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Rousseau. La guerre a son origine dans l’institution des Etats.

 

 

    « La première chose que je remarque, en considérant la position du genre humain, c’est une contradiction manifeste dans sa constitution, qui la rend toujours vacillante. D’homme à homme nous vivons dans l’état civil et soumis aux lois; de peuple à peuple chacun jouit de la liberté naturelle; ce qui rend au fond notre situation pire que si ces distinctions étaient inconnues. Car, vivant à la fois dans l’ordre social et dans l’état de nature, nous sommes assujettis aux inconvénients de l’un et de l’autre, sans trouver la sûreté dans aucun des deux. La perfection de l’ordre social consiste, il est vrai, dans le concours de la force et de la loi; mais il faut pour cela que la loi dirige la force; au lieu que dans les idées de l’indépendance absolue des princes, la seule force, parlant aux citoyens sous le nom de loi et aux étrangers sous le nom de raison d’état, ôte à ceux-ci le pouvoir et aux autres la volonté de résister, en sorte que le vain nom de justice ne sert partout que de sauvegarde à la violence.

   Quant à ce qu’on appelle communément le droit des gens, il est certain que, faute de sanction, ses lois ne sont que des chimères plus faibles encore que la loi de nature. Celle-ci parle au moins au cœur des particuliers au lieu que, le droit des gens n’ayant d’autre garant que l’utilité de celui qui s’y soumet, ses décisions ne sont respectées qu’autant que l’intérêt les confirme. Dans la condition mixte où nous nous trouvons, auquel des deux systèmes qu’on donne la préférence, en faisant trop ou trop peu, nous n’avons rien fait, et nous sommes mis dans le pire état où nous puissions nous trouver. Voilà, ce me semble, la véritable origine des calamités publiques »

   Rousseau, Que l’état de guerre naît de l’état social, La Pléiade, III, p. 610.

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 NB : Les réflexions de Rousseau sur la guerre nous sont parvenues sous forme fragmentaire. La Pléiade les rassemble sous le titre : Ecrits sur l’abbé de Saint Pierre. Il s’agit de :

Par suite de l’acquisition tardive du manuscrit, un autre texte consacré à la guerre figure en appendice dans le tome III, p. 1899

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   Tous ces fragments étaient destinés à un ouvrage sur les principes du droit de la guerre qui n’a jamais vu le jour. Mais grâce au travail de Bruno Bernardi et de Gabriella Silvestrini, l’œuvre inédite de Rousseau qui aurait pu s’intituler Principes du droit de la guerre, est reconstituée. A partir d’une étude minutieuse des manuscrits du philosophe, les auteurs restituent la cohérence et la continuité d’une réflexion qu’on ne pouvait lire jusqu’à présent que sous forme éclatée.

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    Je ne saurais trop conseiller de lire cet ouvrage publié chez Vrin en 2008 sous le titre : Rousseau. Principes du droit de la guerre. Ecrits sur la paix perpétuelle.

   Les auteurs s’expliquent sur la méthode suivie pour établir le texte et proposent quatre commentaires :

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     I) Remarques liminaires.

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      On peut s’étonner de l’absence d’une œuvre achevée consacrée au thème de la guerre et de la paix dans le corpus des œuvres rousseauistes car nul ne sait mieux que ce penseur du politique combien le problème de la constitution interne des Etats et celui de leurs relations externes sont imbriqués.  Il le reconnaît clairement dans l’Extrait du projet de paix perpétuelle : « Il ne faut pas avoir longtemps médité sur les moyens de perfectionner un Gouvernement quelconque, pour apercevoir des embarras et des obstacles qui naissent moins de sa constitution que de ses relations externes ; de sorte que la plupart des soins qu’il faudrait consacrer à sa police, on est contraint de le donner à sa sûreté et de songer plus à le mettre en état de résister aux autres qu’à le rendre parfait en lui-même. Si l’ordre social était, comme on le prétend, l’ouvrage de la raison plutôt que des passions, eût-on tardé si longtemps à voir qu’on en a fait trop ou trop peu pour notre bonheur ; que chacun de nous étant dans l’état civil avec ses concitoyens et dans l’état de nature avec le reste du monde, nous n’avons prévenu les guerres particulières que pour en allumer  de générales, qui sont mille fois plus terribles, et qu’en nous unissant à quelques hommes nous devenons réellement les ennemis du genre humain. » La Pléiade, III,  p.564.

   Nous en avons fait trop ou trop peu, affirme Rousseau.

   La formule est récurrente sous la plume de notre auteur. Dans cet article j’en donne deux occurrences précédemment mais on peut aussi la lire dans l’Emile :

   « Nous examinerons si l’on n’en a pas fait trop ou trop peu dans l’institution sociale, si les individus soumis aux lois et aux hommes, tandis que les sociétés gardent entre elles l’indépendance de la nature, ne restent pas exposés aux maux des deux états sans en avoir les avantages, et s’il ne vaudrait pas mieux qu’il n’y eût point de société civile au monde que d’y en avoir plusieurs ? […] N’est-ce pas cette association partielle et imparfaite qui produit la tyrannie et la guerre, et la tyrannie et la guerre ne sont-elles pas les plus grands fléaux de l’humanité ? «  La Pléiade, IV, p. 848.

   Ce leitmotiv a le mérite de résumer la thèse rousseauiste sous une forme lumineuse. Elle signifie que la guerre est imputable à notre action, plus précisément à l’inconséquence de l’art humain ayant fait les choses à moitié. La guerre, apprend-on en creux, n’appartient pas à l’ordre de la nature mais à celui de l’artifice, de la culture. Elle apparaît avec l’émergence des Etats or comme ceux-ci ne sont pas des données naturelles mais des constructions juridico-politiques, il faut admettre que la guerre est paradoxalement un produit de la civilisation. Elle est liée à l’initiative humaine ayant fait sortir  les individus de l’état de nature pour les unir dans des communautés politiques de statut juridique sans se préoccuper de régler les relations des souverainetés politiques les unes avec les autres. Tout se passe comme si nous nous étions arrêtés en chemin, en instituteurs incohérents de la chose politique. Ce qui se paie non seulement du prix exorbitant de la guerre mais aussi de l’impossibilité d’édifier les Etats sur des principes légitimes.  Car la peur, la nécessité de se défendre font le lit des despotes et la servitude des hommes prompts à renoncer à leur liberté en échange d’une sécurité illusoire.

   Ce qui est donc à incriminer pour rendre intelligibles à la fois le mal intérieur aux Etats et le mal extérieur, c’est l’indépendance absolue des princes. Parce que la souveraineté des corps politiques n’est pas limitée par une instance supérieure garante de leur coexistence pacifique, leur seule force ou puissance fait droit. Elle parle  « aux citoyens sous le nom de loi et aux étrangers sous le nom de raison d’état, ôtant à ceux-ci le pouvoir et aux autres la volonté de résister, en sorte que le vain nom de justice ne sert partout que de sauvegarde à la violence ».

   Ainsi nous en avons fait trop en substituant l’état civil à l’état de nature à l’échelle individuelle car nous avons perdu la liberté et la tranquillité naturelle sans gagner la paix et la liberté civile. Au regard de l’ampleur et de l’horreur des guerres, les querelles des individus non organisés politiquement sont en effet bien inoffensives, et des individus non soumis à un pouvoir politique échappent à l’humiliation de devoir obéissance à des lois iniques ou à des despotes.

    Nous en avons fait trop peu car en maintenant  les souverainetés politiques dans l’indépendance de l’état de nature, nous avons livré leur coexistence à la logique des rapports de force et d’intérêt. Autrement dit, à défaut de l’institution d’une instance habilitée politiquement et juridiquement à régler leurs conflits, nous avons rendu nécessaire le règlement de ceux-ci par la guerre. Certes on invoque bien un supposé  droit des gens ou droit des nations. Mais ce droit est chimérique en l’absence d’un organe supra-étatique disposant d’une force pour le rendre effectif. Les Etats ne reconnaissent de droit que ce qui correspond à leur intérêt et ce qu’ils ont la puissance d’imposer aux autres. L’invocation d’un droit des gens n’a pas plus de positivité que celle de la  loi naturelle (ou loi morale) pour se protéger des méchants , mais celle-ci a au moins l’avantage sur lui d’être inscrite dans le cœur des hommes, alors qu’un droit des nations n’a aucun support véritable dans le monde tel qu’il est. Droit imaginaire donc tant dans ses effets que dans le principe de sa possibilité.

   Au fond nous nous sommes mis en situation de cumuler les inconvénients des deux états en nous privant de jouir des avantages de l’un et de l’autre.

   Sur la base de ce diagnostic, on s’attendrait donc à ce que l’auteur du Contrat social poursuivît l’œuvre inachevée, en formulant sur le plan théorique, les conditions du dépassement de l’état de guerre entre les Etats. On s’attendrait à ce qu’il ne se contentât pas de constater notre inconséquence mais se sentît en devoir de la réparer, au moins en qualité de penseur soucieux de définir les principes d’une Institution politique cohérente, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale.  Or sur ce point le Contrat social et ses réflexions sur les écrits de l’abbé de Saint-Pierre consacrés au projet de paix perpétuelle en Europe ( Extrait et Jugement ) ne nous laissent aucune illusion. Rousseau a déclaré forfait.

   En témoignent l’avertissement et la conclusion du Contrat social.

   Dans le premier, il prévient : « Ce petit traité est extrait d’un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans avoir consulté mes forces, et abandonné depuis longtemps » La Pléiade, III, p. 349.

   Dans la seconde : « Après avoir posé les vrais principes du droit politique et tâché de fonder l’Etat sur sa base, il resterait à l’appuyer par ses relations externes ; ce qui comprendrait le droit des gens, le commerce, le droit de la guerre et les conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations, les traités etc. Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue ; j’aurais dû la fixer toujours plus près de moi » La Pléiade, III, p. 470.

   Pire, dans ses écrits sur l’abbé de saint-Pierre, Rousseau ne semble pas attribuer son renoncement à la faiblesse de ses forces mais à la clairvoyance de sa raison. Certes, reconnaît-il, un projet de paix perpétuelle, tel que l’a conçu l’abbé de Saint-Pierre, est de nature à susciter l’enthousiasme d’un cœur humain infiniment intéressé au bien de l’humanité. Mais les ardeurs du sentiment sont une chose, les exigences de la raison une autre. Les élans du cœur ne doivent pas nous dispenser d’être lucides, c’est-à-dire de prendre la mesure de la force des choses.  L’inconséquence est aussi d’en méconnaître la résistance. Or qu’un projet de paix perpétuelle réjouisse les belles âmes, qu’on puisse même voir en lui un idéal de la raison n’empêche pas, qu’au regard de l’ordre des choses tel qu’il est, il soit pour cette même raison une simple chimère.

   Le début de l’Extrait est très explicite sur le hiatus entre les émois du cœur et le sang-froid de la raison. « J’espère que quelque âme honnête partagera l’émotion délicieuse avec laquelle je prends la plume sur un sujet si intéressant pour l’humanité. Je vais voir, du moins en idée, les hommes s’unir et s’aimer ; je vais penser à une douce et paisible société de frères, vivant dans une concorde éternelle, tous conduits par les mêmes maximes, tous heureux du bonheur commun ; et réalisant en moi-même un tableau si touchant, l’image d’une félicité qui n’est point, m’en fera goûter quelques instants une véritable.  Je n’ai pu refuser ces premières lignes au sentiment dont j’étais plein. Tâchons maintenant de raisonner de sang-froid » La Pléiade, III, p. 564-565.

   Cf. «  C’est parce que les horreurs de la guerre émeuvent « jusqu’aux entrailles » que Rousseau s’engage à « plaider la cause de l’humanité » en cherchant à établir la justice. Mais tout se passe comme si l’ironie de l’entendement  conduisait à la négation immédiate du projet enthousiaste de la belle âme. Rousseau présente l’espoir véhiculé par l’idée d’une concorde éternelle et d’un bonheur fraternel entre les hommes comme une pure chimère. Ce « touchant tableau » n’est qu’une image illusoire de la félicité. Sans céder plus longtemps à l’empire du sentiment, il s’agit désormais de « raisonner de sang-froid » et de ne rien avancer qui ne soit prouvé […] Ainsi ces trois premiers paragraphes révèlent-ils la posture théorique complexe de Rousseau, dont il ne se départira plus. En ce sens, le Jugement ne contredira pas l’Extrait (comme si les raisons « pour » de l’Extrait étaient celles du sentiment, les raisons « contre » du Jugement celles de la raison) : il viendra l’accomplir, en poursuivant les exigences de la posture rationnelle qui a d’emblée été exigée » Céline Spector dans Rousseau. Principes du droit de la guerre. Ecrits sur la paix perpétuelle. Vrin, p. 236-237.

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     II) Thèse.

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    A) La guerre naît de l’état social.

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   Il faut prendre la mesure de la subversion théorique qu’implique cette affirmation. Rousseau prend ici le contre-pied des idées communément admises. Hobbes ne nous a-t-il pas appris, conjointement à de nombreux autres penseurs, que les hommes ont institué l’Etat pour se soustraire à la guerre de tous contre tous, à la violence de l’état de nature ? Loin que la guerre soit consubstantielle à la construction étatique, celle-ci est conçue au contraire comme ce qui s’efforce de nous en protéger, au besoin en faisant usage d’une violence qui, par principe, est légitimée. On sait que Max Weber définira l’Etat comme l’instance ayant « le monopole de la violence légitime ». Sa justification est d’être un rempart contre une violence originelle que nos artifices, nos conventions ont pour fonction de tenir en respect.

   Comme l’écrit Blaise Bachofen : «  La position paradigmatique de Hobbes tend à absolutiser la légitimité de l’État. Or à travers cette absolutisation de la légitimité de l’État se joue une certaine conception de la guerre et du droit qui la régit: 1’Etat étant érigé en instance civilisatrice (il est ce qui fait passer 1’humanité de la misère et de la barbarie à la civilisation), ce que les États estiment nécessaire de faire pour établir ou rétablir leur droits (que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs frontières) est revêtu d’une dignité rationnelle difficilement discutable sans mettre en péril la survie même de l’État, et donc de la civilisation. Ce que fait l’État en tant qu’État (par exemple la guerre) est précédé d’un préjugé relatif à une prérogative de l’État: la violence d’État est toujours un moindre mal, relativement au mal absolu que serait la violence sans l’Etat, la violence pré-étatique ou infra-étatique, de même que la violence hors-la-loi est a priori discréditée et placée en position de repoussoir par rapport au régime du droit civilisateur, sous le vocable de « brigandage ». En résumé, « naturaliser » la guerre en y voyant une relation primordiale, interindividuelle, conduit d’une part à naturaliser la nécessité du droit et de l’État; et d’autre part à se méprendre sur la signification de la guerre interétatique: si la guerre est naturelle, l’Etat ne fait que subir, corriger ou amortir une violence qui le précède ». Rousseau. Principes du droit de la guerre. Ecrits sur la paix perpétuelle. Vrin, p. 140.

   Or, pour Rousseau, cet ensemble de représentations n’a ni vérité ni innocence. Sa fonction est surtout de fonder le despotisme car pour ce qui est de l’intelligence des choses, il les a, de toute évidence, mises à l’envers.   « Il semble qu’on ait pris à tâche de renverser toutes les vraies idées des choses » écrit-il.  La Pléiade, III, p. 605.

  Sa tâche va donc consister à les remettre à l’endroit en renversant le renversement que « l’horrible système de Hobbes » ( La Pléiade, III, p. 610), comme il l’appelle, a opéré.

   D’où l’ironie mordante qu’il déploie dans son entrée en matière. Dans leur reconstitution de l’œuvre manquante à partir des manuscrits fragmentaires, Bruno Bernardi et Gabriella Silvestrini placent en ouverture ce morceau d’anthologie :

   « J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leurs discours insinuants,  je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi: je vois des peuples infortunés gémissant sous un joug de fer,1e genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule accablée de peine et affamée de pain, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois. Tout cela se fait paisiblement et sans résistance: c’est la tranquillité des compagnons d’Ulysse enfermés dans la caverne du Cyclope, en attendant qu’ils soient dévorés. Il faut gémir et se taire. Tirons un voile éternel sur ces objets d’horreur. J’élève les yeux et regarde au loin. J’aperçois des feux et des flammes, des campagnes désertes, des villes au pillage. Hommes farouches, où traînez-vous ces infortunés ! j’entends un bruit affreux, quel tumulte et quels cris, j’approche, je vois un théâtre de meurtres, dix mille hommes égorgés; les morts entassés par monceaux, les mourants foulés aux pieds des chevaux, portant l’image de la mort et de l’agonie. C’est donc là le fruit de ces institutions pacifiques. La pitié et l’indignation s’élèvent au fond de mon cœur. Ah Philosophe barbare ! viens nous lire ton livre sur un champ de bataille »  La Pléiade, III, p. 609.

   Rien de plus décapant que de mettre en miroir les discours académiques et ce qu’il en est dans la réalité. La force des images en exhibe d’emblée l’imposture. Nos majestueux édifices étaient destinés à nous assurer la paix ? Ils nous ont apporté la guerre.

   Et dans une rhétorique aussi éloquente que l’est la puissance des images, la thèse de Rousseau s’impose sous la forme du paradoxe.  « Bien loin que l’état de guerre soit naturel à l’homme, la guerre est née de la paix, ou du moins des précautions que les hommes ont prises pour s’assurer une paix durable »  La Pléiade, III, p. 610.

   Autant dire que pour restaurer la vérité des choses, il faut réexaminer la question de la guerre et de la paix à nouveau frais. Rousseau donne explicitement une leçon de méthode. L’erreur procède de notre manque discernement nous inclinant à confondre ce qu’il faut bien distinguer. La guerre n’est pas n’importe quel type de querelle entre les hommes, elle en est une modalité spécifique dont il convient d’expliciter la nature, les conditions de possibilité, les finalités afin de délimiter ses droits s’il y a sens à élaborer un droit de la guerre. De la même manière, on ne peut établir qu’elle n’appartient pas à l’état naturel de l’humanité sans se faire une idée exacte de l’ordre naturel. Or celui-ci est enseveli sous les scories de la civilisation. Comment éviter l’erreur de ceux que Rousseau accuse d’être des « philosophes superficiels »?  ( La Pléiade, III, p. 612)   Ils ont tôt fait de faire de l’homme un loup pour l’homme car il projette sur l’homme naturel ce qu’ils observent « des âmes cent fois repétries et fermentées dans le levain de la société » ( La Pléiade, III, p. 612). «  Ils ne connaissent que ce qu’ils voient et n’ont jamais vu la nature. Ils savent fort bien ce qu’est un Bourgeois de Londres ou de Paris mais ils ne sauront jamais ce que c’est qu’un homme »  La Pléiade, III, p. 612.

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     B) Démonstration.

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   1) : Pourquoi la guerre n’est-elle pas un fait de nature ?

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    Parce qu’elle n’a pas de support dans les mouvements de la nature humaine et parce qu’elle est privée de ses conditions de possibilité dans l’état de nature, quelle que soit la définition que l’on donne de celui-ci.

    Si l’état de nature est l’état absolument sauvage, l’état de dispersion, il va de soi que des individus solitaires, ne se rencontrant qu’accidentellement, ne sont pas en situation de se faire la guerre.

    S’il signifie, l’état pré-politique, c’est-à-dire un état déjà social mais dans lequel les relations entre les individus ne sont pas institués sous forme politico-juridique, ils ne le sont pas davantage. Non point qu’un état social non politiquement régulé soit un état exempt de conflits. Rousseau n’a jamais la naïveté de soutenir une telle contre-vérité. C’est clair dans le tableau qu’il trace de ce qu’il appelle « l’âge des cabanes ».  Cette première étape de la socialisation, incarne à ses yeux  la période la plus heureuse de l’humanité, et pourtant les ferments de la corruption de la nature avec son cortège de violence sont déjà à l’œuvre. Rançon de l’existence sociale.  Dès lors que les hommes sont en relation, leurs facultés restées somnolentes dans la condition sauvage se développent. L’imagination prend son essor modifiant la perception convenable des choses. Les opérations de la raison s’exercent au détriment de la spontanéité de l’instinct avec ses conséquences dommageables pour la rectitude des appréciations et des conduites. Les besoins s’illimitent. Les individus cessent d’avoir leur centre de gravité en eux-mêmes. Ils se comparent les uns les autres et le jugement public ou l’opinion se met à avoir un prix. L’envie, la jalousie, la honte, le mépris font leur apparition, l’explosion de ces passions de l’amour-propre  sonnant le glas de l’innocence et de la tranquillité de l’état sauvage. « C’est ainsi que chacun punissant le mépris qu’on lui avait témoigné d’une manière proportionnée au cas qu’il faisait de lui-même, les vengeances devinrent terribles, et les hommes sanguinaires et cruels » Discours sur l’origine de l’inégalité. La Pléiade, III, p. 170.

   L’état prépolitique n’est donc pas un état paisible et dans le Contrat social, Rousseau fonde, comme tous ceux qu’il critique, la nécessité de passer le pacte social et d’instituer l’Etat, dans l’impuissance où les hommes sont de se maintenir dans l’état de nature conçu comme état pré-politique. Et pourtant il est abusif de dire que cet état est un état de guerre.

   Voilà l’idée essentielle permettant de comprendre l’originalité de la thèse rousseauiste et le sens de sa critique de Hobbes. Car Hobbes et les auteurs pour lesquels l’état de nature est un état de guerre de tous contre tous n’ont jamais entendu par là le pur état de nature ou l’état absolument sauvage dont Rousseau construit spéculativement l’idée dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Ce qu’ils analysent, c’est la situation d’individus coexistant les uns avec les autres en l’absence d’un pouvoir politique souverain instituant et garantissant la loi régissant leur rapport. Et tous montrent qu’une communauté dans laquelle les individus sont souverains est exposée à l’arbitraire des uns et des autres et aux conflits. Rousseau ne fait pas exception à la règle sur cette question. « Je conçois que dans les querelles sans arbitres qui peuvent s’élever dans l’état de nature un homme irrité pourra quelquefois en tuer un autre soit à force ouverte soit par surprise » admet-il. La Pléiade, III, p. 602.

   Mais il ne suit pas de là :

   Pour le deuxième point, on peut regretter le caractère elliptique et décousue de la démonstration de notre auteur dans les Fragments sur la guerre. Sans doute suppose-t-il que ses analyses antérieures sont bien connues et se contente-t-il d’en ramasser les conclusions. Il reprend les grandes idées du Discours sur l’origine de l’inégalité. La grande erreur de Hobbes et des jurisconsultes, disait-il dans cette œuvre, est de ne pas avoir vu que la nature d’individus socialisés, fusse sous une forme primitive, est déjà altérée dans sa forme originelle. C’est « faute d’avoir suffisamment distingué les idées, et remarqué combien ces Peuples étaient déjà loin du premier état de Nature, que plusieurs se sont hâtés de conclure que l’homme est naturellement cruel et qu’il a besoin de police pour l’adoucir, tandis que rien n’est si doux que lui dans son état primitif […] » Discours sur l’origine de l’inégalité. La Pléiade, III, p. 170.

   Pour que les hommes en viennent à une situation où ils ne peuvent plus subsister dans l’état de nature, il faut donc qu’ils aient été profondément dénaturés par des passions n’ayant pas leur source dans leur nature mais dans les conditions de la vie sociale. Le tort de Hobbes est donc d’imputer aux mouvements de la nature ce qui est un effet en elle de l’existence sociale. Car pour ce qui est de l’homme tel qu’il est devenu par le processus de la socialisation, la peinture qu’en fait Rousseau n’est pas fondamentalement différente de celle qu’en fait Hobbes. Comme ce dernier, Rousseau considère que l’homme n’est pas naturellement sociable. Mais il refuse d’admettre que le désir d’accroître sa puissance sur les choses et sur les autres ou la volonté de leur nuire soient des tendances naturelles. « L’homme de l’homme » est en effet mû par la passion des richesses, par celle de la gloire et ne recule devant aucun forfait pour assouvir ses désirs. Mais tel n’est pas « l’homme tel qu’il est sorti des mains de la nature ».

   Car la nature de celui-ci se résume à deux tendances.

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    Il faut donc conclure que « quand bien même il serait vrai que cette convoitise illimitée et indomptable serait développée dans tous les hommes au point que le suppose notre sophiste, encore ne produirait-elle pas cet état de guerre universelle de chacun contre tous, dont Hobbes ose tracer l’odieux tableau.» p. 601.

    Je ne m’attarderai pas ici  sur la mauvaise foi de Rousseau qui, dans sa critique de Hobbes, en fausse le propos. Hobbes n’a jamais dit que chacun est en guerre avec l’humanité entière. Il ne parle pas de « guerre de chacun contre tous » mais de « guerre de chacun contre chacun, ou de tous contre tous ». Le vrai fondement de la violence est, selon son analyse, la peur de mourir, la crainte de la mort violente étant ce qui rend égaux dans l’état de nature, le fort aussi bien que le faible dans la mesure où la ruse peut être aussi efficace que le gros bras. Même si ce sont les passions de l’amour-propre qui enveniment le rapport de l’homme avec l’homme, c’est le conatus d’auto-conservation ou l’amour de soi qui est en jeu. En ce sens, les analyses des deux auteurs sont beaucoup plus proches que Rousseau veut bien l’admettre mais ces rapprochements ont le mérite de faire apparaître sans ambiguïté possible le point de désaccord.

     Le génie de Rousseau est d’établir que dans la situation pré-étatique, des hommes, même dans des conditions de vie sociale où les passions de l’amour-propre font des ravages, ne sont pas des dangers vitaux les uns pour les autres. Ils ont toujours une porte de sortie pour assurer leur conservation. Si quelqu’un leur dispute un bien et qu’ils ne sont pas assez forts pour s’en emparer, ils peuvent aller le chercher ailleurs. S’ils sont menacés dans leur honneur, ils peuvent y renoncer pour sauver leur vie car seul un préjugé social peut placer le jugement d’autrui au-dessus de l’attachement à sa vie. Ce n’est plus le cas dans l’état civil. Avec l’institution des Etats, les hommes cessent de disposer de leur liberté naturelle. Sur un espace donné ils sont soumis à la loi et ce qui a rendu nécessaire celle-ci n’est pas imputable par principe aux dangers de la liberté naturelle mais à l’exercice de celle-ci dans une situation où a eu lieu l’appropriation des biens. Funeste moment de l’histoire que celui où l’on a oublié que « les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ». La lutte pour la vie change de registre. Elle cesse d’être une réalité naturelle pour devenir une réalité politique. Les riches doivent se protéger de la convoitise des pauvres et les pauvres sont en danger de mort parce qu’ils sont privés du nécessaire. C’est l’ordre politique qui instaure la lutte à mort entre les hommes aussi bien à l’intérieur des Etats que dans les relations extérieures de ceux-ci. L’état de guerre procède de l’art humain dont la délétère conséquence est d’avoir fait de chacun un obstacle pour chacun dans l’expression de la plus naturelle des tendances humaines à savoir de l’amour de soi.

    Pour étayer cette thèse d’une redoutable pertinence, Rousseau rappelle qu’il faut commencer par définir la guerre avec toute la rigueur et la précision possibles.  

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       2)  La nature de la guerre. Nécessité d’une définition rigoureuse.

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   « Quand les choses en sont au point qu’un être doué de raison est convaincu que le soin de sa conservation est incompatible  non seulement avec le bien-être d’un autre mais avec son existence ; alors il s’arme contre sa vie et cherche à le détruire avec la même ardeur dont il cherche à se conserver soi-même et par la même raison. L’attaqué sentant que la sûreté de son existence est incompatible avec l’existence de l’agresseur, attaque à son tour de toutes ses forces la vie de celui qui en veut à la sienne ; cette volonté manifestée de s’entre-détruire, et tous les actes qui en dépendent, produisent entre les deux ennemis une relation qu’on appelle guerre.

De là s’ensuit que la guerre ne consiste point dans un ou plusieurs combats non prémédités, pas même dans l’homicide et le meurtre commis dans un état de colère, mais dans une volonté constante réfléchie et manifestée de détruire son ennemi. Car pour juger que l’existence est incompatible avec notre bien-être, il faut du sang-froid, et de la raison, ce qui produit une résolution durable, et pour que le rapport soit mutuel, il faut qu’à son tour l’ennemi, connaissant qu’on en veut à sa vie, ait dessein de la défendre aux dépens de la nôtre. Toutes ces idées sont renfermées dans ce mot de guerre ». La Pléiade, III, p.1903.

Il nous suffit donc d’expliciter chaque point pour bien comprendre pourquoi l’émergence de la guerre est un produit de l’organisation étatique.

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          3) Guerre et Etat de guerre.

    La guerre est donc « l’effet d’une disposition mutuelle, constante et manifestée de détruire l’Etat ennemi, ou de l’affaiblir au moins par tous les moyens qu’on le peut p. 607. La suite précise : « Cette disposition réduite en acte est la guerre proprement dite ; tant qu’elle reste sans effet, elle n’est que l’état de guerre » p. 607.

   Rousseau signifie ici que quand bien même les hostilités ne sont pas déclarées entre des Etats, la guerre est la vérité de leurs relations et cela non pas conjoncturellement mais structurellement. Certes les guerres empiriques ont des causes contingentes auxquelles l’historien ou l’analyste des faits doit être attentif. Mais le philosophe « raisonne sur la nature des choses, non sur des événements qui peuvent avoir mille causes particulières, indépendantes du principe commun »  p. 604.  Or selon le principe commun, les Etats ne peuvent pas ne pas être des obstacles les uns pour les autres dans la lutte pour la vie. Leurs puissance est une puissance relative. L’extension de l’un se fait au détriment de celle des autres et réciproquement. Nul n’est à l’abri dans ses frontières, le plus fort pas davantage que le plus faible pour de multiples raisons que Rousseau détaille. Un Etat puissant attise les convoitises et suscitent des alliances d’Etats plus faibles contre lui tandis qu’un petit Etat souvent plus cohéré par la solidité du pacte unissant ses membres est plus fort qu’un autre démesurément agrandi. Aucun ne peut donc se prévaloir d’une sécurité absolue. Même dans l’hypothèse la plus favorable et bien illusoire d’un Etat autarcique, nul ne peut échapper à la situation de concurrence vitale faisant de chaque Etat un ennemi pour tous les autres.

   Les périodes, abusivement appelées périodes de paix, n’ont donc de paisible que l’apparence. En réalité chaque Etat doit se tenir sur ses gardes, construire et renforcer une force publique prête à intervenir à la moindre menace. Les Etats doivent sans cesse se préparer à la guerre au risque de compromettre la sécurité et la conservation de leurs ressortissants. Ils doivent entretenir une armée, mobiliser les énergies à des fins belliqueuses de conquête ou de défense. Cette nécessité est consubstantielle à l’existence même des souverainetés politiques dont le désir le plus naturel et le plus légitime est de se conserver. Il serait inconséquent de la condamner moralement. La raison exige de reconnaître qu’il en est ainsi par la force des choses, non par le caprice d’individus sous l’emprise de certaines passions. Celles-ci peuvent instrumentaliser ce fait dans des buts étrangers à la seule nécessité de se conserver en dégradant la guerre en vulgaire brigandage ou le patriotisme en fanatisme criminel. Reste que la guerre et l’état de guerre sont des réalités politiques qui, en-deçà de la logique passionnelle obéissent à une logique rationnelle, celle de la raison d’Etat.

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Conclusion.

   L’état de guerre, la guerre ne sont pas dénués de raison. Ils ont une justification qui, pour être celle d’une famille humaine éclatée en une multiplicité d’entités politiques, ne peut pas être disqualifiée en bonne et due forme par une raison désincarnée substituant la condamnation morale à l’analyse politique. Dans sa réflexion sur la guerre, Rousseau donne une fois encore la mesure d’un réalisme qui fait la force de sa pensée.

   D’où l’intérêt du remaniement du droit de la guerre qu’il s’efforce d’élaborer sur la base de son analyse de la nature de la guerre. Ses finalités, sa conduite, doivent être maintenues dans les limites de cette dernière pour être légitimes. Mais cette analyse appelle de nouveaux développements excédant les limites de cet article.