A) La sociabilité.
On trouve chez Aristote l'idée que l'existence politique est naturelle à l'homme. L'homme est fait pour vivre en société. Celle-ci se fonde dans une sociabilité naturelle.
Dire que l'homme est par nature un animal politique signifie que :
1°) L'existence sociale, la civilité n'est pas contre nature. Pour certains auteurs, en effet, l'homme est par nature insociable, rebelle à l'état civil. Celui-ci suppose pour s'instituer une répression de la nature humaine. Telle est par exemple la thèse freudienne. La vie sociale exige des sacrifices qu'il n'est pas naturel de consentir. Elle requiert la frustration des pulsions et leur sublimation. Elle va de pair avec la souffrance psychologique c'est-à-dire le malheur et la maladie. Cf. « Le barbare, il faut bien l'avouer n'a pas de peine à bien se porter, tandis que pour le civilisé c'est là, une lourde tâche » Freud.
A défaut de parler d'une insociabilité fondamentale de l'être humain, Kant remarque que si l'homme a une tendance naturelle à chercher la relation humaine et à s'accomplir comme sujet moral dans et par cette relation ; il a aussi une tendance naturelle à l'insociabilité. Si la sociabilité est l'expression de sa nature raisonnable, l'insociabilité est l'expression de sa nature passionnelle. D'où le célèbre oxymore : l'insociable sociabilité humaine. 4° Proposition. IHUC.
2°) L'existence sociale n'est pas un simple artifice que des êtres pressés par la nécessité inventent pour résoudre le problème de leur survie. Pour Rousseau, par exemple, la tendance à vivre en groupe, à s'associer n'est pas une tendance naturelle. L'association procède de la contrainte des besoins, des accidents de l'histoire, de la nécessité de dépasser la violence de l'état de nature ; elle ne procède pas d'un mouvement naturel. Cette thèse qu'on appelle artificialiste ou conventionnaliste est celle d'un Protagoras, d'un Hobbes, d'un Rousseau etc. Ex : « La plupart de ceux qui ont écrit touchant les républiques, supposent ou demandent, comme une chose qui ne leur doit pas être refusée, que l'homme est un animal politique, selon le langage des Grecs, né avec une certaine disposition naturelle à la société (...) Cet axiome, quoique reçu communément, ne laisse pas d'être faux, et l'erreur vient d'une trop légère contemplation de la nature humaine » Hobbes Le Citoyen ou les fondements de la politique. A l'inverse d'un Rousseau ou d'un Hobbes pour qui l'association humaine est artificielle, la cité est, pour Aristote naturelle. Elle est le résultat d'une évolution naturelle allant de la famille au village, du village à cette communauté des communautés qu'est la cité. Elle ne repose pas sur un contrat d'association, une convention originaire, elle est l'accomplissement d'une loi naturelle, la destination finale d'un être à qui la nature a donné la parole ou la raison.
3°) L'homme tend donc par nature à vivre en société. En accomplissant sa sociabilité, l'homme s'accomplit lui-même. Sa vertu morale et sa vertu sociale ne sont pas distinguables. (D'où la confusion chez les Anciens de la morale et de la politique). « Personne ne choisirait de posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul car l'homme est un être politique et naturellement fait pour vivre en société » Ethique à Nicomaque. Livre IX, 9,1169b, 16,18.
Cette thèse établit que la sociabilité est naturelle et que l'homme n'est pas en soi, un être achevé, complet dont on peut poser l'existence antérieurement et extérieurement au social. Par là, l'anthropologie aristotélicienne est aux antipodes des prémisses individualistes des théories du contrat social ou de la philosophie des Droits de l'Homme. L'intérêt de l'analyse aristotélicienne est de pointer par avance les apories de notre parti pris individualiste. Elle établit l'antériorité du social sur l'individuel. Le groupe préexiste à l'individu, celui-ci ne devenant un homme que dans un milieu social lui donnant l'éducation, sans laquelle il n'est qu'un sauvageon ne pouvant avoir, ni de droit, ni de fait, une place dans une société. « Celui qui est sans cité naturellement, et non par suite des circonstances, est ou un être dégradé ou au-dessus de l'humanité. Il est comparable à l'homme traité ignominieusement par Homère de « Sans famille, sans loi, sans foyer », car en même temps que naturellement apatride, il est aussi un brandon de discorde, et on peut le comparer à une pièce isolée au jeu de trictrac ». La politique, Livre I, §II. (Cf. Cours : texte d'Aristote)
Il s'ensuit qu'un être qui n'est pas social (ou sociable) est la négation de l'homme, soit par défaut ; c'est un être dégradé, une bête ou une brute ; soit par excès ; c'est un être autosuffisant et parfait c'est-à-dire un dieu. Pour le pire, la bête et la brute ne sont pas politiques. Pour le meilleur les dieux ne sont pas politiques.
La cité correspond donc à la destination naturelle de l'homme. Elle est une communauté supérieure englobant la famille et le village. Sa supériorité est liée à la nature de la fin qu'elle vise, Celle-ci ne se réduit pas au simple vivre. Celui-ci est assuré par la sphère domestique (espace privé où les femmes, les esclaves, les artisans, commerçants etc. pourvoient aux besoins de l'existence). La finalité de la cité est le bien-vivre c'est-à-dire la vie vertueuse et heureuse.
Idée force ; « Née du besoin de vivre, la cité existe pour être heureux ». (Aristote). La nature de quoi que ce soit se déduit de ce pour quoi il est fait. (Cf. parti pris finaliste). La nature de la cité se comprend à la lumière de sa fin : accomplir notre excellence humaine à savoir notre nature sociable. (Cf. Vertu= accomplissement par un être de sa nature dans sa perfection).
Idée force : Notre humanité se recueille dans notre sociabilité. Nous sommes destinés en tant qu'animal raisonnable à nouer avec les autres des rapports d'amitié et de justice puisque la raison est d'une part notre faculté commune (elle est ce qui permet de faire amitié par l'esprit), d'autre part l'instance permettant de distinguer le bien et le mal, le juste et l'injuste (elle est ce qui permet aux uns et aux autres de rendre à chacun ce qui lui est dû).
Mais ces rapports sont ceux d'être libres et égaux. (Cf. Le premier principe de la Déclaration de 1948). Ce sont les rapports politiques.
Ils ne sont pas ceux qui peuvent régner dans la famille où prévalent des rapports hiérarchiques, les parents et les enfants n'étant pas des êtres égaux, pas davantage pour Aristote que l'homme et la femme. Ce qui dans la sphère privée a une réelle pertinence. Les femmes ont conquis l'égalité politique, mais dans la réalité familiale, les contraintes de la maternité et pour beaucoup de la domesticité, rendent difficile une réelle égalité de l'homme et de la femme.
Ces rapports d'amitié et de justice ne sont pas non plus ceux de l'entreprise où prévalent aussi des rapports hiérarchiques. L'esclave n'était pas l'égal du maître dans le monde grec. Mais dans notre monde, le manœuvre, l'ouvrier spécialisé n'est pas non plus l'égal du cadre supérieur, celui-ci n'est pas l'égal du PDG. Tous les hommes ont conquis l'égalité politique, mais dans le monde du travail, il y a ceux qui conçoivent et ceux qui exécutent.
On sait que les Grecs ont résolu ces tensions entre des sphères hétérogènes en décrétant que les femmes et ceux qui travaillent sont inférieurs par nature ; que certains sont nés pour être esclaves, d'autres pour être libres. C'est là, la souillure du monde grec, mais les distinctions qu'Aristote a établies entre les communautés restent d'actualité. Ce qui permet de comprendre les conflits de l'existence sociale. Entre l'égalité politique (égalité de droit, abstraite, formelle disait Marx.) et l'égalité réelle, il y a une distance qui est irréductible.
NB : Le propre du marxisme est de récuser cette irréductibilité. Elle serait une production sociale non une donnée naturelle. Les hommes auraient pouvoir pour qu'il en soit autrement. Le projet de Marx consistait donc à surmonter la dualité du travailleur et du citoyen, de la sphère privée et de la chose publique, de la société civile et de l'Etat.
On peut se demander si sa faute principielle, le condamnant à terme au totalitarisme ne se loge pas dans ce refus d'accepter l'hétérogénéité des ordres. Car comme il y a des lois de la nature ; il y a des lois de l'existence sociale. L'homme ne peut pas en être « maître et possesseur » entièrement, pas davantage qu'il ne peut se rendre entièrement « maître et possesseur de la Nature » (Descartes). Le principe de l'expérience totalitaire, caractérisée par le refus des divisions traditionnelles, inhérentes à la vie sociale est sans doute dans cette volonté prométhéenne.
B) Les besoins, la nécessité vitale, économique.
« C'est l'impuissance où chaque homme se trouve de se suffire à lui-même et le besoin qu'il a d'une foule de choses qui est à l'origine de la cité » écrit Platon dans la République. « Née du besoin de vivre la cité existe pour être heureux » écrit Aristote dans La politique. L'un et l'autre reconnaissentl'importance des besoins dans la genèse de la cité. Mais les Grecs ne fondent pas la cité sur les besoins et les intérêts domestiques. Ceux-ci sont des intérêts privés or la cité, la chose publique ne peut être fondée que sur un intérêt civil commun. Les besoins sont des causes occasionnelles, ils ne sont pas la raison d'être de cette communauté des communautés qu'est la cité. (Cf. La distinction origine/fondement).
En revanche, pour les Modernes, Locke par exemple, le fait social est originairement économique. L'homme originaire est l'homme qui a faim, qui travaille pour pourvoir aux besoins de l'existence et qui noue avec les autres des relations d'échange. L'homme est un animal travailleur avant d'être un animal politique. La société est l'association d'un paysan, d'un forgeron, d'un tisserand, d'un maçon, d'un commerçant etc.
On appelle économie (du grec oikos : la maison) tout ce qui a trait à la production et à la répartition des richesses et marché l'ensemble des opérations nécessaires à la satisfaction des besoins. Est richesse tout ce qui a une valeur d'échange.
Les moralistes anglais du 18° siècle, par exemple Ferguson, Adam Smith, font ainsi de l'activité économique le vecteur fondamental du lien social.
« Donnez-moi ce dont j'ai besoin et je vous donnerai ce dont vous avez besoin vous-même ». Tel est, selon Adam Smith, le contrat social originaire. Mais ce rapport économique est non contractuel au sens où la notion de contrat renvoie à celle de contrat social. Manière de dire, contre les théories contractualistes qui opposent l'état civil à l'état de nature que l'homme fait société avec l'homme antérieurement à l'institution politique, celle-ci n'étant requise que pour réguler les conditions de la société civile. Celle-ci est conçue comme système des besoins et système d'échange. La solidarité sociale est le résultat involontaire de l'interaction des comportements individuels, la poursuite par chacun de son intérêt propre concourant par une sorte de ruse de la nature (Cf. Le thème cher à Smith de « la main invisible ») à l'intérêt public. Le dynamisme et la richesse d'une société procèdent de la poursuite par chacun de ses intérêts privés. « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière, du boulanger que nous attendons notre dîner mais du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité mais à leur égoïsme et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons mais toujours de leur avantage » (Smith).
Il s'ensuit que c'est dans l'espace des relations économiques et culturelles que l'homme se civilise et accomplit son excellence humaine et non pas, comme les Grecs l'analysaient, dans le seul loisir propice aux activités libérales, dont l'activité politique. Les occupations que les Grecs reléguaient dans l'espace domestique (Cf. oikos : la maison, le domaine) et méprisaient deviennent l'essentiel de la vie civile. La civilité, la politesse des mœurs s'accroît avec le développement du commerce, des arts et des techniques.
La liberté change de sens. Il faut suivre ici, Benjamin Constant dans sa célèbre analyse de la distinction de la liberté des Modernes et de la liberté des Anciens. (Cf. Manuel : § la justice et le droit. Réflexion 2).
La liberté des Anciens n'est pas une liberté individuelle. C'est celle du membre d'une cité libre (non asservie à une autre cité), dont les intérêts se confondent avec ceux du groupe. La liberté des Anciens est donc une liberté collective, celle des citoyens décidant des lois, de la paix et de la guerre, ayant le pouvoir de prononcer l'ostracisme contre un des leurs, pouvant faire condamner l'auteur d'une loi calamiteuse etc., mais en tant qu'homme, le membre de la cité antique n'a aucun droit individuel. « Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion (...) Dans les choses qui nous semblent les plus futiles, l'autorité du corps social s'interpose et gêne la volonté des individus. Terpandre (poète et musicien grec) ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les Ephores (Magistrats de Sparte) ne s'offensent. Dans les relations les plus domestiques, l'autorité intervient encore. Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa jeune épouse » De la Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. Discours prononcé en 1819.
Les Modernes pensent la liberté comme liberté individuelle c'est-à-dire comme indépendance, et autonomie. L'indépendance et l'autonomie sont posées comme des droits de la personne. Mais il faut dissiper une équivoque. La personne que les Modernes se donnent dans leurs prémisses théoriques comme ayant une réalité antérieurement et extérieurement au social n'est pas l'individu naturel. En toute rigueur celui-ci serait un sauvage ou un brandon de discorde. La personne dont nous proclamons les droits et que nous situons dans les théories du contrat social, au principe de l'institution sociale est au contraire ce que les sociétés démocratiques se donnent pour mission d'instituer. Elle n'appartient pas au monde de la nature ; elle est une production morale et politique. Ce n'est donc pas l'individu narcissique et anomique, c'est le sujet moral autonome. Pointer l'équivoque permet de prendre conscience de la distance séparant une liberté anomique ou licencieuse qui n'est en réalité qu'un esclavage, de la liberté autonomie. Cf. Rousseau : « La liberté morale (...) seule rend l'homme vraiment maître de lui, car l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté » Du contrat social. Livre I, § VIII.
En théorisant la distinction de la société civile et de l'Etat, Hegel soulignera que ce sont les formes modernes de l'échange et du travail qui ont libéré les individus des distinctions statutaires, ethniques, nationales propres aux ordres holistes. (Ordre où la totalité sociale est supérieure à l'individu qu'elle subordonne. Opposable à ordre individualiste : ordre où le législateur reconnaît la primauté des droits de la personne et subordonne la totalité sociale à leur garantie). La société marchande a permis la reconnaissance de ce que « l'homme vaut parce qu'il est un homme et non parce qu'il est juif, catholique, protestant, allemand, italien etc. » (Hegel). La différenciation de la société civile a permis aux Modernes de reconnaître « un droit de la liberté subjective », droit constituant « le point critique et central qui marque la différence entre les Temps modernes et l'Antiquité » (Hegel).
Marx suivra son maître Hegel pour dire que c'est le bourgeois de la société marchande qui est, historiquement, la condition de la personne de la pensée juridique. Mais derrière l'hommage se profile chez Marx, la critique des Droits de l'Homme, accusés précisément d'être les droits du bourgeois. Droits formels, droits abstraits que la société socialiste doit supprimer pour les accomplir réellement ou concrètement par la collectivisation des moyens de production. On a ici un exemple de la dialectique dont se réclame le marxisme. La guerre est le moyen de réaliser la paix, la dictature du prolétariat, le moyen de réaliser la liberté. La pensée ne peut que dénoncer le caractère sophistique de ce genre d'affirmation, sophismes confirmés par l'expérience. Celle-ci a montré que la suppression des libertés du bourgeois se traduit concrètement par la suppression des libertés de l'homme tout court.
NB : Ces analyses permettent de dire qu'il serait temps qu'une partie du peuple de gauche en France comprenne que la liberté du marché (droit d'entreprendre, de travailler, droit de propriété des produits de son travail, droit de commerce etc.) est constitutive de la liberté humaine et que le rôle de l'Etat est de la réguler, non de la supprimer. Certes, on a le droit de refuser l'économie de marché mais alors, il faut publiquement proclamer qu'on a renoncé à l'idéal de la liberté parce qu'on l'estime trop coûteux pour l'idéal d'une égalité de fait (ou égalitarisme dogmatique). (Opposable à l'égalité en droit). (Voyez qu'on est ici en présence d'une antinomie entre des valeurs : celle de liberté et celle d'égalité. Les uns préfèrent la liberté à l'égalité, les autres l'égalité à la liberté. Cf. Max Weber : Le polythéisme des valeurs ou la guerre des dieux).
C) La nécessité de se défendre.
L'analyse précédente établit que la société marchande ou société bourgeoise est une société où ce que les hommes mettent en commun, ce sont leurs intérêts privés. Le conflit des intérêts est donc essentiel à une telle société. Elle fait même de cet antagonisme le moteur de la civilisation de chacun puisque pour sauver ses intérêts, chacun est contraint de modérer ses prétentions, de sacrifier ce qui, dans son intérêt, est incompatible avec celui des autres. Cette conception libérale est au fond une conception désenchantée de l'homme. Elle l'analyse comme il est et non comme il serait souhaitable qu'il soit. Le moteur de sa conduite est l'amour de soi mais au contact les uns des autres les penchants de chacun sont contraints de se civiliser. (Attention : Civilisation n'est pas synonyme de moralisation. La dimension morale d'un homme ne met en jeu que sa liberté. On ne peut pas de l'extérieur moraliser un homme, mais la vie civile peut le civiliser).
Il s'ensuit que les progrès du droit ne sont pas l'autoréalisation de l'exigence morale, ils sont plus prosaïquement l'auto rationalisation des penchants sauvages. En conséquence, nul besoin de parier sur un perfectionnement moral de l'homme, pour expliquer les progrès du droit et de la civilisation ; le conflit des intérêts y suffit. A condition bien sûr que l'homme fasse preuve d'intelligence. Kant a dit cela d'une manière magistrale : « Le problème de la constitution d'un Etat peut être résolu, même, si étrange que cela semble, pour un peuple de démons (pourvu qu'ils soient doués d'intelligence) ; et voici comment il peut être posé : « Ordonner de telle sorte une multitude d'êtres raisonnables, qui tous désirent pour leur conservation des lois universelles, mais dont chacun est enclin à s'en excepter soi-même secrètement, et leur donner une constitution telle que, malgré l'antagonisme élevé entre eux par leurs penchants personnels, ces penchants se fassent si bien obstacle les uns aux autres que, dans la conduite publique, l'effet soit le même que si ces mauvaises dispositions n'existaient pas ». Un tel problème ne peut être insoluble. La question, en effet, ne requiert pas l'amélioration morale des hommes » Projet de paix perpétuelle.
Une telle manière de concevoir le social était inimaginable pour les Grecs. Seul un intérêt civil commun peut unir des hommes que leurs intérêts privés opposent. Or cet intérêt existe, c'est la nécessité de se défendre. Qu'ils soient paysan ou prêtre, manœuvre ou cadre supérieur, les membres d'une société sont unis dans un même sort dès lors qu'ils sont confrontés à des ennemis qui en veulent à leur territoire, à leurs richesses ou à leur liberté.
Il s'ensuit que la société commence avec le militaire. « Une société, c'est un homme qui dort pendant qu'un autre veille » disait Alain.
On trouve cette analyse dans le mythe de Prométhée. Prométhée a donné aux hommes le génie créateur des arts. « Avec ces ressources, les hommes, à l'origine, vivaient isolés, et les villes n'existaient pas ; aussi périssaient-ils sous les coups des bêtes fauves, toujours plus fortes qu'eux ; les arts mécaniques suffisaient à les faire vivre mais ils étaient d'un secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes ; car ils ne possédaient pas encore la science politique dont l'art militaire fait partie ». Platon. Protagoras. Les bêtes fauves sont bien évidemment une métaphore des divers ennemis que doit tenir en respect une société.
Au XX° siècle le grand juriste allemand Carl Schmitt définit l'Etat comme l'instance ayant le pouvoir de déclarer « l'état d'exception ». Dans la langue du droit, on appelle ainsi l'ensemble des moyens prévus pour faire face à une situation d'extrême danger, celui-ci pouvant provenir d'une menace extérieure, d'une insurrection intérieure ou d'une catastrophe naturelle. Ces moyens se ramènent toujours à la suspension des libertés fondamentales et à la concentration des pouvoirs dans les mains d'un exécutif habilité à mobiliser la force publique au service de la défense de la cité. C'est dire que l'état d'exception est antinomique d'un ordre constitutionnel, et pourtant c'est un état prévu par la constitution. (Cf. Article 16 de la constitution de 1958. Loi du 3 avril 1955 pour l'état d'urgence).
De même Bergson pointe au principe de la cohésion sociale, ce qu'il appelle « un instinct primitif » défini comme tendance naturelle à s'unir avec certains contre d'autres. Le ressort de l'unité nationale est la peur d'un ennemi commun ; la construction historique des entités politiques s'articule autour de la distinction : amis/ennemis ; nous/ les autres ; les siens/ les étrangers.
Il s'ensuit que la xénophobie est constitutionnellement liée au patriotisme, et la guerre le destin d'une humanité éclatée en « sociétés closes » (selon la formule de Bergson).
S'il en est ainsi les problèmes que l'homme a à résoudre sont les suivants :
1°) Comment passer des sociétés closes, hostiles les unes aux autres à la société ouverte, c'est-à-dire à la Société des Nations ? Comment éradiquer la guerre de l'histoire de l'humanité s'il est vrai que, comme l'analyse Clausewitz (1780.1831. Grand théoricien de la guerre), la guerre est l'instrument normal de la politique, le moyen naturel des relations interétatiques lorsque les conflits entre Etats ne peuvent pas être résolus par les moyens diplomatiques? « La guerre est une simple continuation de la politique par d'autres moyens ». « La guerre est un acte de violence dont le but est de forcer l'adversaire à exécuter notre volonté ». (Clausewitz).
Jusqu'au pacte Briand/ Kellogg (en 1928, ce pacte proclame l'illégalité de la guerre en tant qu'instrument de la politique) ; la guerre est tellement considérée comme un moyen naturel de la politique extérieure des Etats, qu'on élabore un « droit de la guerre ». La guerre est donc un état juridique, suspendant la plupart des obligations contractées entre les Etats en temps de paix et comportant un certain nombre d'obligations. Par exemple, nécessité de déclarer la guerre, droit de tuer l'ennemi suspendu lorsqu'il se rend, obligations à l'égard des prisonniers de guerre etc.
Le « droit de la guerre » a pour fonction de la réglementer, il n'en discute pas le principe. Ce qui est cohérent car tant que les Etats sont dans l'état de nature, c'est-à-dire tant que leurs relations ne sont pas régies juridiquement, le droit de chacun s'étend jusqu'où s'étend sa force. Mais enfin, l'état de nature est une chose, l'état de droit une autre. Il y a moralement problème à associer le mot droit à un registre qui est celui de l'état de nature. L'idée de droit et celle de guerre sont antinomiques. Comment la force brute, la pure violence, la barbarie, peuvent-elles être justifiées moralement? Que la guerre soit souvent une nécessité, soit, qu'il faille admettre qu'il y a des guerres justes, soit, que la guerre soit légitimée sous la forme d'un droit est, semble-t-il lui faire trop d'honneur. L'expression « droit de la guerre » est aussi contradictoire que l'expression « droit du plus fort ».
Mais la guerre a encore de beaux jours devant elle car la seule façon de l'éradiquer serait l'institution d'une souveraineté supra nationale capable de poser et de faire respecter par le moyen d'une force internationale les lois garantissant la coexistence pacifique des Etats. Or une telle souveraineté suppose l'abandon par chaque Etat de sa souveraineté absolue pour reconnaître au-dessus de lui une instance à laquelle il devra obéir, au besoin par recours à la force. On ne voit guère ce qui peut conduire les plus grandes puissances à un moment historique donné, à accepter cette aliénation.
Kant a théorisé en 1795 dans son Projet de paix perpétuelle les conditions du dépassement de la guerre : « Il n'y a aux yeux de la raison, pour les Etats considérés dans leurs relations réciproques d'autres moyens de sortir de l'état de guerre où les retient l'absence de toute loi que de renoncer comme les individus à leur liberté sauvage (déréglée) pour se soumettre à la contrainte des lois publiques et former ainsi un Etat des nations qui croîtrait toujours et embrasserait à la fin tous les peuples de la terre ». En 1784 dans IHUC, il considère que cette organisation internationale sera progressivement extorquée aux hommes par les désastres de guerres mondiales; le principe présidant à l'institution du droit international étant le même que celui ayant présidé à l'institution de l'Etat-Nation. C'est, dans les deux cas, la nécessité de dépasser la violence de l'état de nature. Toutefois il précise que ce dépassement est possible sous la forme d'une Fédération d'Etats libres et non sous celle d'un Etat des nations. Cf. Vers la Paix perpétuelle. Deuxième article.
2°) Qu'en est-il du lien social, lorsqu'il n'y a plus d'ennemis réels ? Est-il condamné à se déliter ? Ne serait-il pas urgent de fonder la cohésion nationale sur un principe positif ? Le principe de justice et d'amitié par exemple ?
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Bonjour,
J’aurais une petite question : si la société est « fondée sur une sociabilité naturelle », cela revient bien a dire qu’elle est fondée sur des échanges, non ?
Puisque la sociabilité se fait bien par des échanges de mots, d’amitié ..
Une société est, par définition, un systèmes d’échanges. En ethnologie on admet qu’il existe trois types fondamentaux d’échanges: des mots, des femmes, des biens et des services. Mais que les hommes échangent en société ne préjuge pas de la nature de ce qui fonde le lien social. La notion de sociabilité a une signification précise. Elle indique que si les hommes échangent ce n’est pas seulement par intérêt, c’est parce qu’ils sont par nature des êtres sociaux.
Bonjour,
Je suis en formation d’éducateur spécialisé 3ième année, je suis apprentie dans un foyer de vie pour personne en situation de handicap mental (déficience moyenne à lourde).
Je souhaite faire une partie de mon mémoire sur la socialisation de la personne handcapée mentale, plus particulierement sur leur participation dans notre société.
Peut être pourriez vous m’apporter des éclairages sur la question de la place de la personne déficiente mentale dans la société au niveau historique et cotemporain ?
Merci par avance.
Cordialement.
Je suis désolée, je n’ai aucune compétence particulière sur cette question de sociologie historique.
Je suis actuellement en terminale ES et j’ai une dissertation à faire: L’intéret est-il le seul moteur des échanges ?
Hélas, j’ai du mal à développer mon antithèse, c’est-à-dire ma partie selon laquelle l’homme est aussi « motivé » par l’altruisme.
Pourriez-vous me donner quelques pistes pour que je puisse traiter ce sujet le mieux possible ?
Merci d’avance.
Vous devez réfléchir sur la polysémie du terme « d’échange ». Les hommes n’échangent pas que des biens matériels ou des services mais aussi des significations, des femmes, des offenses et des contre-offenses par exemple. L’échange est un « fait social total » et il s’éclaire à la lumière de l’ambiguïté de la nature humaine.
Certains échanges peuvent se fonder sur la sociabilité au sens aristotélicien, sur la sympathie au sens humien (capacité de se communiquer ses passions, de sentir les sentiments que les autres éprouvent pour nous et donc de réguler notre conduite en fonction de leur jugement ) sur la générosité au sens cartésien, sur le sens moral au sens kantien. Pufendorf soutenait qu’il y a entre les hommes « un commerce d’obligation et de bienfait ».
Bref vous devez comprendre qu’il y a peut-être des échanges désintéressés, quitte à problématiser le principe même du désintéressement (un véritable don gratuit est-il concevable? Le don ne s’inscrit-il pas paradoxalement dans une logique de l’échange?) soit de manière cynique(genre: l’intérêt joue toute sorte de personnages même celui du désintéressé) soit de manière rationaliste ( genre Kant: « on peut prendre intérêt à une chose sans pour autant agir par intérêt) ou sentimentaliste (genre Rousseau: la pitié, Smith: l’intérêt que nous portons au bien des autres par le sentiment moral de la sympathie).
j’ai un excercice à faire à la maison qui porte sur l’Etat est il l’ami de tous et en meme temps que l’ennemi de chacun § je voudrai que vous m’aidiez à faire le developement etl’introduction. merci
Je suis désolée, la fonction de ce site n’est pas de dispenser les élèves de réfléchir par eux-mêmes. Lisez les cours portant sur l’Etat, ils vous éclaireront pour élucider votre question.
Le site est très bien fait! Je passe mon bac de philo demain (je suis scolarisée en Allemagne) et vos fiches m’ont permis de revoir rapidement -parfois d’un point de vue différent- les notions les plus importantes.
J’espère réussir et j’ai surtout hâte de découvrir les sujets.
Félicitation encore pour cette mise en ligne réussie!
Tous mes voeux de réussite et bonne poursuite d’études.
Bonjour je suis actuellement étudiante en terminale scientifique et j’ai une dissertation à faire sur » Le lien social n’est il qu’une affaire de convention? ».J’ai quelques idées et je pense que oui en effet les conventions jouent un grand role dans le société(=lien social).Mais je pense qu’il n’y a pas seulement QUE affaire de conventions! Le problème c’est que j’ai du mal à avoir des exemples concret..Pourriez vous me guider un peu. Dans l’attente d’une reponse,je vous remercie d’avance .
Voyez sur ce blog la dissertation, le juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions?
Merci beaucoup je vais voir cela!
Bonjour! Tout d’abord bravo pour votre site, depuis que j’y vais je comprend absolument tout…je ne sais pas pourquoi, mais tout semble s’éclairer. Votre style est précis et explicite contrairement à notre manuel qui part toujours dans des envolées lyriques sur le « devoir-être » et qui a apparement plus pour but d’exalter l’esprit que de s’adresser à des lycéens qui passent le bac.
Cependant, pourrais-je vous demander quelque chose? Pour lire vos cours et faire des fiches je suis obligée de les imprimer, mais comme on ne peut pas copier coller vos cours dans word, je dois imprimer sur mon ordi, ce qui use beaucoup beaucoup d’encre alors que si je mettais tout sur word je pourrais imprimer chez un imprimeur pour moins cher.
Pourriez-vous remettre la fonction copier coller sur votre site s’il vous plait?
merci
Merci pour votre sympathique message.
Je comprends votre problème d’encre mais je ne peux vous donner satisfaction. Vous pouvez lire sur écran et prendre des notes mais on le fait avec les livres que l’on emprunte aux bibliothèques ou que l’on achète. Désolée.
Bien à vous.
Bonjour! Le site est vraiment intréssant mais je n’y trouve pas la réponse a ma dissertation. Je sui en term STG et j’ai beaucoup de mal a construire mon plan. le sujet est : les rapports humains ne sont ils que des relations d’intérets? Pourriez vous m’aidez s’il vous plait je suis désespérée de chercher et de ne rien trouver. Merci d’avance! Vous pouvez me répondre sur mon adresse mail si vous le souhaitez.
Désolée, la fonction de ce site n’est pas de dispenser les élèves de faire l’effort de réfléchir par eux-mêmes.
Certes la société présente se fonde sur des besoins économiques et la nécessité de se défendre mais ne pensez-vous que la société se fonde sur son histoire ou plutôt sa mémoire ?
Comme le dit Alain « c’est le lien du passé au présent qui fait une société…ce n’est pas parce que l’homme hérite de l’homme qu’il fait société avec l’homme: c’est parce qu’il commémore l’homme »
Merci d’avance pour votre réponse.
Ce cours interroge ce qui fonde de manière essentielle le lien social autrement dit ce qui permet de comprendre que les hommes font société les uns et avec les autres et ne vivent pas seuls. Cela étant, lorsqu’une société est instituée il va de soi que bien d’autres facteurs interviennent pour lier les membres du groupe: le fait de parler une même langue, d’avoir une culture commune, un passé commun et surtout d’avoir un projet commun. Dans sa belle conférence sur « Qu’est-ce qu’une nation » (1882) Renan répond: » Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé; elle se résume poutant dans le présent par un fait tangible: le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie ».
Merci encore une fois pour votre réponse.
je pense qu’à travers la société on fait des échanges.En éethnologie, il éxiste 3 types fondamentaux d’échanges:échanges de femmes, de mots, de biens et services.
Certes mais cette constatation ne dispense pas de se demander : qu’est-ce qui est au principe des échanges?
bonjour, tout d’abord je vous remercie pour l’article et l’ensemble du site qui sont très bien faits. Je suis en khâgne et cette année le programme a pour libellé la politique, tout ce qui concerne la sociabilité trouve donc sa place (importante même) dans les axes de réflexion. j’aurais juste une petite question, j’aimerais savoir quel est la réflexion de Platon quant à la sociabilité naturelle et son rôle ans la constitution de la politique. Chez Aristote elle est donc le facteur de la politique, le moyen d’accomplissement, c’est une tendance naturelle qui s’oppose aux choix réfléchis (logos), et chez Rousseau l’Etat politique ne fait pas partie intégrante de la nature comme chez Aristote. Je saisis cela, mais qu’en est-il de cette sociabilité naturelle dans la pensée de Platon, je pense plus particulièrement à son discours le politique? La cité, la politique l’Etat est-elle issue d’un simple besoin de survivre ou d’une sociabilité naturelle et sa réflexion rejoindrai alors celle d’Aristote? Merci d’avance. (je précise que je ne vous demande pas de faire un travail à ma place, je lis juste mes cours et les ouvrages qui me sont demandés de lire et souhaiterais quelques éclaircissements).
Bonjour
Votre propos n’est pas exempt de confusion. Par exemple une tendance naturelle est distincte d’un choix réfléchi mais une distinction n’est pas nécessairement une opposition.
Pour ce qui est de Platon, comme tous les Grecs, il voit en l’homme un être social mais, à la différence d’Aristote, il ne considère pas que l’existence politique incarne la vie la plus haute et la seule dans laquelle l’homme peut accomplir son excellence. La plus haute vertu est inséparable pour lui de la vie philosophique, de la contemplation de l’intelligible. Elle est le propre de la vie divine et le philosophe est l’homme qui s’efforce de se rendre semblable à Dieu. (récurrence du thème de la fuite)
Sa préoccupation majeure n’est donc pas la vie politique, vie immergée dans « la caverne ». Remarquez que Socrate ne va pas à l’Assemblée, ce qui signifie que seule une subversion de l’ordre politique, tel qu’il est, pourrait réduire le divorce de la philosophie et de la politique et permettre au philosophe de vivre en paix parmi ses concitoyens. D’où le thème du gouvernement royal ou du philosophe-roi, thème témoignant que Platon ne fonde pas la cité bonne ou juste sur les vertus d’une sociabilité naturelle. Il la fonde sur la science royale ou divine mais il prend bien soin de pointer les apories de cette solution. Pas plus que les philosophes ne souhaitent gouverner, les non philosophes ne sont disposés à voir en eux le salut.
Avec le mythe de la métempsycose que l’on trouve dans le Phédon, Platon trace une frontière entre le citoyen et l’homme. La vie de l’honnête homme (des êtres sociables) est certes bien supérieure à celle des insociables (qui se réincarnent en loups, faucons ou milans). « Ils sont les plus heureux, dit-il, et vont à la meilleure place ceux qui ont pratiqué la vertu civile et sociale qu’on appelle tempérance et justice et qui leur est venue par l’habitude et l’exercice, sans philosophie ni intelligence […] il est naturel qu’ils reviennent dans une race sociale et douce comme eux, comme celle des abeilles, des guêpes ou des fourmis, ou qu’ils rentrent dans la même race, la race humaine, où ils engendrent d’honnêtes gens » (82b)
Mais…. « pour entrer dans la race des dieux, cela n’est pas permis à qui n’a pas été philosophe et n’est point parti entièrement pur, ce droit n’appartient qu’à l’ami du savoir »
Platon développe donc une conception aristocratique et élitiste de la politique que lui reprochera son disciple, même si pas plus que le Maître, Aristote ne sera un démocrate.
Bien à vous
Bonjour Madame,
Vous dites que la société conçue par Adam Smith gravite autour des notions de besoin et d’échange. Je suis complètement d’accord avec vous sur ce point. Ma question est la suivante:
Si l’on met la théorie smithienne en perspective avec les auteurs contractualistes des XVII et XVIII siècles -je pense en premier lieu à Hobbes, Locke et JJ Rousseau- peut-on en déduire que Smith ai été partisan d’un contrat social apolitique, fondé non pas sur l’obligation d’entrer en société et d’investir un dépositaire (le Léviathan, l’Etat ou la « volonté générale ») des libertés de l’état de nature , mais sur le développement organique d’une société autorégulatrice qui met en relation divers acteurs économiques? Quelle serait, dans cet optique, l’origine du gouvernement et sa place dans le contrat social?
Je vous remercie par avance.
Bonjour Romain
Pourquoi voulez-vous mobiliser une expression dont le sens, les présupposés ne peuvent guère avoir de place dans la pensée de Smith? Ce que Locke (je prends l’exemple de cet auteur car la conception que Locke se fait de l’homme est très proche de celle de Smith) théorise dans la notion de contrat social est ce que Smith théorise dans celle de marché.
Voyez bien que l’idée de contrat social implique celle d’institution consciente et volontaire de l’état politique. Elle engage une aliénation de la souveraineté individuelle au profit d’une souverainété politique et le principe d’une intervention du politique dans le fonctionnement du marché, ce que condamne avec l’insistance que vous savez, Adam Smith. Elle suppose aussi la distinction d’un état de nature et de l’état civil.
Or la société civile est pour le philosophe écossais une société naturelle étant entendu que la nature est historicisée. La civilité s’accroît avec le développement de la culture et du commerce. Le ressort du lien social est l’activité économique. L’unité du corps politique est conçue comme le résultat inconscient et involontaire de l’interaction des comportements individuels. D’où la métaphore de la main invisible. Celle-ci invalide le principe d’un contrat social car celui-ci renvoie à l’idée d’une socialité construite. Le politique est donc conçu comme un pouvoir minimum de régulation des conditions du libre jeu des passions et des intérêts individuels. Il est dépourvu de signification éthique car c’est dans l’espace des relations économiques et culturelles que l’homme accomplit son excellence humaine non dans la délibération politique comme le voulaient les Anciens.
Bref, soit on recourt à l’idée d’un contrat social et il faut en admettre les présupposés. Soit ses présupposés sont incompatibles avec une analyse (ici le principe du marché) et l’on s’interdit de mobiliser positivement l’expression.
En espérant avoir répondu à votre question.
Bien à vous.
Vous y avez très bien répondu, et je vous en remercie!
Bonjour,
J’ai un sujet à traiter sur : « La société n’est-elle fondée que sur l’intérêt ? ».
Après un long moment de réflexion, j’ai réussi à formuler une ébauche de plan et j’aimerais avoir votre avis :
I) La société est fondée sur l’intérêt
1) De par sa base économique (interdépendance, perfectibilité de Rousseau, besoins chez Platon) qui correspondent à l’intérêt personnel
2) La nécessité du droit et d’un Etat pour organiser ces échanges (pas seulement marchands), limiter ce qui limite, garantir la sécurité, etc : au service de l’intérêt général
II) Mais il serait réducteur de penser que la société est exclusivement fondée sur l’intérêt, d’autres valeurs existent
1) La sociabilité (principe d’amitié chez Aristote, politesse chez Cicéron, La Rochefoucauld), Le principe de sympathie chez Hume…
2) La morale
L’impératif hypothétique qui exclue a priori l’intérêt dans la recherche du bien
III) Mais au final, on en revient toujours à l’intérêt
1) L’amitié la plus véritable n’exclue pas l’intérêt (l’égoisme positif dans le sens où, en voulant ce qui est bon pour l’autre, on veut ce qui est bon pour soi : La Bible, Hegel, et l’on est egoiste car l’on reçoit la plus grosse par de satisfaction en donnant, et c’est l’intérêt pour cette satisfaction qui motive l’amitié véritable)
2) Même l’être le plus moral est motivé par ce même intérêt
Qu’en pensez-vous ? Je trouve mon travail cohérent seulement voilà : Je me persiste à me dire qu’il n’y a pas exclusivement QUE de l’intérêt dans le fondement de la société (un être qui fait de l’humanitaire pourrait très bien se contenter de se faire passer pour quelqu’un qui en fait et en tirerait la même reconnaissance sociale, alors pourquoi ne le fait-il pas ?)
Bonjour
J’ai pour principe de ne pas intervenir dans le travail des élèves.
Je me permets simplement de m’étonner de l’usage que vous faîtes du thème de la perfectibilité rousseauiste et de préciser que l’impératif moral est, au sens kantien, un impératif catégorique non un impératif hypothétique.
Pour ce qui concerne votre question, voyez le chapitre qu’ Alain consacre à la critique de la conception pessimiste de la nature humaine dans ses propos sur le bonheur. Article intitulé: l’égoïste.
Car la question est de savoir si l’on peut ramener toutes les conduites humaines à l’amour de soi. C’est ce que font de très nombreux auteurs (Spinoza, Pascal, Smith, Rousseau par exemple). Voyez les articles sur le thème de l’amour de soi sur ce blog. Mais… le propos d’Alain peut être mobilisé avec intérêt.
Bien à vous.
Bonsoir,
Je vous remercie pour votre réponse à la question sur j’ai formulée. Le texte d’Alain ma apporté quelques éclaircissements. Avant de rendre mon travail j’ai effectué beaucoup de modifications que j’estime cohérentes.
Pour ce qui est de Kant, je me suis trompé dans mon message je voulais parler de la bonne volonté qui exclue a priori la recherche de l’intérêt. Et j’ai ajouté dans le registre kantien un élément que je trouve en mon sens pertinent : celui du « plaisir désintéressé » que constitue le jugement du beau.
Et dans ma dernière partie j’ai aussi apporté quelques modifications pour appuyer mon argumentation en élargissant la définition de ce qu’est un intérêt à tous ces aspects. Ce n’est pas seulement un bénéfice conscient que l’on retire de ses actes, mais c’est aussi et surtout le fait de donner une légitimité et une importance à des actes, et aussi le fait d’éprouver de la curiosité pour quelque chose. En ce sens, le fondement exclusif serait l’intérêt puisque les hommes ont jugé légitime et important de d’associer, de fonder les lois, le plaisir de l’instruction constitue une certaine forme de curiosité et j’en passe…
Qu’en dites vous ?
Bien cordialement
Bonjour
On peut en effet donner une telle extension à l’idée d’intérêt que rien ne lui échappe mais c’est au prix d’une certaine déperdition de sens.
On peut prendre intérêt à quelque chose, disait Kant, sans pour autant agir par intérêt. On peut soupçonner cette distinction d’être illusoire mais si on l’admet, il est impossible de soutenir que l’intérêt (au sens réducteur) est le seul ressort des conduites humaines. Dans ce cas, il convient de trouver une alternative, ce que le « ne que » du libellé de l’énoncé appelle.
Bien à vous.
Merci infiniment pour votre réponse !
Bonjour, en lisant votre article, très instructif, je n’ai pas pu m’empêché de me demander ce qu’était vraiment le lien social et comment il se définissait. Je perçois intuitivement de quoi il s’agit, mais je ne parviens pas clairement à le détacher d’autres notions comme celle de la sociabilité ou de l’échange. Par ailleurs, un lien étant par définition ce qui « lie », « rattache » les individus entre eux, on peut imaginer qu’il soit plus ou moins étroit, plus ou moins serré et j’arrive alors à une sorte de contradiction avec la définition intuitive que je m’étais faite du lien social dans la mesure où je ne sais pas pourquoi j’ai l’impression que l’on se réfère toujours à un lien social « fort » c’est à dire à une forte interconnexion entre les individus, sur le mode positif quasi altruiste, alors que ce lien social pourrait être plus relâché, voire dénoué, inexistant. Pourriez vous donc m’aider à définir plus clairement cette notion ? je suis consciente qu’il n’existe pas de définition scolaire d’une telle notion mais mes idées sont un peu confuses.
Olivia
Bonjour Olivia
Je ne vois guère ce qui vous fait problème dans la notion de lien social. Elle renvoie à l’ensemble des relations qui unissent les membres d’un groupe et fondent leur sentiment d’appartenance à une collectivité distincte d’une autre. Ces liens varient en intensité. Ils peuvent être faibles ou au contraire forts. Par exemple le lien familial est d’ordinaire plus puissant que le lien social. Comprendre pourquoi implique de réfléchir sur leur fondement, ce qui conduit à saisir l’hétérogénéité de la famille et de la communauté politique. (cf. Aristote, Rousseau).
Dans cet article, j’ai montré qu’il n’y a pas une seule réponse possible à la question de savoir ce qui est au principe du lien social.
Bien à vous.
Merci de votre réponse, mon problème vient du fait que j’ai tendance à assimiler lien social et cohésion sociale je ne sais pour quelle raison, et j’ai du mal à faire la différence entre les deux, mais si j’ai bien compris votre réponse cela dépend de l’intensité du lien social.
Merci encore pour votre réponse,
Cordialement,
Olivia.
Bonjour,
Que pensez-vous de la place de l’esclave qui participe à l’édification d’une société (je pense à l’esclave pendant la Traite négrière) Peut-on penser un lien social pour cet esclave, ne peut-on poser la question du sentiment d’appartenance dans la mesure où il participe par son travail au rayonnement de l’activité économique de ses oppresseurs? c’est une question que je me pose à travers les écrits de J.J Rousseau.
Bonjour
Il me semble que le propos de Rousseau est très explicite dans la chapitre IV du livre I du Contrat social. https://www.philolog.fr/du-contrat-social-livre-i-rousseau-texte-et-explication/
L’esclavage est un crime contre l’humanité. Il n’y a pas de contrat social possible pour l’esclave puisque seul un être libre peut contracter et nul ne peut librement le faire à ses purs dépens.
Quant au sentiment d’appartenance à un groupe, l’esclave l’a nécessairement puisqu’il est inscrit dans un réseau de relations. Mais quand on est dépossédé par les autres de ses droits à l’humanité, est-il possible que ce sentiment soit autre chose qu’une souffrance, une colère, une résignation ou une révolte?
Bien à vous.
Bonsoir madame,
Avez-vous un avis sur les réseaux sociaux ? Est-ce qu’ils constitueraient un obstacle à la socialisation, ou au contraire, est-ce qu’ils la renforceraient ?
Bien à vous
Bonjour
Les réseaux sociaux témoignent à l’évidence du besoin de communication chez les hommes c’est-à-dire de leur sociabilité.
La question est de savoir si une communication peut se contenter d’être virtuelle, si elle s’accomplit vraiment en s’affranchissant de la chair des relations humaines. En offrant cette possibilité, les réseaux sociaux peuvent être soupçonnés d’être un leurre. Néanmoins ce soupçon doit être nuancé dans la mesure où les échanges peuvent donner lieu à des rencontres effectives.
Les réseaux sociaux ne me semblent donc être qu’un nouveau visage de la socialisation humaine, induit par la technologie. On n’en a pas encore vraiment mesuré la portée politique. Je crois qu’elle sera très importante à l’avenir.
Bien à vous.
Bonjour Madame,
Vous dites que les réseaux sociaux peuvent être soupcçonnés d’être un leur. A ce jour, selon vous, est-ce possible que les réseaux sociaux pourraient modifier complétement nos idées et concepts concerant le lien social et la socialibilité?
Bien à vous
Bonjour
Avant tout j’attire votre attention sur la nécessité de corriger votre expression.
Ex: un leurre: concernant, puissent modifier.
Sur ces réseaux circulent tout et n’importe quoi. Ce qui a l’inconvénient de donner une publicité aux idées les plus sottes.
Dans un monde où l’école a cessé de former les esprits avec des exigences dignes de ce nom, les esprits sont intellectuellement désarmés, ce qui les rend perméables à ce qu’il y a de pire sur internet. Heureusement la multiplicité des informations, leurs contradictions peuvent inviter à la réflexion même les plus crédules.
Je ne pense pas donc pas que les réseaux sociaux changent en profondeur quoi que ce soit, mais à coup sûr ils n’élèveront pas le niveau de ceux qui ont le plus besoin d’être instruits et éduqués.
Bien à vous.
Madame,
Vous commencez par : « On trouve chez Aristote l’idée que l’existence politique est naturelle à l’homme. L’homme est fait pour vivre en société ». N’y a-t-il pas risque, en donnant pour équivalentes la cité aristotélicienne et la société moderne, d’écraser terminologiquement (et donc conceptuellement) un bel enjeu de la question, c’est-à-dire ce qui distingue le droit naturel classique et le droit naturel moderne ? Pour le dire autrement, ce que vous appelez sociabilité, lien social, se transmet-il ne varietur de l’aristotélisme aux théoriciens du contrat social ? Si la réponse est non, où est la différence ? Et si elle est oui, quel est l’autre paramètre qui à partir de cette prémisse identique fait aboutir à des conclusions opposées ? On laissera de côté pour l’instant la question du comment (de la transmission ou de la déformation)…
Bien à vous.
Bonjour
Dans la mesure où le lien social peut se fonder, comme je l’établis, sur autre chose que la sociabilité, il me semble que l’équivalence que vous supposez entre les deux à la cinquième ligne de votre message n’est pas légitime.
De même n’est-il pas souligné clairement dans mon article que les théoriciens du contrat social s’opposent à Aristote, d’une part parce qu’ils ne reconnaissent pas une sociabilité naturelle pour ce qui est de Hobbes ou de Rousseau par exemple, d’autre part parce que l’ordre social n’est pas, pour eux, le produit d’un développement naturel mais une institution. Naturalisme d’un côté, artificialisme de l’autre. Parti pris holiste d’un côté, prémisses individualistes de l’autre.
J’ai donc de la peine à comprendre que vous posiez votre question dans les termes où vous le faîtes.
Bien à vous.
Madame,
Merci de votre réponse. Je confesse que le raccourci sociabilité-lien social simplifie l’expression mais complique l’idée, veuillez m’en excuser et oublions-le.
Cela étant, existent par exemple une liberté des anciens et une liberté des modernes qui ne sont pas la même chose. Peut-on (et ça a partie liée, mais ce n’est pas la question) dire qu’il existe une sociabilité des anciens et une sociabilité des modernes également distinctes ? En d’autres termes (en se plaçant dans une perspective qui commence schématiquement à Grotius, et en écartant bien sûr ceux des théoriciens du contrat social pour qui il n’y a pas de sociabilité innée), si la société moderne s’oppose à la cité antique en ce qu’elle est construite et non pas donnée (artificielle et non pas naturelle m’écrivez-vous), cette distinction vient-elle de la sociabilité sur laquelle elles se fondent ? Dans cette hypothèse, il me parait compliqué d’emmancher la société sur Aristote comme le font vos deux premières phrases : l’homme est un animal de la cité, écrit Aristote, or la cité n’est pas la société mais d’une certaine façon son contraire, comment dès lors tirer de l’homme animal politique que l’homme est fait pour vivre en société (ce n’est pas un jugement de valeur, juste de fait, pas une critique mais le constat d’une facilité d’expression nécessaire, toute traduction est trahison et on ne peut pas parler grec, ma remarque n’est qu’un point d’accroche pour saisir le problème et discuter).
Dans le cas contraire (la sociabilité des anciens est bien celle des modernes), où dans le processus de transmission des idées s’opère le glissement qui va faire passer de la cité aristotéli-thomiste au contrat social moderne, c’est-à-dire (peut-être) du holisme à l’individualisme ? La réponse est, je le crains, du côté de l’Ecole de Salamanque, terra largement incognita. Mais peut-être avez-vous une piste pour saisir ailleurs le glissement, et donc aller chercher le comment. Ne pas seulement décrire mais expliquer…
Voila ma question, sans doute guère plus claire, et le problème.
Bien à vous.
Re bonjour
Je ne crois pas qu’il y ait sens à parler d’une sociabilité des Anciens et d’une sociabilité des Modernes, sauf à n’entendre par sociabilité qu’une manière spécifique de se projeter vers les autres déterminée par la structuration sociale, ce qui va de soi. Mais l’idée de sociabilité signifie quelque chose de beaucoup plus fondamental. Elle renvoie à l’idée qu’il y a dans la nature humaine un penchant à rechercher la compagnie de ses semblables, à se sentir exister dans et par la relation humaine. Si cette tendance naturelle est une réalité, il faut admettre son universalité et comprendre que l’homme vit avec l’homme par désir et pas seulement par intérêt, quelles que soient, par ailleurs, les formes dans lesquelles ce penchant s’exprime historiquement.
Ce que soutient Aristote en disant que l’homme est par nature un animal politique, qu’il est donc fait pour vivre en société. Ce sont ses formules mêmes. Il justifie sa thèse par l’observation que l’homme est doté de langage, ce fait étant interprété à la lumière d’un présupposé finaliste. https://www.philolog.fr/lhomme-est-par-nature-un-animal-politique-aristote/
La distinction que vous établissez entre la cité et la société ne change rien à l’affaire. Cette distinction demande bien évidemment à être justifiée car il ne va pas du tout de soi d’affirmer que la cité est d’une certaine façon le contraire de la société. Je suppose que vous pensez à la distinction que théorise Tönnies entre communauté et société.
Votre question consiste alors à se demander ce qui a rendu possible le passage de la communauté à la société ou ce qui est la même chose l’émergence de l’individu. Question difficile puisqu’il s’agit de rendre intelligible une mutation culturelle. Dans le B) de cet article, je souligne avec Marx, Hegel le rôle émancipateur de la société marchande. Idem dans le I) de ce cours : https://www.philolog.fr/la-societe-et-les-echanges/
Pour que l’individu accède au statut de personne ayant des droits subjectifs, il fallait qu’il soit affranchi des dictinctions statutaires, ce que rend possible le développement du marché.
Mais il ne faut pas sous-estimer dans ce processus la part qui revient au christianisme. Louis Dumont et bien d’autres l’ont établi de manière magistrale. Cf. https://www.philolog.fr/les-deux-matrices-de-leurope/
En espérant avoir compris correctement votre question.
Bien à vous
Madame,
Merci beaucoup de cet échange et de la richesse de votre réponse, dont certaines formulations sont très éclairantes. Et plus généralement, merci de toutes les réponses que vous donnez, détaillées et promptes, et merci de votre blog et de votre rigueur.
Non, derechef, dans un certain sens Aristote ne dit absolument pas que l’homme est fait pour vivre en société. Il emploie des mots différents, qui ont d’autres significations. Le terme Société, en français comme en latin d’ailleurs, ne prend qu’au XVIIe siècle son sens englobant (celui de la société dont les sciences sociales ont fait leur objet d’étude, pas celui de la société de commerce), c’est-à-dire avec l’avènement des théories du contrat social. C’est ce qui fait par exemple que les Latins parlent de « guerre sociale » pour la guerre contre les alliés, les associés, alors que nous aujourd’hui mettrions spontanément sous une telle expression la guerre à l’intérieur de la société au sens englobant, la lutte des classes. Avant cet élargissement du sens du mot Société, c’est Cité qui désigne la collectivité englobante.
Je vous accorde que la méthode qui consiste à saisir le signifié par le signifiant n’est pas sans limite, sauf erreur c’est déjà l’objet même du Cratyle. Malgré tout, il ne s’agit pas uniquement de couper les cheveux en quatre pour des problèmes de purisme dans les traductions. Avec « l’invention de la société » au XVIIe siècle, selon l’expression consacrée, ce sont non seulement les constructions du contrat social qui s’imposent dans le vocabulaire et donc les représentations, mais aussi la distinction du politique et du social qui se joue (au même titre que le Rendez à César… inaugure la séparation du spirituel et du temporel, de ce point de vue je vous suis tout à fait). Cette distinction Etat-Société n’était pas faite dans la Cité antique et médiévale, l’avènement du vocabulaire de l’Etat (avec une majuscule, la personne morale), au XVIe siècle, en est une autre preuve.
La question du passage de la communauté à la société est connexe, mais sans doute une peu différente. Cela étant, c’est à fort juste titre que vous reliez la thématique également à celle de l’émergence de l’individu, l’homme dégagé des cadres statutaires (et donc poussière face au Léviathan). Dès lors pensez-vous que se joue, dans la confrontation des anciens et des modernes que nous esquissons sur ces thématiques, quelque chose qui serait de l’ordre de la transformation de la personne (l’homme en relation, sur le modèle de la Trinité composée de personnes en relations) en individu (l’homme initialement autonome, donc même seul déjà pleinement homme et capable de se déterminer lui-même) ? Ce vocabulaire personne-individu pour saisir la façon de penser l’homme n’est sans doute pas le meilleur, mais c’est peut-être une formulation plus satisfaisante du problème de ce qu’est la « sociabilité » fondatrice.
Bien à vous.
Bonjour
Comme je n’ai pas la compétence suffisante pour entrer dans des querelles philologiques, laissons de côté Aristote.
Je comprends enfin l’enjeu de votre interrogation. Comment envisager la sociabilité humaine? Comme celle d’un individu, atome du social, se projetant vers les autres à partir d’un centre qu’il sature ou bien celle d’une personne, réalité concrète et spirituelle inséparable des totalités organiques (famille, cité) hors desquelles elle est privée de substance?
Personnalisme chrétien contre idéologie individualiste. Théologie catholique (avec le thème de la dignité humaine et des droits de l’homme fondés en Dieu) contre rationalisme des Lumières et sa requête d’une autonomie fondée sur les capacités de la raison humaine à instituer son monde.
Ce débat qui est réactivé par les dérives des sociétés démocratiques me semble anachronique. Car les penseurs libéraux n’ont jamais envisagé l’individu qu’ils plaçaient au principe d’une institution politique destinée à garantir ses droits fondamentaux comme un sujet anomique, un sauvageon ou un Narcisse occupé essentiellement de ses intérêts égoïstes, sans ouverture sur un monde commun.
« Un individu initialement autonome, donc même seul déjà pleinement homme et capable de se déterminer lui-même » comme vous l’écrivez est une pure abstraction.
Inutile de rappeler les analyses de Rousseau sur la « nullité » du sauvage, celles de l’anthropologie linguistique et sociale. La disposition linguistique permettant à Aristote d’établir l’équivalence: animal parlant, animal raisonnable, animal politique, requiert l’inscription dans un milieu social pour être développée. Le petit de l’homme ne devient un « je » que dans sa relation à un « tu ». Son identité (un sujet moral ayant une dignité ou un sous-homme) est une institution sociale. https://www.philolog.fr/identitele-probleme-psychologique-et-social/
Il s’ensuit que l’individu que la pensée libérale se donne comme existant antérieurement et extérieurement au social est moins ce qui est au principe de l’institution politique que ce qu’elle se donne pour mission de faire éclore au terme d’un processus d’émancipation et par la grâce d’une école conçue comme institution organique de la République.
Que cette utopie généreuse révèle aujourd’hui sa faillite, je vous le concède. J’impute ce désastre en grande partie à la démission des autorités politiques et pédagogiques et au travail de sape du nihilisme.
Nous sommes irréductiblement un individu mais un individu ayant par nature une disposition à la raison. Or la raison (faculté de l’universel) est en chaque individu, potentiellement, la place du « nous » en lieu et place de la souveraineté du « moi ». Celle-ci confère un statut moral à l’être qui en est doté. Cela me semble suffisant pour fonder à la manière kantienne sa dignité. Nul besoin, me semble-t-il, de fondation divine ou d’inscription dans une totalité organique pour honorer les exigences de la dimension conférant à l’être humain son insigne valeur.
On ne peut pas davantage s’en remettre pour résoudre tous les problèmes à l’idée de la Nature (ou à la thématique du droit naturel) comme fondement car l’idée selon laquelle la raison est un principe de dignité est un parti pris métaphysique et moral, ce n’est pas un fait de nature.
Bref quel que soit le parti pris pour rendre intelligible notre aventure, les apories sont toujours au rendez-vous.
Bien à vous.
Madame,
Grand merci d’une réponse une fois encore rapide et fort riche, et de tout cet échange. A défaut d’être en tout d’accord, nous nous sommes mieux compris, ce qui est beaucoup plus important. Pour ce qui est d’Aristote, excusez ce qui a pu passer pour de la cuistrerie (« il sait du grec, ma sœur ! », ce qui d’ailleurs malheureusement n’est pas mon cas).
Si je vous lis bien, en continuant un tout petit peu dans la voie que vous esquissez en toute fin, on retourne le rasoir d’Occam et on tranche l’hypothèse qui empêche le système de fonctionner, celle qui fait déboucher sur des apories contraires à l’intelligibilité pour vous paraphraser, c’est-à-dire l’hypothèse de la non-existence de Dieu (ou plutôt de l’agnosticisme). Pour le dire autrement, soit on aboutit à des utopies, des apories, du nihilisme, un désastre, des dérives etc. pour continuer à vous citer (en caricaturant beaucoup). Soit on mobilise la sociabilité aristotélicienne au service des théories du contrat social, ou du libéralisme, et l’opération me semble poser un problème de méthode sinon de logique (l’articulation « la disposition linguistique permettant à Aristote… Il s’ensuit que l’individu que la pensée libérale… »). En quelque sorte, les différentes sources du lien social que vous énumérez dans votre texte (sociabilité d’un côté, de l’autre intérêt économique, défensif etc.) ne sont pas complètement cumulables, mais c’est surtout sans doute comme constructions intellectuelles historiquement situées. Que cela gêne un peu tiendrait alors in fine à une différence de forma mentis entre traditions académiques, celle de la philosophie et, mettons, l’histoire des idées, c’est-à-dire entre la recombinaison syncrétique des concepts et la reconstitution de la cohérence d’une pensée, les deux ayant leur légitimité.
Enfin le libéralisme (comme les théories du choix rationnel, par exemple) repose sur une anthropologie tout de même très pessimiste (cf. les travaux de Xavier Martin pour la déclaration de 1789), vous le dites dans votre texte et peut-être moins dans votre dernière réponse. Je comprends à peu près, ce que vous signaliez déjà dans votre texte, qu’il faut prendre en compte la forme un peu compliquée d’une utopie généreuse où ce qui est antérieur au social se trouve au terme d’un processus de construction qui est la mission de l’institution publique (ceci écrit sans causticité puisque vous en assumez le caractère aporétique). Mais tout de même, le contrat social étant du côté de l’artifice, du construit, si l’homme l’est finalement aussi, que reste-t-il qui n’apparaisse comme pur arbitraire, du construit sans donné, de l’artifice sans nature ? Pour le dire autrement, cela revient à former une figure assez improbable de l’homme où il est doté des attributs de Dieu, se suffit à lui-même, ce qui nous ramène à ma formulation dont vous contestez l’abstraction. A défaut de quoi, la nature ne cesse d’entrer et de sortir du raisonnement sans la moindre rigueur, elle n’est qu’un procédé rhétorique de justification de l’homme que l’on veut « fabriquer », selon le processus d’essentialisation ordinaire que les sciences sociales ont pour objet de démonter. Ou si on s’interdit vraiment d’invoquer la nature, le nihilisme que vous dénoncez comme un facteur exogène devient une conséquence, la post-modernité apparaissant alors comme la forme ultime, pure en quelque sorte, de la modernité.
A tout le moins il faudrait remettre tout ça en ordre, l’homme du contrat social moderne et l’homme de la pensée libérale ont évidemment à voir l’un avec l’autre, mais quoi et jusqu’où exactement, le débat pourrait bourgeonner à l’infini. Merci malgré tout de réintroduire l’impératif catégorique dans la discussion, ce n’est évidemment pas étranger à la dignité et à la liberté de l’homme, et ça permet de dépasser certaines des oppositions que je construis.
Et encore merci de ce riche échange. Bien à vous.
Bonjour Monsieur
A mon tour de me féliciter d’avoir pu échanger avec un interlocuteur aussi courtois et aussi pertinent sur le plan théorique.
Vous avez raison d’épingler ce qu’il y a d’intenable peut-être dans cette volonté qui est mienne de concilier deux traditions dont vous soulignez les antinomies.
Oui, je sais que nous sommes les héritiers, dans ce que nous avons de meilleur, d’une tradition ayant ses racines à Athènes et à Jérusalem. L’Europe libérale n’aurait pas été possible sans cette double matrice. Mais je sais aussi que le monde où nos deux héritages avaient une signification vivante n’est plus.
Le travail de la modernité s’est accompli avec cette libération d’un individu défini abstraitement comme un sujet moral, égal à tout autre, titulaire de droits fondamentaux, exigeant de l’institution politique, dont il se pense l’instituteur, qu’elle les garantisse.
Est-ce à dire que l’artificialisme politique que cette position implique consacre le règne du pur arbitraire, d’une construction sans aucune assise ontologique? C’est le risque mais il ne me semble pas inéluctable si l’on veut bien admettre à la manière kantienne que l’homme est sa propre œuvre, qu’il doit tout à lui-même, sauf ce par quoi il a cette disposition, à savoir sa main et sa raison. Ici est réintroduite l’idée de Nature, et en amont l’idée de Dieu, mais en un sens minimaliste puisqu’elle s’efface dans son rôle d’instance fondatrice opérante du monde humain. Celui-ci est œuvre humaine, rien qu’humaine.
C’est en ce point qu’il y avait, à mes yeux, deux voies possibles:
-celle du triomphe de l’arbitraire subjectif, du relativisme, de la réduction de la raison à un rôle purement instrumental inféodé à la défense des passions et des intérêts individuels. Toujours la même histoire: Protagoras contre Socrate, sophistique contre philosophie, « anarchie rationaliste » en lieu et place d’un exercice de la raison respectueux d’une dimension de transcendance immanente à l’humaine condition. Dégradation de la modernité en postmodernité. https://www.philolog.fr/socrate-ou-lexperience-philosophique-patocka/
-celle d’une véritable institution par l’école et la République, du sujet autonome, libre intellectuellement et moralement, investi de la mission de faire exister le monde commun (ce que Kant appelle le règne des fins) avec la même responsabilité et la même rigueur que celles qu’il déploie en mathématiques. Là aussi, il y a un moment où il faut admettre des axiomes et poser des postulats mais l’arbitraire à l’œuvre est un arbitraire défini: celui de notre raison commune.
Utopie bien sûr. C’est pour lui donner force de réalité que j’ai été professeur de philosophie et que j’enrage d’en constater la faillite chez ceux-là mêmes qui avaient vocation à la faire exister. Je veux parler des autorités politiques et pédagogiques mais aussi et surtout du milieu philosophique.
Que nous prépare cet épuisement de l’inspiration moderne? Comme je suis surtout sensible à ce qu’elle avait d’émancipateur, comme je crois surtout au rempart qu’incarne l’individu autonome (non opposable à la personne, au sens où il a comme elle des fins qui le dépassent par le fait même de développer sa raison) contre les folies collectives, je ne suis pas optimiste.
En tout cas merci Monsieur pour votre rigueur.
Bien à vous.
Madame,
Tous les compliments vous reviennent, ce beau site est vôtre. Et merci pour l’évocation de Socrate par Patocka, un beau texte.
Faute hélas d’être outillé, c’est-à-dire peut-être d’être du « milieu philosophique » (des « autorités politiques et pédagogiques » pour un « sujet autonome, libre intellectuellement et moralement » ?, cela écrit sans ironie puisque vous les définissez par une vocation qui ne m’a pas été donnée), face à Kant cette fois je rends les armes.
Bien à vous.