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Pascal. Entretien avec M. de Saci. 1655. Texte et commentaire.

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   «  M. Pascal vint aussi, en ce temps-là, demeurer à Port-Royal-des-Champs. Je ne m’arrête point à dire qui était cet homme, que non seulement toute la France, mais toute l’Europe a admiré. Son esprit toujours vif, toujours agissant, était d’une étendue, d’une élévation, d’une fermeté, d’une pénétration et d’une netteté au delà de ce qu’on peut croire…. Cet homme admirable, enfin, étant touché de Dieu, soumit cet esprit si élevé au joug de Jésus-Christ, et ce cœur si noble et si grand embrassa avec humilité la pénitence. Il vint à Paris se jeter entre les bras de M. Singlin, résolu de faire tout ce qu’il lui ordonnerait. M. Singlin crut, en voyant ce grand génie, qu’il ferait bien de l’envoyer à Port-Royal-des-Champs, où M. Arnauld lui prêterait le collet en ce qui regarde les autres sciences, et où M. de Saci lui apprendrait à les mépriser.

Il vint donc demeurer à Port-Royal. M. de Saci ne put se dispenser de le voir par honnêteté, surtout en ayant été prié par M. Singlin; mais les lumières saintes qu’il trouvait dans 1’Ecriture et dans les Pères lui firent espérer qu’il ne serait point ébloui de tout le brillant de M. Pascal, qui charmait néanmoins et qui enlevait tout le monde. Il trouvait en effet tout ce qu’il disait fort juste. Il avouait avec plaisir la force de son esprit et de ses discours. Mais il n’y avait rien de nouveau : tout ce que M. Pascal lui disait de grand, il l’avait vu avant lui dans saint Augustin ; et faisant justice à tout le monde, il disait : « M. Pascal est extrêmement estimable en ce que, n’ayant point lu les Pères de l’Eglise, il avait de lui-même, par la pénétration de son esprit, trouvé les mêmes vérités qu’ils avaient trouvées. Il les trouve surprenantes, disait-il, parce qu’il ne le a vues en aucun endroit; mais pour nous, nous sommes accoutumés à les voir de tous côtés dans nos livres. » Ainsi, ce sage ecclésiastique trouvant que les anciens n’avaient pas moins de lumière que les nouveaux, il s’y tenait, et estimait beaucoup M. Pascal de ce qu’il se rencontrait en toutes choses avec saint Augustin.

   La conduite ordinaire avec M. de Saci, en entretenant les gens, était de proportionner ses entretiens à ceux à qui il parlait. S’il voyait, par exemple, M. Champaigne, il parlait avec lui de la peinture. S’il voyait M. Hamon, il l’entretenait de la médecine. S’il voyait le chirurgien du lieu, il le questionnait sur la chirurgie. Ceux qui cultivaient ou la vigne, ou les arbres, ou les grains lui disaient tout ce qu’il y fallait observer. Tout lui servait pour passer aussitôt à Dieu, et pour y faire passer les autres. Il crut donc devoir mettre M. Pascal sur son fonds, et lui parler des lectures de philosophie dont il s’occupait le plus. Il le mit sur ce sujet aux premiers entretiens qu’ils eurent ensemble. M. Pascal lui dit que ses deux livres les plus ordinaires avaient été Epictète et Montaigne, et il lui fit de grands éloges de ces deux esprits. M. de Saci, qui avait toujours cru devoir peu lire ces auteurs, pria M. Pascal de lui en parler à fond.

  « Epictète, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui ait mieux connu les devoirs de l’homme. II veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse : qu’ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement tous les événements les plus fâcheux. Ne dîtes jamais, dit-il : « J’ai perdu cela » ; dites plutôt : «  Je l’ai rendu ». Mon fils est mort, « je l’ai rendu ». Ma femme est morte, « je l’ai rendue » Ainsi des biens et de tout le reste. «Mais celui qui me l’ôte est un méchant homme, » dîtes-vous. De quoi vous mettez-vous en peine par qui celui qui vous l’a prêté vous le redemande? Pendant qu’il vous en permet l’usage, ayez-en soin comme d’un bien qui appartient à autrui, comme un homme qui fait voyage se regarde dans une hôtellerie. Vous ne devez pas dit-il, désirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le voulez; mais vous devez vouloir qu’elles se fassent comme elles se font. Souvenez-vous, dit-il ailleurs, que vous êtes ici comme un acteur, et que vous jouez le personnage d’une comédie, tel qu’il plaît au maître de vous le donner. S’il vous le donne court, jouez-le court, s’il vous le donne long, jouez-le long; s’il veut que vous contrefassiez le gueux, vous le devez faire avec toute la naïveté qui vous sera possible, ainsi du reste. C’est votre fait de jouer bien le personnage qui vous est donné; mais de le choisir, c’est le fait d’un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort, et tous les maux qui semblent les plus insupportables; et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne désirerez rien avec excès. Il montre aussi en mille manières ce que doit faire l’homme. Il veut qu’il soit humble, qu’il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu’il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l’étude et le désir de l’homme doit être de reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre.

   «  Voilà, monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, les lumières de ce grand esprit qui a si bien connu les devoirs de l’homme. J’ose dire qu’il méritait d’être adoré, s’il avait connu son impuissance, puisqu’il fallait être Dieu pour apprendre l’un et l’autre aux hommes. Aussi, comme il était terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la présomption de ce qu’on peut. Il dit que Dieu a donné à l’homme les moyens de s’acquitter de toutes ses obligations, que ces moyens sont en notre puissance ; qu’il faut chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin ; qu’il faut voir ce qu’il y a en nous de libre ; que les biens, la vie, l’estime ne sont pas en notre puissance et ne mènent donc pas à Dieu ; mais que l’esprit ne peut être forcé de croire ce qu’il sait être faux, ni la volonté d’aimer ce qu’elle sait qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et que c’est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits; que l’homme peut par ces puissances parfaitement connaître Dieu, l’aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices, acquérir toutes les vertus, se rendre saint ainsi et compagnon de Dieu. Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent à d’autres erreurs, comme que l’âme est une portion de la substance divine: que la douleur et la mort ne sont pas des maux; qu’on peut se tuer quand on est si persécuté qu’on peut croire que Dieu nous appelle, et d’autres encore.

   « Pour Montaigne, dont vous voulez aussi, monsieur, que je vous parle, étant né dans un Etat chrétien, il fait profession de la religion catholique, et en cela il n’a rien de particulier. Mais comme il a voulu chercher quelle morale la raison devrait dicter sans la lumière de la foi, il a pris ses principes dans cette supposition; et ainsi, en considérant l’homme destitué de toute révélation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute universel et si général, que ce doute s’emporte soi-même, c’est-à-dire [qu’il doute] s’il doute, et doutant même de cette dernière proposition, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos ; s’opposant également à ceux qui assurent que tout est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l’est pas, parce qu’il ne veut rien assurer.  C’est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s’ignore, et qu’il appelle sa maitresse forme, qu’est l’essence de son opinion, qu’il n’a pu exprimer par aucun terme positif. Car, s’il dit qu’il doute, il se trahit, en assurant au moins qu’il doute; ce qui étant formellement contre son intention, il n’a pu s’expliquer que par interrogation ; de sorte que, ne voulant pas dire: « Je ne sais, » il dit : « Que sais-je? » dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires, se trouvent dans un parfait équilibre : c’est-à-dire qu’il est pur pyrrhonien. Sur ce principe  roulent tous ses discours et tous ses Essais ; et c’est la seule chose qu’il prétend bien établir, quoiqu’il ne fasse pas toujours remarquer son intention. II y détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences étant égales de part et d’autre, on ne sait où asseoir sa créance.

   « Dans cet esprit, il se moque de toutes les assurances ; par exemple, il combat ceux qui ont pensé établir dans la France un grand remède contre les procès par la multitude et par la prétendue justesse des lois : comme si l’on pouvait couper la racine des doutes d’où naissent les procès, et qu’il y eût des digues qui pussent arrêter le torrent de l’incertitude et captiver les conjectures ! C’est là que, quand il dit qu’il vaudrait autant soumettre sa cause au premier passant, qu’à des juges armés de ce nombre d’ordonnances, il ne prétend pas qu’on doive changer l’ordre de l’État, il n’a pas tant d’ambition; ni que son avis, soit meilleur, il n’en croit aucun de bon. C’est seulement pour prouver la vanité des opinions les plus reçues ; montrant que l’exclusion de toutes lois diminuerait plutôt le nombre des différends que cette multitude de lois qui ne sert qu’à l’augmenter ; parce que les difficultés croissent à mesure qu’on les pèse, que les obscurités se multiplient par les commentaires, et que le plus sûr moyen pour entendre le sens d’un discours est de ne le pas examiner, et de le prendre sur la première apparence : si peu qu’on l’observe, toute la clarté se dissipe. Aussi il juge à l’aventure de toutes les actions des hommes et des points d’histoire, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, suivant librement sa première vue, et sans contraindre sa pensée sous les règles de la raison, qui n’a que de fausses mesures : ravi de montrer par son exemple les contrariétés d’un même esprit. Dans ce génie tout libre, il lui est entièrement égal de l’emporter ou non dans la dispute, ayant toujours, par l’un ou l’autre exemple, un moyen de faire voir la faiblesse des opinions ; étant posté avec tant d’avantage dans ce doute universel, qu’il s’y fortifie également par son triomphe et par sa défaite.

   « C’est dans cette assiette, toute flottante et chancelante qu’elle est, qu’il combat avec une fermeté invincible les hérétiques de son temps, sur ce qu’ils s’assuraient de connaître seuls le véritable sens de l’Ecriture ; et c’est de là encore qu’il foudroie plus rigoureusement l’impiété horrible de ceux qui osent assurer que Dieu n’est point. Il les entreprend particulièrement dans l’Apologie de Raymond de Sebonde, et les trouvant dépouillés volontairement de toute révélation, et abandonnés à leur lumière naturelle, tonte foi mise à part, il les interroge de quelle autorité ils entreprennent de juger de cet Etre souverain qui est infini par sa propre définition, eux qui ne connaissent véritablement aucune des moindres choses de la nature ! Il leur demande sur quels principes ils s’appuient ; il les presse de les montrer. Il examine tous ceux qu’ils peuvent produire et pénètre si avant, par le talent où il excelle, qu’il montre la vanité de tous ceux qui passent pour les plus éclairés et les plus fermes. Il demande si l’âme connaît quelque chose, si elle se connaît elle-même; si elle est substance ou accident, corps ou esprit : ce que c’est que chacune de ces choses, et s’il n’y a rien qui ne soit de l’un de ces ordres ; si elle connaît son propre corps, ce que c’est que matière, si elle peut discerner entre l’innombrable variété d’avis qu’on en produit ; comment elle peut raisonner, si elle est matérielle et comment peut- elle être unie à un corps particulier et en ressentir les passions, si elle est spirituelle? quand a-t-elle commencé d’être? avec le corps ou devant? et si elle finit avec lui ou non ; si elle ne se trompe jamais; si elle sait quand elle erre, vu que l’essence de la méprise consiste à ne pas la connaître; si dans ces obscurcissements elle ne croit pas aussi fermement que deux et trois font six qu’elle sait ensuite que c’est cinq ; si les animaux raisonnent, pensent, parlent, et qui peut décider ce que c’est que le temps, ce que c’est que l’espace ou l’étendue, ce que c’est que le mouvement, ce que c’est que l’unité, qui sont toutes choses qui nous environnent, et entièrement inexplicables ; ce que c’est que la santé, maladie, vie, mort, bien, mal, justice, péché, dont nous parlons à toute heure ; si nous avons en nous des principes du vrai, et si ceux que nous croyons, et qu’on appelle axiomes ou notions communes, parce qu’elles sont conformes dans tous les hommes, sont conformes à la vérité essentielle. Et puisque nous ne savons que par la seule foi qu’un Etre tout bon nous les a donnés véritables, en nous créant pour connaître la vérité, qui saura, sans cette lumière, si, étant formés à l’aventure, ils ne sont pas incertains, ou si, étant formés par un être faux et méchant, il ne nous les a pas donnés faux afin de nous séduire? montrant, par là, que Dieu et le vrai sont inséparables, et que si l’un est ou n’est pas, s’il est certain ou incertain, l’autre est nécessairement de même. Qui sait donc si le sens commun, que nous prenons pour juge du vrai, en a l’être de celui qui l’a créé? De plus, qui sait ce que c’est que vérité, et comment peut-on s’assurer de l’avoir sans la connaitre? Qui sait même ce que c’est qu’être, qu’il est impossible de définir, puisqu’il n’y a rien de plus général, qu’il faudrait, pour l’expliquer, se servir d’abord de ce mot-là même, en disant : C’est, etc. …? Et puisque nous ne savons ce que c’est qu’âme, corps, temps, espace, mouvement, vérité, bien, ni même être, ni expliquer l’idée que nous nous en formons, comment nous assurons-nous qu’elle est la même dans tous les hommes, vu que nous n’en avons d’autre marque que l’uniformité des conséquences, qui n’est pas toujours un signe de celle des principes? car ils peuvent bien être différents et conduire néanmoins aux mêmes conclusions, chacun sachant que le vrai se conclut souvent du faux.

   « Enfin il examine si profondément les sciences, et la géométrie, dont il montre l’incertitude dans les axiomes et dans les termes qu’elle ne définit point, comme d’étendue, de mouvement, etc.; et la physique en bien plus de manières, et la médecine en une infinité de façons ; l’histoire, et la politique, et la morale, et la jurisprudence et le reste ; de telle sorte que l’on demeure convaincu que nous ne pensons pas mieux à présent que dans quelque songe dont nous ne nous éveillons qu’à la mort, et pendant lequel tous avons aussi peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C’est ainsi qu’il gourmande si fortement et si cruellement la raison dénuée de la foi, que, lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins, il la fait descendre de l’excellence qu’elle s’est attribuée et la met par grâce en parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre jusqu’à ce qu’elle soit instruite par son Créateur même de son rang qu’elle ignore ; la menaçant, si elle gronde, de la mettre au-dessous de toutes, ce qui est aussi facile que le contraire, et ne lui donnant pouvoir d’agir cependant que pour remarquer sa faiblesse avec une humilité sincère, au lieu de s’élever par une sotte insolence. »

   M. de Saci se croyant vivre dans un nouveau pays et entendre une nouvelle langue, il se disait en lui-même les paroles de saint Augustin : « O Dieu de vérité! ceux qui savent ces subtilités de raisonnement vous sont-ils pour cela plus agréables? » Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se déchirait de toutes parts des épines qu’il se formait, comme saint Augustin dit de lui-même quand il était en cet état. Après une assez longue patience, il dit à M. Pascal :

   « Je vous suis obligé, monsieur; je suis sûr que si j’avais longtemps lu Montaigne, je ne le connaîtrais pas autant que je fais depuis cet entretien que je viens d’avoir avec vous. Cet homme devrait souhaiter qu’on ne le connût que par les récits que vous faites de ses écrits; et il pourrait dire avec saint Augustin : Ibi me vide, attende (Là, regarde-moi, fais attention). Je crois assurément que cet homme avait de l’esprit; mais je ne sais pas si vous ne lui en prêtez pas un peu plus qu’il n’en a, par cet enchaînement si juste que vous faites de ses principes. Vous pouvez juger qu’ayant passé ma vie comme j’ai fait, on m’a peu conseillé de lire cet auteur, dont tous les ouvrages n’ont rien de ce que nous devons principalement rechercher dans nos lectures, selon la règle de saint Augustin, parce que ses paroles ne paraissent pas sortir d’un grand fonds d’humilité et de piété. On pardonnerait à ces philosophes d’autrefois, qu’on nommait Académiciens de mettre tout dans le doute. Mais qu’avait besoin Montaigne de s’égayer l’esprit en renouvelant une doctrine qui passe maintenant chez les Chrétiens pour une folie? C’est le jugement que saint Augustin fait de ces personnes. Car on peut dire après lui de Montaigne… « II met dans tout ce qu’il dit la foi à part; ainsi nous, qui avons la foi, devons de même mettre à part tout ce qu’il dit.» Je ne blâme point l’esprit de cet auteur, qui est un grand don de Dieu, mais il pouvait s’en servir mieux, et en faire plutôt un sacrifice à Dieu qu’au démon. A quoi sert un bien, quand on en use si mal? Quid proderat, etc.? ( Que servait-il?) dit de lui-même ce saint docteur avant sa conversion. Vous êtes heureux, monsieur, de vous être élevé au-dessus de ces personnes qu’on appelle des docteurs, plongés dans l’ivresse de la science, mais qui ont le cœur vide de la vérité. Dieu a répandu dans votre cœur d’antres douceurs et d’autres attraits que ceux que vous trouviez dans Montaigne. II vous a rappelé de ce plaisir dangereux, a jucunditate pestifera, dit saint Augustin, qui rend grâces à Dieu de ce qu’il lui a pardonné les péchés qu’il avait commis en goûtant trop les vanités. Saint Augustin est d’autant plus croyable en cela, qu’il était autrefois dans ces sentiments ; et comme vous dites de Montaigne que c’est par ce doute universel qu’il combat les hérétiques de son temps, ce fut aussi par ce même doute des Académiciens que saint Augustin quitta l’hérésie des Manichéens. Depuis qu’il fut à Dieu, il renonça à cette vanité qu’il appelle sacrilège et fit ce qu’il dit de quelques autres. Il reconnut avec quelle sagesse saint Paul nous avertit de ne nous pas laisser séduire par ces discours. Car il avoue qu’il y a en cela un certain agrément qui enlève : on croit quelquefois les choses véritables, seulement parce qu’on les dit éloquemment. Ce sont des viandes dangereuses, dit-il, mais que l’on sert en de beaux plats ; mais ces viandes, au lieu de nourrir le cœur, le vident. On ressemble alors à des gens qui dorment, et qui croient manger en dormant : ces viandes imaginaires les laissent aussi vides qu’ils étaient.

   M. de Saci dit à M. Pascal plusieurs choses semblables : sur quoi M. Pascal lui dit que, s’il lui faisait compliment de bien posséder Montaigne et de le savoir bien tourner, il pouvait lui dire sans compliment qu’il savait bien mieux saint Augustin, et qu’il le savait bien mieux tourner, quoique peu avantageusement pour le pauvre Montaigne. Il lui témoigna être extrêmement édifié de la solidité de tout ce qu’il venait de lui représenter; cependant, étant encore tout plein de son auteur, il ne put se retenir et lui dit :

   « Je vous avoue, monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l’homme contre l’homme, qui, de la société avec Dieu où il s’élevait par les maximes de sa faible raison le précipite dans la nature des bêtes , et j’aurais aimé de tout mon cœur le ministre d’une si grande vengeance, si, étant disciple de l’Eglise par la foi, il eût suivi les règles de la morale, en portant les hommes, qu’il avait si utilement humiliés, à ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer de ceux qu’il les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connaître.

   « Mais il agit, au contraire, de cette sorte, en païen. De ce principe, dit-il, que hors de la foi tout est dans l’incertitude, et considérant bien combien il y a que l’on cherche le vrai et le bien sans aucun progrès vers la tranquillité, il conclut qu’on en doit laisser le soin aux autres ; et demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur les sujets de peur d’y enfoncer en appuyant ; et prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans les presser, parce qu’ils sont si peu solides, que quelque peu qu’on serre la main ils s’échappent entre les doigts et la laissent vide. C’est pourquoi il suit le rapport des sens et les notions communes, parce qu’il faudrait qu’il se fît violence pour les démentir, et qu’il ne sait s’il gagnerait, ignorant où est le vrai. Ainsi il fuit la douleur et la mort, parce que son instinct l’y pousse, et qu’il n’y veut pas résister pour la même raison, mais sans en conclure que ce soient de véritables maux, ne se liant pas trop à ces mouvements naturels de crainte, vu qu’on en sent d’autres de plaisir qu’on accuse d’être mauvais, quoique la nature parle au contraire. Ainsi, il n’a rien d’extravagant dans sa conduite ; il agit comme les autres hommes ; et tout ce qu’ils font dans la sotte pensée qu’ils suivent le vrai bien, il le fait par un autre principe, qui est que les vraisemblances étant pareillement d’un et d’autre côté, l’exemple et la commodité sont des contre-poids qui l’entraînent.

   « Il suit donc les mœurs de son pays parce que la coutume l’emporte ; il monte sur son cheval, comme un autre qui ne serait pas philosophe, parce qu’il le souffre, mais sans croire que ce soit de droit, ne sachant pas si cet animal n’a pas, au contraire, celui de se servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour éviter de certains vices et même il garde la fidélité au mariage, à cause de la peine qui suit les désordres ; mais si celle qu’il prendrait surpasse celle qu’il évite, il y demeure en repos, la règle de son action étant en tout la commodité et la tranquillité. Il rejette donc bien loin cette vertu stoïque qu’on peint avec une mine sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés, le front ridé et en sueur, dans une posture  pénible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, et seule sur la pointe d’un rocher : fantôme, à ce qu’il dit, capable d’effrayer les enfants, et qui ne fait là autre chose, avec un travail perpétuel, que de chercher le repos, où elle n’arrive jamais. La sienne est naïve, familière, plaisante, enjouée, et pour ainsi dire, folâtre : elle suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons ou mauvais, couchée mollement dans le sein de l’oisiveté tranquille, d’où elle montre aux hommes, qui cherchent la félicité avec tant de peine, que c’est seulement où elle repose, et que l’ignorance et l’incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite, comme il dit lui-même.

   «  Je ne puis vous dissimuler, monsieur, qu’en lisant cet auteur et en le comparant à Epictète, j’ai trouvé qu’ils étaient assurément les deux plus illustres défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde et les seules conformes à la raison, puisqu’on ne peut suivre qu’une de ces deux routes, savoir : ou qu’il y a un Dieu, et lors il y place son souverain bien ; ou qu’il est incertain, et qu’alors le vrai bien l’est aussi, puisqu’il en est incapable. J’ai pris un plaisir extrême à remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres sont arrivés à quelque conformité avec la sagesse véritable qu’ils ont essayé de connaître. Car, s’il est agréable d’observer dans la nature le désir qu’elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, où l’on en voit quelque caractère parce qu’ils en sont les images, combien est-il plus juste de considérer dans les productions des esprits les efforts qu’ils font pour imiter la vérité essentielle, même en la fuyant, et de remarquer en quoi, ils y arrivent et en quoi ils s’en égarent, comme j’ai tâché de faire dans cette étude.

   « Il est vrai, monsieur, que vous venez de me faire voir admirablement le peu d’utilité que les chrétiens peuvent retirer de ces études philosophiques. Je ne laisserai pas, néanmoins, avec votre permission, de vous en dire encore ma pensée, prêt néanmoins à renoncer à toutes les lumières qui ne viendront point de vous, en quoi j’aurai l’avantage, ou d’avoir rencontré la vérité par bonheur, ou de la recevoir de vous avec assurance. Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes est de n’avoir pas su que l’état de l’homme à présent diffère de celui de sa création; de sorte que l’un, remarquant quelques traces de sa première grandeur, et ignorant sa corruption, a traité la nature comme saine et sans besoin de réparateur, ce qui le mène au comble de la superbe ; au lieu que l’autre, éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité, traite la nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui le précipite dans le désespoir d’arriver à un véritable bien, et de là dans une  extrême lâcheté. Ainsi ces deux états qu’il fallait connaître ensemble pour voir toute la vérité, étant connus séparément conduisent nécessairement à l’un de ces deux vices, l’orgueil et la paresse, où sont infailliblement tous les hommes avant la grâce, puisque, s’ils ne demeurent dans leurs désordres par lâcheté, ils en sortent par vanité, tant il est vrai ce que vous venez de me dire de saint Augustin, et que je trouve d’une grande étendue, … car en effet on leur rend hommage en bien des manières.

   « C’est donc de ces lumières imparfaites qu’il arrive que l’un, connaissant les devoirs de l’homme et ignorant son impuissance se perd dans la présomption et que l’autre connaissant l’impuissance et non le devoir, il s’abat dans la lâcheté d’où il semble, puisque l’un est la vérité où l’autre est l’erreur, que l’on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au lieu de cette paix, il ne résulterait de leur assemblage qu’une guerre et qu’une destruction générale : car l’un établissant la certitude, l’autre le doute, l’un la grandeur de l’homme, l’autre sa faiblesse, ils ruinent la vérité aussi bien que la fausseté l’un de l’autre.  De sorte qu’ils ne peuvent subsister seuls à cause de leurs défauts, ni s’unir à cause de leurs oppositions, et qu’ainsi ils se brisent et s’anéantissent pour faire place à la vérité de l’Evangile. C’est elle qui accorde les contrariétés par un art tout divin, et unissant tout ce qui est vrai et chassant tout ce qui est faux, elle en fait une sagesse véritablement céleste où s’accordent ces opposés, qui étaient incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les contraires dans un même sujet ; car l’un attribuait la grandeur à la nature et l’autre la faiblesse à cette même nature, ce qui ne pouvait subsister au lieu que la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents : tout ce qu’il y a d’infirme appartenant à la nature, tout ce qu’il y a de puissant appartenant à la grâce. Voilà l’union étonnante et nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n’est qu’une image et qu’un effet de l’union ineffable de deux natures dans la seule personne d’un Homme-Dieu.

   « Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, de m’emporter ainsi devant vous dans la théologie, au lieu de demeurer dans la philosophie, qui était seule mon sujet ; mais il m’y a conduit insensiblement ; et il est difficile de n’y pas entrer, quelque vérité qu’on traite, parce quelle est le centre de toutes les vérités; ce qui paraît ici parfaitement puisqu’elle enferme si visiblement toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. Aussi je ne vois pas comment aucun d’eux pourrait refuser de la suivre. Car s’ils sont pleins de la pensée de la grandeur de l’homme, qu’en ont-ils imaginé qui ne cède aux promesses de l’Evangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la mort d’un Dieu? Et s’ils se plaisent à voir l’infirmité de la nature, leur idée n’égale plus celles de la véritable faiblesse du péché, dont la même mort a été le remède. Ainsi tous y trouvent plus qu’ils n’ont désiré ; et ce qui est admirable, ils s’y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s’allier dans un degré infiniment inférieur ! »

   M de Saci ne put s’empêcher de témoigner à M. Pascal qu’il était surpris comment il savait tourner les choses ; mais il avoua en même temps que tout le monde n’avait pas le secret, comme lui, de faire des lectures des réflexions si sages et si élevées. Il lui dit qu’il ressemblait à ces médecins habiles qui, par la manière adroite de préparer les plus grands poisons, en savent tirer les plus grands remèdes. Il ajouta que, quoiqu’il voyait bien, par ce qu’il venait de lui dire, que ces lectures lui étaient utiles, il ne pouvait pas croire néanmoins qu’elles fussent avantageuses à beaucoup de gens dont l’esprit se traînerait un peu, et n’aurait pas assez d’élévation pour lire ces auteurs et en juger, et savoir tirer les perles du milieu du fumier, aurum ex stercore Tertulliani, disait un Père ( « De l’or au milieu des excréments » L’expression est tirée de l’apologiste chrétien: Tertullien, 155-220). Ce qu’on pouvait bien plus dire à ces philosophes, dont le fumier, par sa noire fumée, pouvait obscurcir la foi chancelante de ceux qui les lisent. C’est pourquoi il conseillerait toujours à ces personnes de ne pas s’exposer légèrement à ces lectures, de peur de se perdre avec ces philosophes, et de devenir l’objet des démons et la pâture des vers, selon le langage de l’Ecriture, comme ces philosophes l’ont été.

   «  Pour l’utilité de ces lectures, dit M. Pascal, je vous dirai fort simplement ma pensée. Je trouve dans Epictète un art incomparable pour troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses extérieures, et pour les forcer à reconnaitre qu’ils sont de véritables esclaves et de misérables aveugles ; qu’il est impossible qu’ils trouvent autre chose que l’erreur et la douleur qu’ils fuient, s’ils ne se donnent sans réserve à Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre l’orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d’une véritable justice : pour désabuser ceux qui s’attachent à leurs opinions, et qui croient trouver dans les sciences  des vérités inébranlables ; et pour convaincre si bien la raison de son peu de lumière et de ses engagements, qu’il est difficile, quand on fait un bon usage de ses principes, d’être tenté de trouver des répugnances dans les mystères ; car l’esprit en est si battu qu’il est bien éloigné de vouloir juger si l’Incarnation ou le mystère de l’Eucharistie sont possibles ; ce que les hommes du commun n’agitent que trop souvent.

   « Mais, si Epictète combat la paresse, il mène à l’orgueil, de sorte qu’il peut être très nuisible à ceux qui ne sont pas persuadés de la corruption de la plus parfaite justice qui n’est pas de la foi. Et Montaigne est absolument pernicieux à ceux qui ont quelque pente à l’impiété et aux vices. C’est pourquoi ces lectures doivent être réglées avec beaucoup de soin, de discrétion et d’égard à la condition et aux mœurs de ceux à qui on les conseille. Il me semble seulement qu’en les joignant ensemble elles ne pourraient réussir fort mal, parce que l’une s’oppose au mal de l’autre ; non qu’elles puissent donner la vertu, mais seulement troubler dans les vices, l’âme se trouvant combattue par ces contraires, dont l’un chasse l’orgueil et l’autre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements ni aussi les fuir tous. »

   Ce fut ainsi que ces deux personnes d’un si bel esprit s’accordèrent enfin au sujet de la lecture de ces philosophes, et se rencontrèrent au même terme où ils arrivèrent néanmoins d’une manière un peu différente : M. de Saci y étant arrivé tout d’un coup par la claire vue du christianisme, et M. Pascal n’y étant arrivé qu’après beaucoup de tours en s’attachant aux principes de ces philosophes.

   Lorsque M. de Saci et tout Port-Royal des Champs étaient ainsi occupés de la joie que causaient la conversion et la vue de M. Pascal, et qu’on y admirait la force toute-puissante de la grâce, qui par une miséricorde dont il y a peu d’exemple, avait si profondément abaissé, cet esprit si élevé de lui-même, etc.

                 Texte extrait de Blaise Pascal, Pensées et opuscules, Brunschvicg, Hachette, p. 146 à 162.

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 Présentation de l’auteur.

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    Seul un génie est peut-être habilité à présenter un génie, mais il y faut Chateaubriand plutôt que Voltaire. Car Pascal incrédule, comme l’aurait voulu Voltaire dans le jugement que Chateaubriand lui attribue : « Pascal, fou sublime, né en un siècle trop tôt »,  n’eût pas été Pascal, cet « effrayant génie » dont nous parle ici l’auteur du génie du christianisme :

    « «Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques; qui, à seize, avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l’entendement; qui, à vingt-trois, démontra les phénomènes de la pesanteur de l’air et détruisit une des grandes erreurs de l’ancienne physique ; qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine à naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s’aperçut de leur néant et tourna ses pensées vers la religion ; qui, depuis ce moment jusqu’à sa mort, arrivée en sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du raisonnement le plus fort; enfin qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut par distraction un des plus hauts problèmes de la géométrie et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant de Dieu que de l’homme Cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal. »

          Chateaubriand, Le Génie du Christianisme, III° partie, livre II, chapitre VI, La Pléiade, p.824.825.

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    Pascal est né le 19 juin 1623 à Clermont-Ferrand dans une famille appartenant à la petite noblesse. Il perdit sa mère à l’âge de trois ans. Son père Etienne, esprit cultivé, épris de science, est second président en la cour des Aides de Montferrand. Pascal a deux sœurs : Gilberte (1620.1687) et Jacqueline (1625.1661).

   En 1631, la famille s’établit à Paris où le père s’occupe de l’éducation de ses enfants. Etienne Pascal est en relation avec l’élite scientifique de l’époque : Roberval, Fermat, Gassendi, Desargues. Par la médiation du Père Mersenne, il est en rapport avec Galilée, Descartes, Hobbes. Très tôt son fils l’accompagne à ces réunions savantes où l’enfant étonne par la précocité de son esprit. Il est vrai qu’à onze ans, le jeune prodige écrit un traité sur la propagation des sons et à 12 ans, retrouve seul, les trente-deux premières propositions d’Euclide. A 16 ans, il publie un travail très remarqué : Essai sur les Coniques.

   En 1639 la famille s’installe à Rouen où Etienne Pascal est nommé « commissaire pour l’impôt et la levée des taxes ». C’est pour faciliter le travail de son père que Pascal met au point la première machine à calculer: la machine arithmétique ou pascaline en photo ci-dessous.

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    La littérature faisant aussi partie des intérêts des Pascal, ils reçoivent Corneille alors au faîte de sa gloire.

   En 1646, un événement va bouleverser la vie de toute la famille. Le père s’étant démis une jambe au cours d’une chute, se confie aux soins de deux gentilshommes normands, ayant la réputation de guérisseurs. Ceux-ci ont été initiés au jansénisme de Port-Royal par Jean Guillebert, curé de Rouville, converti par St Cyran. Pendant les trois mois que les frères Deschamps passèrent chez les Pascal, « toute la maison profita du séjour des ces Messieurs, écrit Gilberte Perrier, la sœur de Pascal. Leurs discours édifiants et leur bonne vie que l’on connaissait donnèrent envie à mon père, à mon frère et à ma sœur de voir les livres qu’on jugeait qui leur avait servi pour parvenir à cet état […] Ce fut alors qu’ils commencèrent tous à prendre connaissance des ouvrages de M. Jansénius, de M. de Saint-Cyran, de M. Arnauld et des autres écrits dont ils furent épris ».

   Soulignons que cette conversion n’est pas le propre d’incrédules trouvant ou retrouvant la foi. Les Pascal sont des catholiques sincères mais ils découvrent alors qu’ils vivent en-deçà des exigences de la véritable piété.

   Alors que sa sœur Jacqueline va jusqu’au bout de sa conversion en devenant Sœur St Euphémie à Port-Royal à partir de 1652, Pascal reste dans le monde et y mène une vie mondaine. Il se lie avec le duc de Roannez, le chevalier de Méré et Miton. Leur commerce ne sera pas pour rien dans la célèbre distinction qu’il fera entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. [1] C’est aussi une période d’intense activité scientifique. Il rencontre Descartes, travaille sur la question du vide et conçoit l’expérience décisive mettant fin à la querelle entre les « plénistes » et les « vacuistes » en faisant réaliser par son beau-frère l’expérience de Torricelli à Clermont et au sommet du Puy-de-Dôme. Il écrit son Traité du vide, dont il ne reste que la préface et dont la publication sera posthume et jette les fondements de sa « géométrie du hasard ».

   Dès 1647, Pascal est un grand malade. Il souffre de maux de tête, d’estomac, de paralysie momentanée des jambes et surtout, malgré ses nombreuses activités, il ressent la vacuité de sa vie mondaine. Le converti de 1646 sent bien qu’il ne vit pas comme il pense mais si le monde ne l’attire plus, il sent aussi que la véritable conversion ne dépend pas entièrement de lui, qu’il y faut une aide de Dieu, à savoir une grâce qui ne l’a pas encore touché.

   Son drame se dénoue dans la soirée du 23 novembre 1654, nuit mystique dont il fixe le souvenir dans le texte du Mémorial, qu’il portera désormais toujours sur lui.

   « Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.

     Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

     Renonciation totale et douce.

     Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur »

   Telles sont quelques-unes des phrases du Mémorial que l’on retrouvera cousu dans son habit au moment de sa mort. Dès lors il fera plusieurs retraites à Port-Royal, s’astreignant à un ascétisme dangereux pour sa faible santé mais aussi s’impliquant dans la violente bataille qui conduira à la ruine de Port-Royal.

   En 1655 il a le célèbre entretien avec le directeur de conscience qu’on lui a attribué : M. de Saci. (ou Sacy). On peut sans doute dater de cette époque son projet d’écrire une Apologie de la religion chrétienne, apologie dont il ne nous reste que les Pensées. Fin octobre 1658, il en présente le plan dans une conférence à Port-Royal.

   En mars 1656 sa foi est exaltée par le miracle de la Sainte-Epine dont sa nièce, Marguerite Périer est l’heureuse élue. La petite est guérie d’une fistule à l’œil dont elle souffrait depuis plusieurs années par l’attouchement d’une relique prêtée à Port-Royal par M. de la Potherie.

   La persécution dont fait l’objet le jansénisme de la part des pouvoirs ecclésiastiques et royaux, la polémique avec les jésuites conduisent Pascal à publier clandestinement de 1656 à 1657 dix-huit lettres que l’on désigne sous le nom des Provinciales.

   Dans ses dernières années (1658-1662), il continue ses recherches mathématiques pour autant que les progrès de sa maladie lui en laissent le loisir, il rédige la Prière pour le bon usage des maladies et ses Trois Discours sur la condition des grands [2], il se préoccupe de mettre en service des « carrosses à cinq sols » ancêtres de nos actuels transports en commun.

   Il s’éteint à 39 ans, le 19 août 1662, chez sa sœur, Gilberte Perrier, où il se fait transporter pour laisser sa place à un enfant malade. Sur son lit de mort, il se reproche de ne pas avoir été assez charitable et exprime le vœu d’être transféré aux Incurables pour mourir « en la compagnie des pauvres ».

  

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Présentation du texte.

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    Comme la plupart des écrits de Pascal, l’Entretien avec M de Saci, présente des difficultés quant à l’établissement du texte. Il s’agit d’un supposé entretien dont le narrateur, le secrétaire de M. de Saci, Fontaine, est censé avoir été un témoin, prié plus tard d’en écrire le compte-rendu.

   Il commence par en  présenter les circonstances et les protagonistes, et réintervient deux fois dans le cours de la conversation pour se faire l’écho de la teneur des propos des deux interlocuteurs à des moments de transition. J’ai figuré en noir ces passages.

   En rouge, j’ai figuré le discours de Pascal et en vert celui de M. de Saci.

    Pour établir ce texte, dont on ne sait pas s’il témoigne d’un entretien ayant effectivement eu lieu et que l’on situe en 1655, Fontaine a dû utiliser des notes que les deux protagonistes avaient sans doute préparées avec soin avant leur rencontre. En effet, comme le montre Pierre Courcelle dans la remarquable étude qu’il fait de cet entretien, (L’entretien de Pascal et de Sacy. Ses sources et ses énigmes, Vrin.), les propos de Pascal s’appuient parfois textuellement sur le Manuel et les Entretiens d’Epictète et sur de nombreux renvois aux Essais de Montaigne. Il en est de même pour les propos de M. de Saci. Pierre Courcelle déchiffre au moins vingt  textes augustiniens lui servant de support.

   L’entretien avec M. de Saci est publié la première fois en 1728, dans le recueil, Continuation des Mémoires de littérature et d’histoire, tome V, du P. Desmolets. En 1736, on le retrouve dans le tome II de l’ouvrage de Tronchai : Mémoire pour servir à l’histoire de Port-Royal par M. Fontaine.

   Le texte que je reproduis ici est celui de l’édition Brunschvicg.

    Pour s’informer sur l’histoire et les résultats du travail critique concernant l’établissement de ce texte, on peut lire avec intérêt le chapitre II  de Blaise Pascal, commentaires d’Henri Gouhier, Vrin, p. 67 à 82.

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Explication du texte.

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Structure du texte.

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   Les couleurs font nettement apparaître cinq parties :

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1) Mise en scène de l’entretien par Fontaine.

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2) Long exposé du Pascal sur Epictète et Montaigne : éloge et critique du stoïcisme et du scepticisme.

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3)  Intervention de M. de Saci : nocivité et inutilité de l’activité philosophique.

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4) Conclusion de Pascal : l’intérêt théorique de la philosophie : elle rend nécessaire un saut théologique pour surmonter ses contradictions et sauver ses vérités.

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5) Les objections de M. de Saci contre les dangers de la philosophie font rebondir la question de son utilité pour la foi. Pascal conclut sur son intérêt pratique.

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I)                   Les enjeux apologétiques  de la lecture d’Epictète et de Montaigne.

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     (NB : On appelle apologétique, une défense ou une apologie de la religion chrétienne.)

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   La mise en scène par Fontaine de cet entretien nous permet d’en connaître le contexte. Pascal est un nouveau converti, (la nuit mystique date du 23 novembre 1654), venant se soumettre à un directeur de conscience, conformément à la résolution du Mémorial : « soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur ».

   On s’attendrait donc à un aveu d’humilité du côté de Pascal et à un discours édifiant du côté de M. de Saci. Or si ce dernier semble avoir l’initiative de l’échange en « mettant Pascal sur son fonds », il s’efface vite au profit d’un « pénitent » qui dépose moins les armes de sa brillante intelligence qu’il ne les affûte pour faire assaut de persuasion. L’exposé est méthodique, la rhétorique éblouissante, la conclusion fidèle à la manière pascalienne : jeu d’oppositions où la vérité et l’erreur de chacun s’annulent dans un jeu de bascule où Pascal excelle.

   Mais pourquoi ? Pascal proposerait-il à M. de Saci une défense de la philosophie en lieu et place d’une défense de la religion chrétienne ? Car comment ne pas être sensible à l’admiration qu’il voue à Epictète et à Montaigne ? Comment ne pas ressentir le plaisir qu’il éprouve à restituer la force de pensées païennes, odieuses certainement à celui auquel il s’adresse ? Bref comment comprendre cette place de la philosophie dans une rencontre dont les acteurs incarnent une position antiphilosophique ?

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   Ce qui est sans ambiguïté pour le directeur de conscience de Pascal. Il ne fait pas mystère de son mépris de la philosophie et  si le dialogue fait une place à Epictète et à Montaigne, c’est que, M. de Saci, prend-on la peine de souligner, a l’habitude de « proportionner ses entretiens à ceux à qui il parle ». Or il n’ignore pas la grande réputation de science de celui qui, « touché de Dieu » vient en sa compagnie se soumettre au joug de Jésus-Christ. Tout naturellement, il oriente donc la réflexion sur les lectures philosophiques de son pénitent mais, à ses yeux, la philosophie n’est qu’un prétexte pour « passer aussitôt à Dieu ». Saci est un théologien, non un philosophe et il ne se privera pas, après le long exposé de Pascal sur sa lecture d’Epictète et de Montaigne, d’exprimer le peu d’estime en laquelle il tient de telles activités. Perte de temps, viandes dangereuses ; pour cet homme d’un seul livre, la philosophie est nocive et témoigne d’une absence d’humilité, vertu principale d’un homme de Dieu.  D’où sa manière condescendante d’écarter d’un revers de pitié les arguties d’un Montaigne : «Vous pouvez juger qu’ayant passé ma vie comme j’ai fait, on m’a peu conseillé de lire cet auteur, dont tous les ouvrages n’ont rien de ce que nous devons principalement rechercher dans nos lectures, selon la règle de saint Augustin, parce que ses paroles ne paraissent pas sortir d’un grand fonds d’humilité et de piété. On pardonnerait à ces philosophes d’autrefois, qu’on nommait Académiciens de mettre tout dans le doute. Mais qu’avait besoin Montaigne de s’égayer l’esprit en renouvelant une doctrine qui passe maintenant chez les Chrétiens pour une folie? C’est le jugement que saint Augustin fait de ces personnes. Car on peut dire après lui de Montaigne… « II met dans tout ce qu’il dit la foi à part; ainsi nous, qui avons la foi, devons de même mettre à part tout ce qu’il dit. »

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   Cette position antiphilosophique est apparemment plus ambiguë pour Pascal, mais apparemment seulement. Pour Pascal aussi « la philosophie ne vaut pas une heure de peine » ; aussi peut-on s’étonner de la connaissance précise qu’il en a. De toute évidence il a lu avec soin les auteurs dont il propose une lecture et seule sa grande familiarité avec Montaigne (il connaît les Essais par cœur) peut lui permettre d’en ramener la substance à deux grandes doctrines : le rationalisme dogmatique et le scepticisme : « j’ai trouvé qu’ils étaient assurément les deux plus illustres défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde et les seules conformes à la raison, puisqu’on ne peut suivre qu’une de ces deux routes, savoir : ou qu’il y a un Dieu, et lors il y place son souverain bien ; ou qu’il est incertain, et qu’alors le vrai bien l’est aussi, puisqu’il en est incapable. »

   Mais il va de soi que cette schématisation situe d’emblée le lieu à partir duquel Pascal prend en considération la philosophie. Ce point haut est ce qui constitue l’objet de la foi : c’est la certitude religieuse. Il y a un Dieu, ce Dieu n’est pas le Dieu des philosophes et des savants, c’est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob rendu visible en Jésus-Christ. La vérité de l’Evangile ne fait aucun doute pour Pascal. Mais cela ne signifie pas que cet homme de science puisse se résoudre à mettre entièrement hors jeu la raison dans le rapport à la religion. Certes les vérités de la foi sont des vérités du cœur non de la raison mais « si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule » Pensée B.273. Par ailleurs il a pratiqué le monde et il sait qu’on ne peut espérer convertir les incrédules avec les seuls arguments théologiques. C’est avec les ressources de la raison qu’il faut aussi s’y employer et il s’y essaie avec l’argument du pari. Non pas que l’on puisse donner la foi à celui qui n’a pas reçu la grâce divine mais on peut l’ébranler dans son incroyance et le disposer ainsi à la recevoir. Voilà pourquoi cet homme qui n’est pas un théologien endosse l’habit du philosophe en présence du théologien. Cependant il n’est pas un philosophe, il est un chrétien dogmatique et c’est donc à d’autres fins que celles de la philosophie qu’il la mobilise. Son détour par Epictète et Montaigne est stratégique. Il ne s’agit pas pour lui d’exposer de manière neutre deux systèmes philosophiques. Ni l’un ni l’autre ne sont abordés pour eux-mêmes, ils ne sont que l’occasion d’établir les contradictions d’une discipline prétendant faire l’économie de la foi dans son rapport à la vérité.

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   D’où l’intérêt de ce texte. Non seulement il exige de s’approprier le stoïcisme et le scepticisme mais il permet d’affronter la question des rapports de la philosophie et de la religion, de la foi et du savoir. La philosophie nous éloigne-t-elle ou nous conduit-elle à Dieu ? La raison permet-elle à l’homme d’entrevoir la vérité ? Voilà ce qui est au cœur des interrogations pascaliennes. Et comme M. de Saci, Pascal n’a aucun doute sur la réponse à ces questions. Le pénitent ne vient donc pas donner une leçon de philosophie à son directeur de conscience, mais il vient lui apporter une justification philosophique de son antiphilosophie, comme si à travers lui, son souci était de persuader un auditoire peu réceptif aux arguments théologiques, mais en mesure d’en comprendre la nécessité par la révélation des contradictions mêmes de la philosophie. Au fond Pascal épouse ici, avec un talent admirable, la position des philosophes pour mettre en scène le saut théologique sans lequel leur vérité ne peut être sauvée, leur erreur dépassée. La théologie au secours de la philosophie ! Ce n’est pas un moindre paradoxe mais il semble bien que ce soit celui de ce texte.

   En ce sens Henri Gouhier me paraît fondé à écrire : «  On ne doit donc pas présenter l’entretien comme si Pascal venait défendre le droit de la philosophie à l’existence contre M. de Sacy qui le conteste. La question que pose Pascal est toute différente : étant donné ce qu’elles sont, il y a deux philosophies dont la lecture, lui semble-t-il, peut être utile à la religion chrétienne à condition de savoir s’en servir. Le discours qui fut soumis à M. de Sacy a donc une fin apologétique précise et c’est bien ainsi que ce dernier l’a entendu » Blaise Pascal, commentaires, Vrin, p.87.

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II)                Lecture d’Epictète : éloge et critique.

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   Remarquons que Pascal ne se préoccupe guère de restituer la pensée stoïcienne dans sa vérité doctrinale. Par exemple, alors que le système stoïcien est avant tout  une métaphysique articulant avec rigueur une physique, une logique et une éthique, Pascal le réduit d’emblée à sa seule dimension éthique. Sans doute fait-il allusion au système métaphysique dans la phrase : « il veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet » mais à défaut de préciser ce qu’il en est du Dieu stoïcien, il entretient une ambiguïté dommageable pour la vérité philosophique. Car le Dieu d’Epictète n’est pas le Dieu personnel des chrétiens. Zeus est le nom du logos ou de la raison liant tous les éléments du cosmos dans une sympathie universelle.

    Mais ce n’est pas ce qui préoccupe Pascal. N’oublions pas que son projet est apologétique. Il s’agit, pour lui, de pointer l’utilité de la philosophie pour la spiritualité chrétienne et de ce point de vue le choix d’Epictète n’est pas innocent. Les propos du philosophe se prêtent effectivement à une récupération chrétienne et l’idée d’un stoïcisme chrétien était relativement répandue à l’époque de Pascal. Epictète par exemple avait été classé, par certains, parmi les saints et on assimilait volontiers le destin stoïcien à la providence divine. Pascal exploite les équivoques du texte d’Epictète à ses fins, aussi célèbre-t-il en lui ce qui entre en consonance avec la morale chrétienne et lui permet d’en faire l’apologie.

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A)    Eloge.

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   « Epictète est un des philosophes du monde qui ait mieux connu les devoirs de l’homme. »

   Ce dernier en effet n’est pas conçu comme un souverain dans le cosmos, habilité à faire de son caprice le principe de sa conduite. La sagesse stoïcienne enseigne qu’il y un ordre des choses, que cet ordre est rationnel ou divin et que l’homme peut, à l’aide de sa propre raison, qui est une parcelle de la raison divine, connaître la nécessité naturelle afin de vivre en conformité avec elle. D’où le précepte de vivre en accord avec la nature c’est-à-dire en accord avec Zeus, le logos ou le destin, tous ces termes étant des synonymes dans la pensée stoïcienne. Il s’ensuit que le sage stoïcien est invité à se disposer d’une certaine manière à l’égard de ce qui est ou de ce qui arrive. Il doit apprendre à faire la différence entre ce qui dépend de lui et ce qui n’en dépend pas. Ce qui dépend entièrement de lui concerne le jugement qu’il porte sur les choses et sa volonté de telle sorte que, s’il se rend maître de son jugement, il se rend maître des choses. Sur la scène intérieure, le stoïcien peut donc être une citadelle inexpugnable. Nul n’a le pouvoir de forcer son jugement ou sa volonté. Il est absolument libre de faire un bon usage de ses représentations  et de conformer sa volonté à ce qui est. A l’égard de tout ce qui ne dépend pas de lui (la santé, la réputation, la richesse, l’amour etc.), il peut et il doit mettre en œuvre une attitude faite à la fois de détachement et d’adhésion sereine :

    D’où la métaphore du voyageur ou de l’acteur. Il n’appartient pas à l’homme de choisir son rôle mais une fois qu’il est embarqué, dirait Pascal, il a la responsabilité de le bien ou mal jouer. Le jouer mal, dans la lamentation, la révolte contre Dieu ou, au contraire, le jouer avec piété en prenant soin de tout ce qui est remis à son usage et en conformant sa volonté à la volonté divine.

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   Ethique donc de la supériorité d’une liberté souveraine se rendant invincible par le seul pouvoir de comprendre, de vouloir et d’aimer. Qu’il y ait dans cette suffisance du sage, la négation de la faiblesse humaine, c’est bien ce qui va être stigmatisé par Pascal. Mais d’abord, il en retient ce que le christianisme a érigé en vertu : cette profonde humilité de celui qui, ne se prenant pas pour le maître du monde, se réinsère à la place qui lui revient dans l’ordre naturel, image visible du souverain invisible.

   « Il montre aussi en mille manières ce que doit faire l’homme. Il veut qu’il soit humble, qu’il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu’il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l’étude et le désir de l’homme doit être de reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre. »

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B)    Critique.

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     Mais voilà, si Epictète a bien connu les devoirs d’humilité de l’homme, il a ignoré son impuissance. Et il l’a ignorée parce que seule la révélation pouvait la lui découvrir. « Il fallait être Dieu pour apprendre l’un et l’autre aux hommes. Aussi, comme il était terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la présomption de ce qu’on peut. »

   Vaine prétention stoïcienne attribuant au sage des pouvoirs dont sont dépourvus les hommes ! Pire que cela : « Superbe diabolique ».

   Le procès est sans appel. La confiance des païens dans les possibilités de la nature humaine est condamnée implacablement et d’abord parce qu’elle n’est pas innocente. Elle est la marque du diable, le signe d’un orgueil coupable par lequel l’homme croit s’égaler à Dieu. La faute des stoïciens est d’ériger un péché en vertu. Leur exhortation à l’humilité n’est que l’envers d’un orgueil démesuré enseignant que le sage peut vivre comme un dieu parmi les hommes, qu’il a la capacité de s’affranchir de l’adversité, de rester libre dans les fers comme sur le trône, de conquérir l’impassibilité divine, par le seul déploiement de sa force d’âme.

   Quelle vanité pour Pascal ! Sans la grâce divine, l’homme est misérable, déchu d’une grandeur que seule l’aide de Dieu peut restaurer dans sa vérité.

   Privés des lumières de la foi, les stoïciens ont ainsi été conduits à des erreurs que Pascal-chrétien énumère à la fin de son premier exposé sur Epictète :

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C)    Conclusion-récapitulation ; commentaire d’Henri Gouhier.

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      « Aussi Pascal commence-t-il par louer Epictète à la façon de ces humanistes chrétiens qui ont reconnu dans le stoïcisme un pressentiment de la vraie religion, Juste Lipse, professeur de Louvain, Guillaume du Vair, évêque de Lisieux. Adorer un Dieu qui gouverne le monde avec justice, accepter avec piété ce qui arrive comme le reflet de sa sagesse, ne s’attacher à aucun bien terrestre, tout regarder à la lumière de la mort… « Grand esprit », conclut Pascal qui se plaît visiblement à extraire des Entretiens et du Manuel des textes que l’on croirait tirés de l’Imitation. Tel cet humaniste qui était tenté de s’écrier : « Saint Socrate, priez pour nous », Pascal, devant celui « qui a si bien connu les devoirs de l’homme », se laisse entraîner : « J’ose dire qu’il mériterait d’être adoré… » Mais il y a un «si »  et ce « si » opère un complet retournement : « … s’il avait aussi bien connu son impuissance, »

   Savoir ce que l’on doit faire serait une science précieuse si l’on savait en même temps que l’on est incapable de le faire ; sans ce second savoir, le premier est sans valeur : il est même dangereux. C’est alors la descente d’Epictète aux enfers : « après avoir si bien compris ce qu’on doit, voici comme il se perd dans la présomption de ce qu’on peut » ; connaître Dieu, l’aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de ses vices, acquérir les vertus, il croit que tout cela est «  en notre puissance ». « Principes d’une superbe diabolique » ! Alors les équivoques s’évanouissent : le Dieu d’Epictète est celui du panthéisme dont chaque âme est une parcelle ; la soumission à l’ordre du monde n’est que le défi d’une raison orgueilleuse qui nie que la douleur soit un mal, qui nie que la mort même soit un mal, allant jusqu’à justifier le suicide sous prétexte de libération.

   Avec cette âpre critique du stoïcisme, c’est déjà Montaigne qui entre dans le jeu. Dans sa dernière révision des Essais, celui-ci avait ajouté, à la fin de l’Apologie de Raymond Sebond, un alinéa très significatif de sa propre évolution. Sa première conclusion disait : « O la vile chose et abjecte que l’homme, s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité » mais, continuait-il : « Il s’élèvera si Dieu lui prête extraordinairement la main » Or, aux approches de la soixantaine, il tient à préciser « C’est à notre foi chrétienne, non à sa vertu stoïque, de prétendre à cette divine et miraculeuse métamorphose. Là est précisément la leçon que Pascal va tirer des Essais. De fait, il recommande explicitement la lecture de l’Apologie et sur les cinquante-trois textes de Montaigne dont M. Courcelle retrouve le souvenir dans son discours, trente-sept en sont tirés » Henri Gouhier, Blaise Pascal, Commentaires, Vrin, p.91-92.

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III)             Lecture  de Montaigne : éloge et critique.

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      Pascal est en effet nourri de Montaigne et la longueur de son développement sur cet auteur nous donne la mesure de sa familiarité avec lui. Il ne prend pas le peine de le citer textuellement, il l’a si bien assimilé qu’il en restitue la pensée avec une aisance qui fera dire à M. de Saci : « Je vous suis obligé, monsieur; je suis sûr que si j’avais longtemps lu Montaigne, je ne le connaîtrais pas autant que je fais depuis cet entretien que je viens d’avoir avec vous. Cet homme devrait souhaiter qu’on ne le connût que par les récits que vous faites de ses écrits; et il pourrait dire avec Saint Augustin : Ibi me vide, attende. Je crois assurément que cet homme avait de l’esprit; mais je ne sais pas si vous ne lui en prêtez pas un peu plus qu’il n’en a, par cet enchaînement si juste que vous faites de ses principes. »

  De fait, Pascal propose une présentation systématique d’une pensée n’ayant  rien de systématique, des arguments cartésiens étant même attribués à l’auteur des Essais, comme si le doute qui n’était que de méthode dans les Méditations, devait être arraché aux enjeux dogmatiques qui étaient les siens chez Descartes pour servir les enjeux apologétiques pascaliens.

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A)    Eloge.

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    Montaigne est bien un chrétien, commence par rappeler Pascal, mais sa pensée révèle ce qu’il en coûte à nos croyances lorsqu’on cherche à les fonder en voulant se passer des lumières de la foi. Et pas seulement à nos croyances religieuses. Montaigne s’est demandé, s’il est possible d’établir une morale, une politique, une science en recourant aux seules forces de la raison. Et le résultat s’impose de manière implacable : toutes nos assurances sont emportées dans un doute universel, un doute si radical qu’il ne peut même pas prétendre s’affirmer lui-même. Rien ne résiste au pouvoir décapant de l’examen dès lors qu’on ne veut pas tricher avec la raison et en l’absence de toute certitude on ne peut pas plus affirmer qu’on ne sait pas qu’on ne le peut du contraire. D’où la formule qu’affectionnait Montaigne : « Que sais-je ? ».

   Montaigne ne distinguait pas, au sein du scepticisme, les académiciens et les pyrrhoniens. Pour les académiciens, le doute porte sur l’essence des choses non sur les apparences. Pour les pyrrhoniens, il n’y a pas lieu de maintenir la distinction métaphysique de l’essence et de l’apparence ou des phénomènes. Si le scepticisme académique est un scepticisme phénoméniste, le pyrrhonisme est une philosophie de la pure apparence impliquant donc une critique radicale de la connaissance.

   Pascal fait de Montaigne un pyrrhonien et l’on comprend qu’il n’y a pas mieux qu’une critique radicale de nos possibilités de connaître pour servir de propédeutique à l’idée qu’il ne peut y avoir de vérité que révélée. Il avait dû se réjouir de lire dans l’Apologie de Raymond Sebond : «  La participation que nous avons à la connaissance de la vérité, quelle qu’elle soit, ce n’est pas par nos propres forces que nous l’avons acquise » ; nos moyens purement humains sont incapables de concevoir « cette vérité en laquelle il a plu à la sacro-sainte bonté de Dieu de nous illuminer ».

   Ce que Pascal a trouvé en Montaigne, c’est donc la peinture de l’homme livré à lui-même, sans secours autre que ses sens et ses raisonnements dont le pyrrhonien s’applique à décrire les mirages, la mobilité, la relativité. « Ondoyant et divers » disait Montaigne lorsqu’il désignait ce qu’il appelait « sa maîtresse forme ».

   Dans l’Apologie, son projet est clairement formulé mais c’est Pascal qui en systématise les résultats. Montaigne est trop fidèle à son tempérament pour le trahir par un parcours qui ne serait pas lui aussi « ondoyant ». Car : « Que nous prêche la vérité, quand elle nous prêche de fuir la mondaine philosophie, quand elle nous inculque si souvent que notre sagesse n’est que folie devant Dieu; que, de toutes les vanités, la plus vaine c’est l’homme ; que l’homme qui présume de son savoir, ne sait pas encore que c’est que savoir ; et que l’homme, qui n’est rien, s’il pense être quelque chose, se séduit soi-même et se trompe ? Ces sentences du Saint-Esprit expriment si clairement et si vivement ce que je veux maintenir, qu’il ne me faudrait aucune autre preuve contre des gens qui se rendraient avec toute soumission et obéissance à son autorité. Mais ceux-ci veulent être fouettés à leurs propres dépens et ne veulent souffrir qu’on combatte leur raison que par elle-même.

   Considérons donc pour cette heure l’homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes, et dépourvu de la grâce et connaissance divines, qui sont tout son honneur, sa force et le fondement de son être. Voyons combien il a de tenue en ce bel équipage. »

   Et précisément, on découvre qu’il n’en a aucune de fixe. Tout est relatif dans une telle condition parce que la connaissance est toujours tributaire d’une perception, d’un certain regard, le regard de chaque être singulier. Voilà pourquoi Montaigne dit « Je ». Son discours n’a pas d’autre sujet que Montaigne avec ses humeurs variables d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre. Il n’y a pas de point de vue absolu sur les choses et à tout jugement particulier, on peut en opposer un autre. Impossible, en toute rigueur, de trancher entre les deux.

   En l’absence d’une vérité absolue qui serait à chercher, le  scepticisme s’accomplit donc dans l’examen des raisons de douter et ce sont ces raisons que Pascal va, complaisamment, exposer. A l’inverse des stoïciens ayant eu le tort de surestimer les pouvoirs de la raison, Montaigne lui fournit matière à l’humilier.

   Rien n’y échappe. Ni les institutions humaines, ni les mœurs,  ni l’histoire, ni les hérésies (à son époque c’est le calvinisme qui est l’objet de sa critique), ni la métaphysique, ni les sciences. Car en toutes ces matières, la raison serait une autorité si elle pouvait rendre raison de son discours et d’elle-même. Or « les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli » (Pascal, De l’esprit géométrique.) Sa limite tient au fait que tout raisonnement repose sur des propositions, elles-mêmes articulant des notions, que la raison est impuissante, pour les unes, à démontrer et, pour les autres, à définir. Elle fonctionne donc à partir de propositions et de notions premières dont elle ne peut rendre compte. Dès lors si son fondement est aussi peu fiable, n’est-ce pas la totalité de son exercice qui chancelle ? D’où la complaisance de Pascal à pointer les antinomies de la métaphysique (Qu’est-ce que l’âme ? matière, esprit ?) l’obscurité des notions nécessaires à nos définitions mais indéfinissables en elles-mêmes, (temps, espace, mouvement, santé, maladie etc.), l’inconsistance du sens commun auquel nous faisons inconsidérément confiance. Sans Dieu vérace, en effet, impossible d’assurer la fiabilité des constructions rationnelles et de nos observations. Ce que Descartes avait explicitement établi avec l’hypothèse du Malin Génie et l’argument du rêve. S’il y a un Dieu trompeur qui se plaît à m’abuser lorsque je dis que deux et deux font quatre, je me trompe. Les certitudes mathématiques, pour ne rien dire de celles de la physique ont donc besoin d’un Dieu vérace pour être reçues comme vraies. Mais seule la foi  peut nous faire connaître l’existence d’un tel Dieu.

   Il s’ensuit que Montaigne ébranle toutes les productions qui font l’orgueil de l’homme et le destituant de la place d’honneur qu’il s’est octroyé dans la création, il n’hésite pas à le rabattre au niveau de l’animal.

   A ce moment de l’entretien, c’en est trop pour M. de Saci. Que l’on se complaise à pointer la misère de l’homme livré à ses seules forces, soit, mais qu’on l’assimile à un animal c’en est trop. Alors qu’il n’a pas réagi à l’exposé sur Epictète, il prend ici la parole pour exprimer son mépris de la philosophie. L’humilité est une chose, la bassesse en est une autre. Le jansénisme insiste peut-être sur la misère de l’homme sans Dieu mais il ne sous-estime pas la grandeur de l’homme en Dieu. Il s’ensuit que si la philosophie doit conduire à de telles aberrations, elle n’est pas seulement une activité inutile, mais encore une activité nocive. « Viandes dangereuses » dit-il. Néanmoins il n’omet pas de rappeler que son maître, St Augustin, a combattu l’hérésie manichéenne avec les ressources du doute sceptique, celui qui était en usage dans l’Académie, depuis le III° siècle avant J.-C., avec Arcélisas.

   Ce qui est l’occasion pour Pascal de revenir sur l’éloge de Montaigne juste avant de procéder à sa critique : « Je vous avoue, monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l’homme contre l’homme, qui, de la société avec Dieu où il s’élevait par les maximes de sa faible raison le précipite dans la nature des bêtes, et j’aurais aimé de tout mon cœur le ministre d’une si grande vengeance, si, … », car il y a un « si » introduisant la critique.

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 B)    Critique.

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     «  si, étant disciple de l’Eglise par la foi, il eût suivi les règles de la morale, en portant les hommes, qu’il avait si utilement humiliés, à ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer de ceux qu’il les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connaître ».

   On s’aperçoit que la critique ne va pas porter sur la pensée de Montaigne. Son anthropologie  retournant contre la raison les armes mêmes de la raison n’est pas remise en cause mais il n’en est pas de même de l’homme dans son irrésolution pratique. Catholique par sa foi, il n’a pas mis sa conduite en accord avec elle et il a tiré parti de sa peinture de la faiblesse humaine pour excuser la sienne. Pascal attaque donc Montaigne dans les complaisances et les facilités de sa morale.

   Il stigmatise son éthique du confort. Son scepticisme lui est prétexte à renoncer à la recherche de la vérité et à prendre pour mesure de ses jugements et de ses principes la coutume et le sens commun, afin de s’éviter des peines. Au fond, Montaigne fuit tout ce qui pourrait troubler sa quiétude et s’abandonne à un divertissement dont il ne voit pas qu’il participe de la misère existentielle. Sa conduite ne diffère pas de celle de la majorité des hommes mais ce que les autres font parce qu’ils jugent que c’est un bien, même si c’est à tort, il le fait parce qu’en l’absence de bien véritable, il n’y a pas lieu de prendre un autre guide que l’opinion commune de ceux avec lesquels on vit. Ainsi n’est-il pas catholique par conviction résolue mais parce que c’est la religion de son pays. « Nous sommes chrétiens à même titre que nous sommes ou périgourdins ou allemands. » dit-il dans l’Apologie. De même, il ne respecte pas les règles de morale par rigueur morale mais pour se protéger des désagréments que ne manquerait pas de provoquer une conduite déréglée et extravagante. On est loin avec lui de la vertu stoïque ! « La sienne est naïve, familière, plaisante, enjouée, et, pour ainsi dire, folâtre : elle suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons ou mauvais, couchée mollement dans le sein de l’oisiveté tranquille. »

   Mollesse, oisiveté, tranquillité, frivolité, hédonisme, tout cela est d’un païen non d’un chrétien.

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C)    Conclusion-récapitulation : commentaire d’Henri Gouhier.

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   « Montaigne a mis la foi entre parenthèses ; puis il s’est tourné vers l’homme. Sous son regard lucide, toutes nos assurances chancellent : la justice des lois, les certitudes des sciences, les principes de la morale, les vérités de la philosophie. La satire des tribunaux annonce le journaliste des Provinciales ; le physicien et le mathématicien esquissent une critique du savoir positif que sa positivité maintient au niveau du probable ; l’impitoyable observateur connaît trop bien l’histoire et le monde pour attendre de la raison les règles d’une éthique qui serait naturelle ; surtout, ce qui devait plaire encore plus à l’interlocuteur, Pascal souligne l’incapacité métaphysique de notre intelligence. Avec Montaigne, « il demande si l’âme connaît quelque chose ; si elle se connaît elle-même ; si elle est substance ou accident, corps ou esprit… » ; si elle est corps, « comment peut-elle raisonner » ? si elle est esprit, « comment peut-elle être unie à un corps particulier et en ressentir les passions » ? On voit qu’en lisant Montaigne, Pascal pense à d’autres qui sont venus après lui : le dernier embarras est celui des cartésiens. Aussi, emporté par sa fougue d’entrepreneur de démolition, saisit-il au passage l’argument-massue du Dieu trompeur, attribuant à l’auteur des Essais un morceau de la Première Médiation ; toutefois il ne recherche pas dans la Troisième le moyen d’y échapper : c’est dans la révélation que les évidences menacées trouvent leur garantie. « Nous ne savons que par la seule foi qu’un Etre tout bon nous les a données véritables » ; comme Descartes, Pascal pense « que Dieu et le vrai sont inséparables, et que si l’un est ou n’est pas, s’il est incertain ou certain, l’autre est nécessairement de même » : mais c’est le Dieu d’Abraham et de Jésus-Christ que philosophes et savants doivent invoquer pour fonder la vérité.

   Ainsi l’expérience du 23 novembre trouve dans les Essais les développements philosophiques de sa signification anti-philosophique ; peut-être est-ce encore la joie du Mémorial qui frémit dans celle du lecteur de Montaigne. « Je vous avoue, Monsieur, que je ne puis voir sans joie, dans cet auteur, la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes et cette révolte si sanglante de l’homme contre l’homme… » L’homme révolté, mais contre l’homme ! « de la société de Dieu » où sa faible raison l’élevait avec Epictète, le voici qui, avec Montaigne, se précipite dans la nature des bêtes » : spectacle réconfortant  « et, ajoute Pascal, j’aurais aimé de tout mon cœur le ministre d’une si grande vengeance si… » Car, comme dans le cas d’Epictète, il y a un  si». Mais ce « si » introduit une critique très différente : elle ne vise en aucune façon la pensée de Montaigne ; tout ce qu’il écrit sur l’homme est rigoureusement vrai ; ce qu’on ne peut admettre, c’est la conclusion qu’il en a tirée pour son propre compte dans la conduite de sa vie.

   Professant la foi catholique, d’un côté et, de l’autre, sachant la faiblesse de l’homme, il n’a pas accordé sa conduite à la première et il a fondé sur la seconde une éthique du confortable. Le doute devient un mol oreiller ; l’ignorance s’épanouit en oisiveté ; « la règle de son action est en tout la commodité et la tranquillité ». Si, en pratique, la leçon des Essais rejoint celle du décalogue, l’intention qui la dicte n’a rien de religieux ; elle n’est que l’intérêt bien compris : que d’ennuis s’épargne un mari fidèle ! Le vice n’est nullement reposant ; il est cause d’agitation, de tension, de souffrance si bien que la vertu selon Montaigne est « plaisante, enjouée et pour ainsi dire folâtre » Or, elle est d’«  un païen » tout comme la vertu sévère et farouche d’Epictète. » Henri Gouhier, Blaise Pascal, Commentaires, Vrin, p.92-93.

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IV)              Dépassement des contradictions de la philosophie : le saut théologique.

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A)    L’intérêt théorique de la philosophie.

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   L’exposé précédent a fait apparaître les contradictions internes à la philosophie. Là où l’une déchiffre la force et les possibilités de l’ange, l’autre voit la faiblesse et la figure de la bête.

   La rhétorique pascalienne nous conduit ainsi à ce point où tout naturellement on a envie de dire : il faudrait savoir ! On ne peut affirmer sans contradiction d’une même chose considérée sous le même rapport, une chose et son contraire. Or c’est précisément ce que font ces deux grandes philosophies, et comme elles incarnent aux yeux de Pascal, « les deux plus célèbres sectes du monde et les seules conformes à la raison », ce qui vaut pour elles vaut pour la philosophie entière.

   Il y a là une manière décisive d’établir que la raison se condamne, par son seul exercice, à une aporie dans laquelle elle s’anéantit en vertu de son propre principe de non contradiction. L’habileté pascalienne confine ici à la virtuosité. Impossible, montre-t-il, d’opérer un dépassement de la contradiction si l’on s’obstine à se maintenir au niveau de la philosophie. La dialectique, que célébrera Hegel, n’est ici d’aucun secours car « l’un établissant la certitude, l’autre le doute, l’un la grandeur de l’homme, l’autre sa faiblesse, ils ruinent la vérité aussi bien que la fausseté l’un de l’autre.  De sorte qu’ils ne peuvent subsister seuls à cause de leurs défauts, ni s’unir à cause de leurs oppositions, et qu’ainsi ils se brisent et s’anéantissent… » La raison ici ne peut que constater l’impasse.

   Et pourtant, il ne s’agit pas de trouver une issue à la manière de M. de Saci dont on peut interpréter, comme se le permet Fontaine, la pensée silencieuse : «  laissons là ces « lumières humaines » si dérisoires à force d’inconséquence ! »  Pascal, nous le savons, mobilise la philosophie à des fins apologétiques et son enjeu est de conduire la raison à ce point où elle doit comprendre la nécessité de se déposer pour satisfaire ses propres exigences d’intelligibilité à la lumière de la révélation. Il serait donc bien maladroit d’en affaiblir la position. Pascal ne commet pas cette erreur stratégique. Il la présente dans ce qu’elle a de puissant : Epictète et Montaigne ont raison tous les deux, le problème étant simplement que : « Tous leurs principes sont vrais, des pyrrhoniens, des stoïques, des athées, etc. Mais leurs conclusions sont fausses, parce que les principes opposés sont vrais aussi. » Pensées, B. 394 ; « tous errent d’autant plus dangereusement qu’ils suivent chacun une vérité ; leur faute n’est pas de suivre une vérité ; leur faute n’est pas de suivre une fausseté mais de ne pas suivre une autre vérité » Pensées, B.863. Il s’ensuit que : « quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir par où elle est fausse » Pensées, B. 9.

   Reconnaissons que Pascal excelle dans l’application de cette méthode. C’est que l’image de la divinité n’est pas seulement dans le spectacle de la nature pour qui sait le déchiffrer, elle est aussi dans l’effort de la lumière naturelle pour faire reculer l’obscurité. Cf. «  Car, s’il est agréable d’observer dans la nature le désir qu’elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, où l’on en voit quelque caractère parce qu’ils en sont les images, combien est-il plus juste de considérer dans les productions des esprits les efforts qu’ils font pour imiter la vérité essentielle, même en la fuyant, et de remarquer en quoi, ils y arrivent et en quoi ils s’en égarent, comme j’ai tâché de faire dans cette étude. »

   Il y a quelque chose d’édifiant dans l’effort philosophique, et si ce n’était sa pensée de derrière, [3] on ne pourrait ici que s’étonner de l’hommage qu’un antiphilosophe rend à la philosophie. D’autant plus qu’il est censé être dans la position du pénitent et qu’il sait bien ce qu’il en est du jugement de son directeur de conscience sur ce point. Aussi fait-il semblant de donner à son discours une humilité qu’il n’a pas : « Il est vrai, monsieur, que vous venez de me faire voir admirablement le peu d’utilité que les chrétiens peuvent retirer de ces études philosophiques. Je ne laisserai pas, néanmoins, avec votre permission, de vous en dire encore ma pensée, prêt néanmoins à renoncer à toutes les lumières qui ne viendront point de vous, en quoi j’aurai l’avantage, ou d’avoir rencontré la vérité par bonheur, ou de la recevoir de vous avec assurance »  et  emploie prudemment l’expression « il me semble ».

   Mais ce « il me semble » annonce le passage central de l’Entretien, celui qui en donne la clé : « Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes est de n’avoir pas su que l’état de l’homme à présent diffère de celui de sa création; de sorte que l’un, remarquant quelques traces de sa première grandeur, et ignorant sa corruption, a traité la nature comme saine et sans besoin de réparateur, ce qui le mène au comble de la superbe; au lieu que l’autre, éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité, traite la nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui le précipite dans le désespoir d’arriver à un véritable bien, et de là dans une extrême lâcheté. Ainsi ces deux états qu’il fallait connaître ensemble pour voir toute la vérité, étant connus séparément conduisent nécessairement à l’un de ces deux vices, l’orgueil et la paresse, où sont infailliblement tous les hommes avant la grâce, puisque, s’ils ne demeurent dans leurs désordres par lâcheté, ils en sortent par vanité, tant il est vrai ce que vous venez de me dire de saint Augustin, et que je trouve d’une grande étendue, … car en effet on leur rend hommage en bien des manières.

   « C’est donc de ces lumières imparfaites qu’il arrive que l’un, connaissant les devoirs de l’homme et ignorant son impuissance se perd dans la présomption et que l’autre connaissant l’impuissance et non le devoir, il s’abat dans la lâcheté d’où il semble, puisque l’un est la vérité où l’autre est l’erreur, que l’on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au lieu de cette paix, il ne résulterait de leur assemblage qu’une guerre et qu’une destruction générale : car l’un établissant la certitude, l’autre le doute, l’un la grandeur de l’homme, l’autre sa faiblesse, ils ruinent la vérité aussi bien que la fausseté l’un de l’autre.  De sorte qu’ils ne peuvent subsister seuls à cause de leurs défauts, ni s’unir à cause de leurs oppositions, et qu’ainsi ils se brisent et s’anéantissent pour faire place à la vérité de l’Evangile. C’est elle qui accorde les contrariétés par un art tout divin, et unissant tout ce qui est vrai et chassant tout ce qui est faux, elle en fait une sagesse véritablement céleste où s’accordent ces opposés, qui étaient incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les contraires dans un même sujet; car l’un attribuait la grandeur à la nature et l’autre la faiblesse à cette même nature, ce qui ne pouvait subsister au lieu que la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents : tout ce qu’il y a d’infirme appartenant à la nature, tout ce qu’il y a de puissant appartenant à la grâce. Voilà l’union étonnante et nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n’est qu’une image et qu’un effet de l’union ineffable de deux natures dans la seule personne d’un Homme-Dieu. »

   Pascal touche enfin au terme où il veut nous conduire depuis le début : preuve est faite que seul le déplacement de perspective sur la condition humaine peut nous en dévoiler la vérité. Epictète et Montaigne ne se trompent pas lorsqu’ils pointent l’un, la grandeur, l’autre, la misère de l’homme, leur erreur étant simplement de ne pas les placer là où il faut. Mais pour comprendre que la grandeur procède de la grâce et la misère de la chute, la philosophie est impuissante. Seule la vérité de l’Evangile constitue le site à partir duquel le mystère s’éclaire mais elle est don de Dieu, non lumière de l’homme. «  La foi est un don de Dieu ; ne croyez pas que nous disions que c’est un don de raisonnement. Les autres religions ne disent pas cela de leur foi : elles ne donnaient que le raisonnement pour y arriver, qui n’y mène pas néanmoins » Pensées, B. 279.

   Magistrale leçon établissant par les seules ressources de la raison la supériorité de l’anthropologie théologique chrétienne sur l’anthropologie philosophique. Celle-ci ne voit qu’un côté des choses. Epictète voit les devoirs de l’homme mais il n’en voit pas l’impuissance. Montaigne voit la misère existentielle mais il ne voit pas que la grandeur est précisément dans la conscience de cette misère et les devoirs qu’elle fonde. Or comme on ne peut pas dire d’une chose, considérée sous le même rapport,  une chose et son contraire, l’élucidation philosophique se détruit par ses propres efforts. La confrontation à ses apories est donc ce moment que Pascal immobilise parce qu’il en espère un gain pour la conversion visée.

   Certes, il ne s’agit jamais pour lui de prétendre que la philosophie puisse donner la foi mais le philosophe est un chercheur de vérité et lui montrer les limites de la raison dans cette quête prépare peut-être sa disponibilité à recevoir la lumière d’une autre source. Tel est le bénéfice que Pascal espère de la situation d’échec dans laquelle il enferme la philosophie. Il n’a pas d’autre objectif qu’une espérance, celle que le philosophe comprenne, par lui-même, que seul le secours de la théologie lui permettrait de concilier ses propres vérités dans une synthèse qu’il est inapte à réaliser. Car c’est un fait que l’homme a une double nature et ce qui est incompréhensible à la lumière naturelle devient intelligible grâce à la révélation christique, celle d’un Homme-Dieu sacrifié pour le péché du monde. Ainsi  l’homme est à la fois grand et misérable, grand sous le rapport de sa première nature, marque de la grâce divine, misérable sous le rapport de sa corruption, effet de son péché. Cette union de la nature et de la grâce dans la personne humaine ne laisse pas d’être étonnante. « Voilà l’union étonnante et nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n’est qu’une image et qu’un effet de l’union ineffable de deux natures dans la seule personne d’un Homme-Dieu. » dit-il.

   Et il n’est pas très clair sur ce point. Dans son commentaire, Jean Guitton le reconnaît. Que dit-il exactement ? Que : « L’union dans les personnes humaines de la nature et de la grâce est :

   Expliquons ces deux points :

   Quoi qu’il en soit,  M. de Saci peut être rassuré. L’enjeu apologétique de l’exposé de Pascal ne fait plus de doute. Néanmoins l’antiphilosophe ne rend pas les armes. Que la philosophie puisse être utile pour des esprits de la trempe de Pascal, soit ; ils sont capables de « tirer des perles du milieu du fumier » mais pour des esprits plus faibles, n’est-elle pas plus dangereuse qu’utile ? Sa séduction même est un piège et il est à craindre qu’elle éloigne de la vérité de l’Evangile plutôt qu’elle ne rende disponible à sa révélation.

    Pascal est ainsi invité à une nouvelle défense de la philosophie. Mais cette fois il ne se place plus sur le plan théorique, il envisage l’intérêt de la philosophie sous l’angle pratique.

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B)    Intérêt pratique de la philosophie.

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   Et c’est certainement, à ses yeux, ce qui est essentiel. Le principal obstacle à la foi, comme il l’établit dans le texte sur le pari, n’est pas l’intelligence, ce sont les passions. [4]

   Ainsi d’où procède l’erreur des philosophes en général ? De la concupiscence du savoir,  « de l’ivresse de la science » à laquelle ni un St Augustin, ni un Pascal n’ont succombé grâce à l’aide de Dieu. Cf. « Vous êtes heureux, monsieur, de vous être élevé au-dessus de ces personnes qu’on appelle des docteurs, plongés dans l’ivresse de la science, mais qui ont le cœur vide de vérité »

   D’où procède l’erreur d’Epictète ? De l’orgueil, de la vanité.

   D’où procède celle de Montaigne ? De la paresse et de la lâcheté.

   Dans tous les cas la faute est imputable à des vices. Vice plus grave peut-être du côté de Montaigne que d’Epictète puisque l’un est accusé de se perdre dans la présomption de ce qu’on peut alors que l’autre l’est  de s’abattre dans la lâcheté. Jean Guitton fait remarquer que cette nuance contient « un écho de cette secrète faveur de Pascal pour Epictète, dont sa mâle nature le rapproche. Si le Christ n’était venu, il serait du côté du stoïque pour le fond et la vie intime quoique l’intelligence de Montaigne qui renouvelle toute chose plaise infiniment à Pascal » Introduction historique et philosophique à l’entretien avec M. de Saci, Editions Provençales, 1946.

   Si l’impiété est une conséquence des vices, le salut passe donc par la lutte contre eux. Or c’est précisément le bénéfice de l’enseignement d’Epictète joint à celui de Montaigne. « Je trouve dans Epictète un art incomparable pour troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses extérieures, et pour les forcer à reconnaître qu’ils sont de véritables esclaves et de misérables aveugles ; qu’il est impossible qu’ils trouvent autre chose que l’erreur  et la douleur qu’ils fuient, s’ils ne se donnent sans réserve à Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre l’orgueil de ceux qui, hors la  foi, se piquent d’une véritable  justice etc. »

   Et comme l’un combat le vice de l’autre, il suffit de les pratiquer conjointement pour se protéger des vices qu’ils ne manqueraient pas d’affermir si on avait l’imprudence d’être le familier d’un seul. Pascal concède par là à son interlocuteur que la philosophie n’est pas inoffensive, mais il en pointe aussi les vertus morales. Il suffit que les lectures philosophiques soient judicieusement réglées pour qu’elles ne soient pas un obstacle à la foi même du point de vue de ses conditions morales de possibilité.

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   Conclusion :

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   « Il faut bien voir ici ce qui devait apparaître nouveau et important à l’apologiste dans sa façon d’utiliser la lecture des philosophes. Son propos n’est nullement de leur demander des vérités métaphysiques sur l’existence de Dieu et ses attributs, sur l’immatérialité de l’âme et son immortalité, la raison bien conduite opérant le passage de l’athéisme ou de l’agnosticisme à la philosophie spiritualiste, première étape vers le Credo : l’impossibilité d’un pareil itinéraire est précisément ce que les deux interlocuteurs ne mettent pas en question. Mais Pascal trouve dans le Manuel et les Entretiens comme dans les Essais des vérités de fait : il va s’en servir comme d’un miroir pour provoquer certaines réactions qui disposeront l’esprit à recevoir la parole de Dieu.

   Il ne s’agit pas d’une recherche de la vérité avec une zone de vérités rationnelles à traverser avant d’entrer dans celle des vérités de foi : il s’agit d’une préparation à la conversion en créant une situation propice à l’action de la grâce s’il plaît à Dieu de l’envoyer.

   Épictète est « incomparable pour troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses extérieures » ; Montaigne est « incomparable pour confondre l’orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d’une véritable justice ». Or cet « orgueil » que le second s’applique à dégonfler, le premier le favorise ; inversement, le second encourage une paresse que le premier combat. Ainsi la pressante rhétorique de la conclusion ne déploie pas ses effets sous les yeux d’une raison en quête de vérité mais dans une âme où un vice chasse l’autre au bénéfice d’une « vertu » qui est d’un autre ordre ; l’apologétique se sert de la philosophie pour une fin étrangère à la philosophie : abattre l’orgueil et secouer la paresse, c’est-à-dire entretenir un état d’humilité et un désir de recherche qui sont les premières conditions de la conversion. » Henri Gouhier, Blaise Pascal, Commentaires, Vrin, p.97.