- PhiloLog - https://www.philolog.fr -

Pourquoi l’état de guerre entre puissances souveraines n’est-il pas un état contradictoire contraignant les hommes à en sortir? Hobbes.

 

 

    Que le genre humain puisse subsister malgré les guerres mettant périodiquement certains espaces à feu et à sang ; que les peuples cohérés politiquement puissent bon an mal an persévérer dans leur être malgré leurs rapports agonistiques, voilà qui devrait être un objet d’étonnement infini. Comment comprendre que l’état de nature entre les Etats ne soit pas ce qu’il est entre les individus, à savoir un état contradictoire, contraignant les hommes à en sortir par l’effet d’une nécessité naturelle ?

   Car tel est le propre de l’état de nature interindividuel. On sait que Hobbes le déduit de l’analyse des passions humaines dont la première est la tendance à persévérer dans son être. Tout être se définit par un conatus d’auto-conservation  et par un droit naturel sur toutes choses, corps des autres inclus, tant qu’il n’existe pas une autorité souveraine distribuant le droit de chacun à la propriété des choses et au prestige. Il s’ensuit que tous sont, les uns pour les autres, des  obstacles dans l’affirmation de leur liberté. Hobbes récuse, en effet, la thèse aristotélicienne selon laquelle l’homme est un animal politique qui n’aurait besoin de rien d’autre « pour la conservation de la paix, et pour la conduite du genre humain » que de  s’accorder et convenir « de l’observation de certains pactes et conditions auxquelles ils donnent alors le titre de lois ».  « Cet axiome, quoique reçu communément, ne laisse pas d’être faux » (Le Citoyen, I) affirme-t-il avec force. L’homme n’est pas sociable par nature et s’il s’associe à d’autres hommes c’est pour l’intérêt qu’il peut tirer de leur commerce. « Nous ne cherchons pas de compagnons par quelque instinct de la nature ; mais bien l’honneur et l’utilité qu’ils nous apportent » (Le Citoyen, I).

   Or la poursuite par chacun de ses intérêts l’incite tout naturellement à rechercher toujours plus de puissance afin ne pas être empêché par les autres d’exercer son droit naturel. Et comme cette inclination est partagée  par tous, les rapports humains sont nécessairement des rapports belliqueux.

  Ici, la mise au point de Yves Charles Zarka me semble s’imposer tant la critique rousseauiste assassine de « l’horrible système de Hobbes » (Fragment sur la guerre, La Pléiade, III, p. 610), risque de nous induire en erreur.

    « Il faut s’entendre sur ce désir puissance et sur ce droit naturel, prévient ce spécialiste de Hobbes. Car, premièrement, si Hobbes fait bien du « désir perpétuel et sans trêve d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse qu’à la mort » (Lev. XI) l’inclination générale de toute l’humanité, ce désir n’a rien d’une tendance innée ou d’une agressivité naturelle. Contrairement à ce qu’en dit Rousseau, ce désir n’appartient pas à la constitution interne de l’individu. En effet, la cause n’en est « pas toujours qu’on espère un plaisir plus intense que celui qu’on a déjà réussi à atteindre, ou qu’on ne peut pas se contenter d’une puissance modérée : mais plutôt qu’on ne peut pas rendre sûrs, sinon en en acquérant davantage, la puissance et les moyens dont dépend le bien-être qu’on possède présentement » (Lev. XI). C’est la dynamique des relations interindividuelles, et non la constitution interne de l’individu, qui transforme, par souci de sécurité, le désir de persévérer dans l’être en un désir indéfini de puissance, dont découlent les trois causes de guerre : la rivalité, la méfiance et la gloire. Deuxièmement, le droit naturel justifie rationnellement le désir de puissance, mais seulement pour autant qu’il reste enraciné dans le désir de persévérer dans l’être ».Yves Charles Zarka, Hobbes et la pensée politique moderne, Puf, 1995, p. 129.

   L’état de nature entre les individus est donc un état de guerre de chacun contre chacun dans lequel chacun peut craindre, également à tout autre, la mort violente ; le plus fort autant que le plus faible du fait de la fragilité du corps humain et de la possibilité de la ruse de mettre en échec la force. Comme l’écrit Hobbes : «  aussi longtemps que dure ce droit naturel de tout homme sur toute chose, nul, aussi fort ou sage fût-il, ne peut être assuré de parvenir au terme du temps de vie que la nature accorde ordinairement aux hommes » (Léviathan, XIV). Ce qui signifie que le désir de puissance, le droit illimité sur toutes choses par lesquels s’actualise le conatus d’auto-conservation se retournent contre eux-mêmes. Ils débouchent sur l’insécurité généralisée, réduisent à néant le droit naturel de chacun, de telle sorte que « celui qui désire vivre dans un état tel de liberté et de droit de tous sur tout, se contredit lui-même. Car chaque homme désire par nécessité de nature son propre bien, auquel est contraire cet état dans lequel nous supposons un conflit entre des hommes égaux par nature, et capables de se détruire l’un l’autre » Elements of law, I, XIV, 12.

   D’où la nécessité de sortir de l’état de nature  pour satisfaire la passion fondamentale de cette même nature. Il y a là une loi naturelle « découverte par la raison, par laquelle il est interdit aux gens de faire ce qui mène à la destruction de leur vie ou leur enlève  le moyen de la préserver, et d’omettre ce par quoi ils pensent être le mieux préservés » Lev, XIV.

    Cette loi naturelle nous faisant obligation de substituer l’état civil à l’état de nature n’est donc pas chez Hobbes une exigence morale de type kantien, elle est une règle procédant du seul calcul de son intérêt, par une faculté (la raison) que le philosophe réduit à une pure fonction instrumentale.

   La question est donc de comprendre pourquoi il n’en est pas de même à l’échelle des Etats. Pourquoi les désordres engendrés par les guerres récurrentes entre les peuples ne font-ils pas découvrir à ceux qui en souffrent, ce que Hobbes appelle « la première et fondamentale loi de nature »  dictée par la droite raison « par laquelle il est ordonné aux hommes de s’efforcer à la paix » ?

  Car de toute évidence, la droite raison ne semble pas leur dicter ce précepte si l’on prend acte que, quatre siècles après les analyses de Hobbes, la guerre sévit toujours entre les Etats. Cela n’indique-t-il pas que l’état de nature entre les Etats n’est pas absolument identique à l’état de nature entre les individus relativement aux intérêts de ces derniers ?  Il doit y avoir entre eux une différence de taille sans laquelle on ne comprendrait pas pourquoi Hobbes n’a pas envisagé de solution au problème de la guerre, pourquoi il n’a pas conçu le principe d’une souveraineté supranationale génératrice de paix entre les Etats comme l’est la souveraineté supra-individuelle, pour les individus. Pourtant il présuppose bien que les relations interétatiques ne diffèrent pas des relations entre individus dans l’état de nature.

   Ce sont même les rapports interétatiques qui lui fournissent le modèle de l’état de guerre et l’image de ce que seraient les rapports interindividuels s’ils n’étaient pas pacifiés par l’institution politique. Car l’état de nature n’a pas plus de réalité historique pour Hobbes que pour Rousseau. C’est une construction théorique élaborée à partir de ce que la réalité historique donne à observer, qu’il s’agisse de la vie des sauvages, de la violence  déchaînée lorsque sévit la guerre civile ou des conflits entre les Etats.

   « On pensera peut-être qu’un tel temps n’a jamais existé, ni un état de guerre tel que celui-ci. Je crois en effet qu’il n’en a jamais été ainsi, d’une manière générale, dans le monde entier. Mais il y a beaucoup d’endroits où les hommes vivent ainsi actuellement. En effet, en maints endroits de l’Amérique, les sauvages, mis à part le gouvernement de petites familles dont la concorde dépend de la concupiscence naturelle, n’ont pas de gouvernement du tout, et ils vivent à ce jour de la manière quasi-animale que j’ai dite plus haut. De toute façon, on peut discerner le genre de vie qui prévaudrait s’il n’y avait pas de pouvoir commun à craindre, par le genre de vie où tombent ordinairement, lors d’une guerre civile, les hommes qui avaient jusqu’alors vécu sous un gouvernement pacifique.

    Mais même s’il n’y a jamais eu aucun temps où les particuliers fussent en état de guerre les uns contre les autres, cependant à tous moments les rois et les personnes qui détiennent l’autorité souveraine sont à cause de leur indépendance dans une continuelle suspicion, et dans la posture des gladiateurs, leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l’autre : je veux ici parler des forts, des garnisons, des canons qu’ils ont aux frontières de leurs royaumes, et des espions qu’ils entretiennent continuellement chez leurs voisins, toutes choses qui constituent une attitude de guerre. Mais parce qu’ils protègent par là l’activité industrieuse de leurs sujet, il ne s’ensuit pas de là cette misère qui accompagne la liberté des particuliers » Léviathan. XIII.

   Hobbes donne ici une première indication pour comprendre que l’humanité s’accommode si bien de la guerre en pointant une différence essentielle entre les deux états de nature. L’un est moins invivable que l’autre, apprend-on, la misère qu’il génère moins contraire aux intérêts fondamentaux de l’humaine condition parce que les guerres entre  Etats n’hypothèquent pas essentiellement le bénéfice que les individus tire de l’organisation étatique. Celle-ci les protège de la menace que chacun représente pour chacun et d’abord de celle qu’incarnent les êtres dans la proximité desquels on vit. Elle les protège aussi des menaces extérieures, avec moins d’efficacité que sur le plan intérieur mais suffisamment pour que le développement de la civilisation ne soit pas rendu radicalement impossible.  Hobbes insiste sur ce point : l’Etat ne stabilise pas seulement les relations interindividuelles en déplaçant la source de la terreur de la pluralité des individus  au souverain qui les met tous d’accord par sa toute-puissance et sa longévité ; il garantit  aussi « toutes les autres satisfactions de cette vie que chacun pourra acquérir par son industrie légitime » Lev. XXX.

   Car dans la vie sauvage où chacun est l’ennemi de chacun « il n’y a pas de place pour une activité laborieuse, parce que le fruit n’en est pas assuré : et conséquemment il ne s’y trouve ni agriculture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être importées par mer ; pas de constructions commodes ; pas d’appareils capables de mouvoir et d’enlever les choses qui pour ce faire exigent beaucoup de force ; pas de connaissances de la face de la terre ; pas de computation du temps ; pas d’arts ; pas de lettres ; pas de société ; et ce qui est le pire de tout, la crainte et le risque continuels de la mort violente ; la vie de l’homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale, et brève » Léviathan. XIII.

   L’organisation politique soumettant chacun à la loi commune est donc ce qui garantit globalement  la paix intérieure, condition sine qua non de la sûreté et de la prospérité des membres d’un peuple. A l’abri du Léviathan, en charge aussi de la défense extérieure, les individus peuvent vaquer à leurs occupations, créer de la richesse et jouir des commodités de la civilisation. Il s’ensuit que leurs droits naturels n’étant pas quotidiennement réduits à néant, la nécessité d’enclencher le processus permettant de dépasser l’état de guerre entre Etats ne se fait pas sentir avec la même urgence que dans la situation de l’état de guerre entre individus.

   Elle se fait d’autant moins sentir que ce qui la fonde dans l’état de nature interindividuel, c’est l’égalité des belligérants. Tous craignent également la mort violente et sont contraints pour persévérer dans leur être de changer d’état. Cette situation d’égalité dans la détresse fait défaut dans la situation interétatique.

   « Il n’y a pas entre États de principe d’égalité naturelle de puissance au maximum. Quelle que soit la fragilité des corps politiques, on ne peut dire que le plus faible peut détruire le plus robuste, parce qu’on ne détruit pas un État comme on tue un homme, fût-ce le souverain d’une monarchie. En effet, si dans une monarchie (c’est encore plus évident dans les États où le pouvoir politique est détenu par un conseil), la personne naturelle du souverain porte la personne juridique artificielle de l’État, il est pourtant impossible de les identifier. Ainsi, ce n’est  qu’accidentellement que la mort naturelle ou la mort violente du souverain peut entraîner la destruction de l’État. La cause de cette destruction n’est pas la mort de la personne naturelle du souverain, mais l’impossibilité ou l’absence d’application des procédures juridiques qui doivent assurer la succession au pouvoir. Dans le même sens, lorsque le souverain d’un État est retenu en captivité par un autre Etat, cela n’entraîne pas ipso facto la perte de la souveraineté et la destruction du premier État. En effet, le souverain est captif comme personne naturelle et non comme personne publique. Cependant, si à cette captivité s’ajoute l’incapacité de l’institution politique à protéger les sujets, ou si le souverain, sans être lui-même captif renonce à la souveraineté en s’assujettissant au vainqueur, alors, l’État est dissous : «  Si un monarque, ayant le dessous dans une guerre, s’assujettit au vainqueur ses sujets sont libérés de leur première obligation et deviennent obligés à l’égard du vainqueur. Mais s’il est retenu en captivité, ou s’il est privé de sa liberté physique, il n’est pas considéré comme ayant abandonné le droit de souveraineté : en conséquence, ses sujets sont obligés de prêter obéissance aux magistrats antérieurement établis, qui ne gouvernent pas en leur propre nom, mais au sien (Lev. XXI). »

   En outre, l’état de guerre international n’a pas les mêmes conséquences que l’état de guerre interindividuel. Tout d’abord, lorsqu’il n’est pas encore question de vainqueur et de vaincu, chaque Etat protège l’activité industrieuse de ses sujets, l’état de guerre international n’implique pas d’existence misérable pour les individus. Ensuite, lorsqu’un Etat est vaincu par un autre, la mort du premier n’entraîne pas la mort des individus qui le composaient, mais la substitution d’un assujettissement à un autre. Cette substitution vaut également pour le soldat captif dont l’État vainqueur épargnerait la vie. L’Etat est un être artificiel, dont le désir de persévérer dans l’être n’est pas une fin en soi, mais est subordonné, comme moyen, au désir de persévérer dans l’être des individus. On comprend donc pourquoi l’état de guerre international n’entre pas en contradiction avec lui-même. Cet état de guerre n’exige donc pas l’institution, du reste parfaitement inconcevable dans le système de Hobbes, d’un Etat international. A la propriété (C) : l’égalité qui le rend contradictoire, doit donc se substituer, dans le cas de la guerre internationale, la propriété (C’) : pas d’égalité naturelle et pas de contradiction ». Yves Charles Zarka, Hobbes et la pensée politique moderne, Puf, 1995, p. 133.

 

Conclusion :

   L’état de guerre entre les Etats n’est pas aisément dépassable, d’une part parce qu’il n’est pas radicalement antinomique du développement de la civilisation, d’autre part parce que les Etats n’ont pas le même intérêt à promouvoir les conditions d’une paix par le droit. L’inégalité de leur puissance ne les place pas dans une situation telle que tous doivent sortir de l’état de nature pour sauvegarder leur droit à persévérer dans l’être. Nulle nécessité ne les contraint à enclencher le processus d’institution d’un état civil leur permettant de régler juridiquement leurs conflits.  Ainsi on ne voit guère ce qui peut disposer la plus grande puissance du moment à faire le sacrifice de son droit naturel à veiller à sa conservation par ses propres moyens, fût-ce au mépris des intérêts des autres, si cela lui est profitable. Chaque souverain tient aux privilèges de sa souveraineté qui sont en grande partie ceux de sa liberté. Voilà pourquoi l’attachement de chacun à sa liberté exclut le principe d’un Etat mondial capable de contraindre les Etats à une législation pacifique commune. Même Kant, le théoricien de la paix perpétuelle, refuse cette solution qui serait, à ses yeux, synonyme de despotisme universel. Sa préférence va à « une alliance de paix » ou à « un congrès permanent des Etats », qu’il définit comme « une union arbitraire et en tout temps révocable des différents Etats, et non pas (comme celle des Etats d’Amérique) une union fondée sur une constitution de l’Etat et par conséquent indissoluble » (Doctrine du droit, Vrin, p. 234)

   Mais qui dit « révocable » laisse entendre la fragilité d’une telle institution. Dès lors qu’un Etat ne peut pas espérer d’un règlement de son différend avec un autre Etat, par la voie civile, une issue favorable à ses intérêts et qu’il dispose de la force pour obtenir satisfaction, qu’est-ce qui peut le dissuader d’y recourir ? Tant que le respect d’une convention ne dépend que de la bonne volonté des agents qui la passent, il ne faut guère se faire des illusions sur sa pérennité. Elle n’est efficace qu’autant qu’elle ne contrarie pas les intérêts des uns et des autres. Pour qu’une alliance des Etats puisse durablement régler pacifiquement les conflits, il faudrait que « la somme des intérêts particuliers ne l’emportât pas sur l’intérêt commun, et que chacun crût voir dans le bien de tous le plus grand bien qu’il peut espérer pour lui-même. Or, ceci demande un concours de sagesse dans tant de têtes et un concours de rapports dans tant d’intérêts, qu’on ne doit guère espérer du hasard l’accord fortuit de toutes les circonstances nécessaires » Rousseau, Jugement sur la paix perpétuelle, La Pléiade, III, p.595.