était le plus à blâmer? Lui-même bien sûr, car tout en sachant parfaitement ce qu’il en était, il n’en poursuivait pas moins son petit bonhomme de chemin de prétendu découvreur des mystères de la nature, et, par vaine gloriole, concentrait même toutes ses forces pour laisser ses pairs au tapis. Et c’était ça, l’entourloupe — faire de la physique était une façon d’anesthésier l’esprit. Se concentrer sur le monde de l’infiniment petit était pour lui le moyen le plus économique de soulager les affres dont il était la proie devant les réalités du monde de l’émotion, de sorte que plus il était convaincu de l’inutilité et de la vacuité de ce qu’il faisait, plus il avait besoin de le faire. Pourquoi? Simplement pour être capable de se dérober à son propre jugement, à son propre verdict. A lui-même. Comme Jekyll et Hyde » p. 396. 397. 398.

 

   «  Einstein est la personne que j’admire le plus au monde. Comme physicien il constitue une catégorie à lui tout seul. Et il a un courage formidable. Il est unique » Pauli se tut.

_ Après une minute ou deux, tirant une bouffée de pipe avec une grande satisfaction, Jung rompit le silence : « Je l’ai rencontré une fois, savez-vous. Einstein. Ici, dans cette maison. Quand il vivait  à Zurich… Cela remonte à 1910 ou 1911. Vous étiez encore probablement dans les jupons de votre mère.

_ Il n’est toute de même pas venu vous voir comme patient ? demanda Pauli, surpris.

_ C’était une rencontre purement mondaine. Cela vaut mieux sans doute. A cette époque j’étais trop fruste. Je n’avais pas encore tiré ma propre leçon.

_Quelle leçon ? demanda Pauli.

_ La même que celle que vous êtes en train de recevoir.

_ Je ne vois pas que je sois en train d’apprendre quoi que ce soit.

_ Non. Il a parlé de ses théories. Non pas de la relativité, mais de la double nature de la lumière, parfois corpusculaire, parfois ondulatoire. C’était fascinant. De l’alchimie au XX° siècle.

_ Votre question … pourquoi pas Einstein…

_Oui ?

_ C’était une question intéressante.

_ Merci.

_ Il n’est pas facile de lui donner une réponse.

_ Non Je crois que vous avez déjà dû  y réfléchir.

_ Il est isolé par rapport à nous. Il s’isole lui-même. Une grimace assombrit le visage de Pauli, soudain conscient qu’il lui serait difficile d’exprimer fidèlement ses pensées. » Je ne veux pas dire qu’il serait d’un abord difficile. Ce n’est pas le cas. Il émane de lui, comme d’un maître de religion, une certitude absolue, à savoir que sa vision de l’univers est la bonne. Je ne parle pas seulement de physique, mais cela s’y applique aussi bien. Il vous donne l’impression qu’il y a entre Dieu et lui une ligne téléphonique privée dont Dieu se sert pour communiquer avec lui et vice versa, mais à laquelle nul autre n’a accès. Savez-vous qu’il parle tout le temps de Dieu? Il l’appelle “der Alte” comme s’il parlait du directeur du labo – un  patron clairement supérieur à nous autres, un peu excentrique, mais jamais au-delà de ce qui paraîtrait raisonnable à Einstein, son élève favori.» Pauli s’interrompit quelques instants. « Quand il n’aime pas quelque chose en physique, mais qu’il n’est pas à  même de démontrer que c’est incorrect ou incomplet, il appelle invariablement Dieu à la rescousse. Dieu fait ceci. Dieu n’aurait pas fait cela. Dieu ainsi. Dieu par conséquent. Comment obtient-il ces informations privilégiées, il ne le dit pas.

_Vous désapprouvez ses convictions?

_Comprenez-moi bien. Il ne croit en aucune forme de Dieu  personnel, j’en suis quasiment certain. Pour lui, Dieu se manifeste dans les lois de la nature, les lois fondamentales, immuables, de la physique.

_Voulez-vous dire que Dieu est les lois de la physique? … Excusez la faute de grammaire, ajouta-il.

_Trop simple. Disons que l’harmonie céleste qui est à trouver dans les lois fondamentales réfléchit la nature de Dieu. En d’autres termes, ce qui dans la nature se reflète dans l’harmonie des lois fondamentales, c’est cela, le Dieu d’Einstein.

_Je vois. Mais cela ne serait-il pas une bonne base pour vous de partager vos idées, ou vos incertitudes, avec Einstein demanda Jung d’un ton raisonnable. Vos vues sont-elles si différentes? Si incompatibles que cela?»

   Pauli devint songeur. «Nous serions d’accord sur de nombreux points, je pense. Par exemple, que la séparation entre science et religion est artificielle, Le grand ordre, le grand dessein de la nature, doit inclure à la fois le matériel et le spirituel, le subjectif aussi bien que l’objectif dans un même tout, sans failles. Cela a toujours été la vision de l’homme. Depuis le passé le plus ancien jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Mais le développement de la science au cours des deux derniers siècles a oublié l’esprit en route. Dans un monde objectif qui tourne comme une horloge, le spirituel n’est pas obligatoire. D’où le choc entre science et religion. Mais avec la théorie de la relativité, et tout particulièrement avec la théorie quantique, il est devenu clair que l’univers n’est pas une horloge, et que le scientifique n’est pas une entité extérieure, séparée, qui observe cette horloge. » Jung se taisait. Comme il s’y attendait, Pauli continua à parler. « Il me semble nous nous sommes tous trompés. Mais les choses n’en resteront pas là. Je crois que la vision du monde telle qu’elle est aujourd’hui acceptée, même parmi les scientifiques, changera jusqu’à revenir à quelque chose qui sera plus près de la vieille religion, et des idées philosophiques. L’unité du Tout. Temps, matière, esprit, énergie, psyché… Cela prendra du temps mais c’est inévitable.» Ses yeux se portèrent à nouveau Jung. «J’ai bien peur de m’éloigner de ce qu’Einstein pourrait pleinement accepter et d’aller vers ce avec quoi il pourrait ne pas être d’accord. Je ne lui ai pas demandé.

_ Pourquoi pas? insista Jung.

_ A cause de la certitude dont il rayonne. Il est d’une étrangeté inquiétante. Je trouve cela perturbant. Il sourit, parce qu’il croit qu’il sait. Ce n’est pas sa conviction qui me déplaît, c’est le fait qu’il soit tellement convaincu. »  p. 409.410

 

  « _ Sérieusement, comment se fait-il que vous autres Hongrois soyez si nombreux en physique et en mathématiques ? demanda Pauli.

_ Yiddischer Kopf, répondit Wigner.

_ Il y a des Juifs partout. Pas seulement à Budapest, objecta Pauli.

_ Pourquoi les Juifs devrait-il avoir le monopole ? demanda Wigner à son tour.

_D’abord et avant tout ce n’est pas un monopole, mais une prépondérance statistique, probablement provisoire. Qui sait si ce sera encore le cas dans les années à venir ? Quant à donner une explication, tu la connais aussi bien que moi: la tradition, l’amour du savoir, le respect pour la connaissance et un besoin inné de poser des questions, surtout les plus essentielles.

_ Et pourquoi maintenant? demanda Wigner.

_ C’est  avec notre génération, peut-être celle de nos pères, que les Juifs ont eu le droit d’aller à l’Université. D’où la coïncidence entre  l’émancipation intellectuelle et l’émancipation physique – peut- être  n’était-ce qu’une seule et même chose, après tout. Pour la première fois, les Juifs se sont dégagés des entraves de la pensée traditionnelle. Au lieu de consacrer entièrement leur enseignement et leurs études aux Textes sacrés, ils se sont tournés vers d’autres champs. Pourtant, à quelques rares exceptions près — toi, moi —, ils ont choisi les savoirs qui ne sont pas si loin des vieilles études rabbiniques.

_ Lesquels ?

_ La physique théorique, la logique mathématique et même la psychanalyse.

_ Eh bien, Je n’irai pas prétendre que je sache quoi que ce soit sur cette dernière. Mais j’ai ma petite idée sur l’autre question, je veux dire sur l’ampleur du sous-ensemble hongrois. Je crois que ce n’est pas une coïncidence.

_ Une coïncidence? Encore un nouveau champ de discussion. La nuit n’est pas assez longue pour l’explorer, celui-là.

_ Coïncidence, que nenni! dit Wigner.

_ Mais enfin, il y a de bonnes universités partout, et les meilleures ne sont pas sous les latitudes magyares.

_ Je voulais  parler de l’école. De l’éducation à l’âge où le matériel est encore malléable. Nous avions des lycées de tout premier ordre à Budapest. Il n’y en avait que deux ou trois, mais de mon temps nous fréquentions tous les mêmes.

_ Qu’avaient-ils de si particulier? demanda Pauli.

_ Eh bien, ils étaient la concrétisation de la vision d’un grand père de notre ami Todor: Mor Kàrmàn. Il a fondé le Lycée modèle qui, comme son nom l’indique, était censé servir de modèle à tous les autres. Teller et Szilàrd l’ont fréquenté. Todor lui-même fut inscrit dans le lycée de son père alors qu’il n’avait que huit ans. Il n’a pas eu d’enfance, en fait.

_ Ceci explique cela, dit Pauli d’un ton plein de sous-entendus.

_ Mon école était la copie conforme de l’original. Jancsi, c’est-à-dire Johnny, est allé dans le même lycée, une classe après moi. Je vais vous confier un secret que très peu de gens connaissent. Bien sûr Johnny a eu son bac du premier coup, avec des A dans toutes les matières. Sauf en maths !

_ Je suis impressionné, s’exclama Pauli en riant. Cela devait être quelque chose, un lycée capable de ne pas donner un A en maths à Von Neumann.

_ Oui, c’était quelque chose. Croyez-moi. » p. 453.454.