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Pourvu qu’on ait l’ivresse… Baudelaire. Nietzsche.

  

 

    Qu’importe le mensonge, pourvu qu’on ait l’ivresse, disais-je dans l’article précédent. Mais que faut-il entendre par ivresse et toutes les ivresses procèdent-elles d’un oui innocent à la vie? Ainsi qu’en est-il du « enivrez-vous » baudelairien? Enthousiasme des sens et de l’esprit, acuité de la pensée, exaltation de la vie, béatitude, sentiment de plénitude et de force, disent nos auteurs. Néanmoins faut-il suivre Jacques Le Rider lorsqu’il dit que les paradis artificiels sont la forme décadente du dionysisme nietzschéen? Sur ce thème voir l’article de Laurent Schneider. [1]

 

 

I)                   Baudelaire.

 

« LE GOÛT DE L’INFINI.

  Ceux qui savent s’observer eux-mêmes et qui gardent la mémoire de leurs impressions, ceux-là qui ont su, comme Hoffmann, construire leur baromètre spirituel, ont eu parfois à noter, dans l’observatoire de leur pensée, de belles saisons, d’heureuses journées, de délicieuses minutes. Il est des jours où l’homme s’éveille avec un génie jeune et vigoureux. Ses paupières à peine déchargées du sommeil qui les scellait, le monde extérieur s’offre à lui avec un relief puissant, une netteté de contours, une richesse de couleurs admirables. Le monde moral ouvre ses vastes perspectives, pleines de clartés nouvelles. L’homme gratifié de cette béatitude, malheureusement rare et passagère, se sent à la fois plus artiste et plus juste, plus noble, pour tout dire en un mot. Mais ce qu’il y a de plus singulier dans cet état exceptionnel de l’esprit et des sens, que je puis sans exagération appeler paradisiaque, si je le compare aux lourdes ténèbres de l’existence commune et journalière, c’est qu’il n’a été créé par aucune cause bien visible et facile à définir. Est-il le résultat d’une bonne hygiène et d’un régime de sage? Telle est la première explication qui s’offre à l’esprit; mais nous sommes obligés de reconnaître que souvent cette merveille, cette espèce de prodige, se produit comme si elle était l’effet d’une puissance supérieure et invisible, extérieure à l’homme, après une période où celui-ci a fait abus de ses facultés physiques. Dirons-nous qu’elle est la récompense de la prière assidue et des ardeurs spirituelles ? Il est certain qu’une élévation constante du désir, une tension des forces spirituelles vers le ciel, serait le régime le plus propre à créer cette santé morale, si éclatante et si glorieuse; mais en vertu de quelle loi absurde se manifeste-t-elle parfois après de coupables orgies de l’imagination, après un abus sophistique de la raison, qui est à son usage honnête et raisonnable ce que les tours de dislocation sont à la saine gymnastique? C’est pourquoi je préfère considérer cette condition anormale de l’esprit comme une véritable grâce, comme un miroir magique où l’homme est invité à se voir en beau, c’est-à-dire tel qu’il devrait et pourrait être; une espèce d’excitation angélique, un rappel à l’ordre sous une forme complimenteuse. De même une certaine école spiritualiste, qui a ses représentants en Angleterre et en Amérique, considère les phénomènes surnaturels, tels que les apparitions de fantômes, les revenants, etc., comme manifestations de la volonté divine, attentive à réveiller dans l’esprit de l’homme le souvenir des réalités invisibles.

   D’ailleurs cet état charmant et singulier, où toutes les forces s’équilibrent, où l’imagination, quoique merveilleusement puissante, n’entraîne pas à sa suite le sens moral dans de périlleuses aventures, où une sensibilité exquise n’est plus torturée par des nerfs malades, ces conseillers ordinaires du crime ou du désespoir, cet état merveilleux, dis-je, n’a pas de symptômes avant-coureurs. Il est aussi imprévu que le fantôme. C’est une espèce de hantise, mais de hantise intermittente, dont nous devrions tirer, si nous étions sages, la certitude d’une existence meilleure et l’espérance d’y atteindre par l’exercice journalier de notre volonté. Cette acuité de pensée, cet enthousiasme des sens et de l’esprit, ont dû en tout temps, apparaître à l’homme comme le premier des biens; c’est pourquoi, ne considérant que la volupté immédiate, il a, sans s’inquiéter de violer les lois de sa constitution, cherché dans la science physique, dans la pharmaceutique, dans les plus grossières liqueurs, dans les parfums les plus subtils, sous tous les climats et dans tous les temps, les moyens de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, son habitacle de fange, et, comme dit l’auteur de Lazare* : « d’emporter le Paradis d’un seul coup ». Hélas! les vices de l’homme, si pleins d’horreur qu’on les suppose, contiennent la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion!) de son goût de l’infini ; seulement, c’est un goût qui se trompe souvent de route ».

 

                            Baudelaire. Paradis artificiels, Pléiade, p. 347.348.

 

 

 

   « Jouir est une science, et l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière, qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin.

   Or vous avez besoin d’art.

   L’art est un bien précieux, un breuvage rafraîchissant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal »

 

                            Baudelaire, Salon de 1846. Pléiade, p. 874.

 

  « […] Quand on dit d’un comédien : « Voilà un bon comédien », on se sert d’une formule qui implique que sous le personnage se laisse encore deviner le comédien, c’est-à-dire l’art, l’effort, la volonté. Or, si un comédien arrivait à être, relativement au personnage qu’il est chargé d’exprimer, ce que les meilleures statues de l’antiquité, miraculeusement animées, vivantes, marchantes, voyantes, seraient relativement à l’idée générale et confuse de beauté, ce serait là, sans doute, un cas singulier et tout-à-fait imprévu. Fancioulle fut, ce soir-là, une parfaite idéalisation, qu’il était impossible de ne pas supposer vivante, possible, réelle. Ce bouffon allait, venait, riait, pleurait, se convulsait, avec une indestructible auréole autour de la tête, auréole invisible pour tous, mais visible pour moi, et où se mêlaient, dans un étrange amalgame, les rayons de l’Art, la gloire du Martyre. Fancioulle introduisait, par je ne sais quelle grâce spéciale, le divin et le surnaturel, jusque dans les plus extravagantes bouffonneries. Ma plume tremble, et des larmes d’une émotion toujours présente me montent aux yeux pendant que je cherche à vous décrire cette inoubliable soirée. Fancioulle me prouvait, d’une manière péremptoire, irréfutable, que l’ivresse de l’Art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ; que le génie peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l’empêche de voir la tombe, perdu comme il est, dans un paradis excluant notre idée de tombe et de destruction.

   Tout ce public, si blasé et frivole qu’il pût être, subit la domination de l’artiste. Personne ne rêva plus de mort, de deuil, ni de supplices. Chacun s’abandonna, sans inquiétude, aux voluptés multiples que donne la vue d’un chef-d’œuvre d’art vivant  […] »

 

                            Baudelaire.  Une mort héroïque, dans Le spleen de Paris, Pléiade, p. 271.272.

 

  

 

II)                Nietzsche.

 

« POUR LA PSYCHOLOGIE DE L’ARTISTE. — Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait une action ou une contemplation esthétique quelconque, une condition physiologique préliminaire est indispensable l’ivresse. Il faut d’abord que l’ivresse ait haussé l’irritabilité de toute la machine : autrement l’art est impossible. Toutes les espèces d’ivresses, fussent-elles conditionnées le plus diversement possible, ont puissance d’art : avant tout l’ivresse de l’excitation sexuelle, cette forme de l’ivresse la plus ancienne et la plus primitive. De même l’ivresse qui accompagne tous les grands désirs, toutes les grandes émotions; l’ivresse de la fête, de la lutte, de l’acte de bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrêmes, l’ivresse de la cruauté ; l’ivresse de la destruction, l’ivresse sous certaines influences météorologiques, par exemple l’ivresse du printemps, ou bien sous l’influence des narcotiques; enfin l’ivresse de la volonté, l’ivresse d’une volonté accumulée et dilatée. — L’essentiel dans l’ivresse c’est le sentiment de la force accrue et de la plénitude. Sous l’empire  de ce sentiment on s’abandonne aux choses, on les force à prendre de nous, on les violente, — on appelle ce processus : idéaliser. Débarrassons-nous ici d’un préjugé : idéaliser ne consiste pas, comme on le croit généralement, en une déduction, et une soustraction de ce qui est petit et accessoire. Ce qu’il y a de décisif c’est au contraire, une formidable érosion des traits principaux, en sorte que les autres traits disparaissent ».


  
« Dans cet état on enrichit tout de sa propre plénitude : ce que l’on voit, ce que l’on veut, on le voit gonflé, serré, vigoureux, surchargé de force. L’homme ainsi conditionné transforme les choses jusqu’à ce qu’elles reflètent sa puissance, — jusqu’à ce qu’elles deviennent des reflets de sa perfection. Cette transformation forcée, cette transformation en ce qui est parfait, c’est — de l’art. Tout, même ce qu’il n’est pas, devient quand même, pour l’homme, la joie en soi; dans l’art, l’homme jouit de sa personne en tant que perfection. Il serait permis de se figurer un état contraire, un état spécifique des instincts anti-artistiques, une façon de se comporter qui appauvrirait, amincirait, anémierait toutes choses. Et, en effet, l’histoire est riche en anti-artistes de cette espèce, en affamés de la vie, pour lesquels c’est une nécessité de s’emparer des choses, de les consumer, de les rendre plus maigres. C’est, par exemple, le cas du véritable chrétien, d’un Pascal par exemple; un chrétien qui serait en même temps un artiste n’existe pas… Qu’on ne fasse pas l’enfantillage de m’objecter Raphaël ou n’importe quel chrétien homéopathique du XIX siècle. Raphaël disait oui, Raphaël créait l’affirmation, donc Raphaël n’était pas un chrétien… »

 

           Nietzsche, Le crépuscule des idoles, § 8 et 9 des Flâneries inactuelles.