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Morale close, morale ouverte. Bergson.

Mangosuthu Buthelezi, chef du parti national zoulou, l'Inkhata, Afrique du sud. Auteur de la déclaration citée dans le cours.

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  « Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres, et que c’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l’instinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation : mais aujourd’hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l’amour de l’humanité est indirect et acquis. A ceux là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour : car c’est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie l’homme à aimer le genre humain : comme aussi c’est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l’humanité pour nous montrer l’éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l’autre nous n’arrivons à l’humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d’un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu’elle et que nous l’ayons atteinte sans l’avoir prise pour la fin, en la dépassant. Qu’on parle d’ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu’il s’agisse d’amour ou de respect, c’est une autre morale, c’est un autre genre d’obligation ».

                             Bergson. Les Deux Sources de la Morale et de la Religion 1932. 

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   Thème : L’hétérogénéité des relations humaines ; le privilège des relations familiales et concitoyennes sur des relations élargies à la dimension de l’universel.

  Questions : Sur quoi se fondent les diverses obligations que l’homme ressent à l’égard de l’autre homme ? Sont-elles de même nature selon qu’il s’agit de la famille, de la société ou de l’humanité ?

  Thèse : A l’évidence non. La morale familiale et la morale sociale sont radicalement différentes d’une morale dont l’horizon est l’humanité en général. Elles s’enracinent « dans un instinct primitif » liant certains contre d’autres. Il y a, ce que Bergson appelle une morale close inhérente aux sociétés closes, qu’il convient de distinguer d’une morale ouverte exigée pour une société ouverte ou société des nations. (NB : Bergson a été le représentant de la France pour négocier, à la fin de la guerre de 14-18 les clauses de la SDN).
 
 Question : Comment neutraliser la xénophobie consubstantielle à la morale close? Comment, contre toutes les forces de clôture dressant les hommes les uns contre les autres, élargir le rapport humain à la dimension de l’universel?
 
 Thèse : Cet effort civilisateur est à porter au crédit de la religion monothéiste et de la philosophie. Bergson en analyse le principe en montrant que l’une et l’autre ont cherché à transformer le rapport de l’homme avec l’homme en le médiatisant par une transcendance. La transcendance de Dieu ou celle de la Raison. (Cf. les majuscules dans le texte).
 
 Problématisation de la thèse de Bergson : S’il est vrai que Bergson énonce une vérité historique, on peut néanmoins observer que les solutions mises en œuvre pour lutter contre les maux inhérents à la morale close, n’ont pas été efficaces. On ne doit la Société des nations (plus tard ONU) ni à l’efficacité de la religion ni à celle de la philosophie. Elle est née des rivières de sang de la guerre de 14-18 (De même l’ONU est née de la tragédie de 39-45). Alors, pourquoi la religion et la philosophie ne sont-elles pas des solutions aux maux que l’humanité a à endiguer et comment dès lors le problème peut-il être résolu ?
 
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I)                   La morale close.
 
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 Bergson commence par formuler ce qu’il présente comme une évidence. « Qui ne voit » ? L’expression signifie : cela saute aux yeux. L’auteur décrit ce que tout observateur attentif de l’histoire humaine peut constater. Cette évidence porte sur ce qui est au principe de la cohésion sociale.
 PB : Qu’est-ce que la cohésion sociale ? On dit d’une société qu’elle est cohérée, lorsque ses membres sont solidement unis dans des rapports étroits de solidarité et d’obligations réciproques. Le contraire de l’union civile est la désunion, le conflit social, latent ou larvé, la guerre civile. Or le ressort de la cohésion sociale, affirme Bergson, est l’hostilité des membres de la société à l’égard de ceux qu’ils identifient collectivement comme des ennemis. C’est contre d’autres qu’on est uni avec certains. L’opposition : amis, ennemis, est constitutive de l’unité sociale. Certes ce n’est pas son seul fondement, comme l’indique la réserve « en grande partie ». La cohésion sociale repose aussi sur des habitudes, un passé, une culture, une langue et un projet communs mais ces données sont secondaires par rapport au mécanisme essentiel de la solidarité sociale. Celle-ci n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle est menacée de l’extérieur. Pour qu’il y ait un « avec certains » il faut un « contre d’autres », les étrangers, les ennemis. La discrimination des siens et des autres, (les étrangers) est le principe constitutif de l’ethnicité ou de la communauté nationale. Ce qui construit le lien social est ce qui brise le lien humain.
 Il y a là, dit Bergson, « un instinct primitif » repérable toujours et partout. Instinct doit être compris ici, au sens de tendance naturelle. « Primitif » connoté par « d’abord » dans la phrase précédente indique que cette tendance est originaire, archaïque. Elle est première tant dans l’ordre historique de la formation des sociétés que dans l’ordre anthropologique des déterminations psychiques.
 L’observation des faits le confirme. Cf. cours sur Autrui [1] et le chapitre 3 de Race et histoire de Claude Lévi-Strauss.
 Exemples : Les Français n’ont jamais été aussi unis que lorsque l’ennemi (la perfide Albion, puis « les boches ») leur permettait de faire front commun. Il y a quelques années le dirigeant de l’Inkatha en Afrique du Sud déclarait : « Beaucoup de Zoulous qui ne comprennent rien à la politique n’attendent qu’un mot de leur roi pour laver, selon la tradition, leurs lances dans le sang ennemi. Sans cela, ils n’auraient même pas le sentiment d’appartenir à la nation zouloue ».  Rousseau de même écrivait : « Tout patriote est dur aux étrangers, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable ». Emile ou de l’Education. LI.
 NB: Si l’hostilité à l’endroit d’un ennemi est constitutive de l’unité  et de l’identité nationale, il s’ensuit que là où il n’y a plus d’ennemi extérieur il faut, soit en inventer un, soit en trouver un à l’intérieur.
 Exemples : L’Allemagne nazie a voulu se cohérer contre le juif de l’intérieur et de l’extérieur, l’Union Soviétique contre le capitaliste ou le bourgeois. Certains Français voudraient aujourd’hui se cohérer contre le musulman, les riches, les patrons, les fonctionnaires, les pourris etc. La liste peut être indéfiniment allongée au gré des passions du moment.
 Par ce constat, Bergson pointe la source trouble où s’alimente ce qu’il appelle la morale sociale ou morale close. Elle met en jeu une obligation par proximité et ressemblance. Le membre d’une famille ou d’une nation fait bien l’expérience morale de l’obligation. Il se sent tenu à une certaine conduite de solidarité à l’égard de ses concitoyens, de son frère ou de son cousin mais les étrangers sont exclus du champ des devoirs familiaux et sociaux. On est dans une logique de la solidarité fragmentaire.
 Tel est, ramené à son principe, le secret de la morale sociale. Il s’agit d’une morale où l’obligation se distingue à peine des automatismes acquis par habitude.  C’est que la famille et la société sont tellement nécessaires à la sauvegarde des intérêts de leurs membres, que cette nécessité détermine les conduites appropriées à leur viabilité. Dans l’injonction sociale ou familiale, c’est donc la totalité collective qui exerce sur chacun de ses éléments une pression le disposant automatiquement à certains devoirs. On est aux antipodes d’une authentique morale procédant d’un élan personnel et d’une initiative de la liberté. Bergson souligne l’impersonnalité de cette morale collective.
 Sans doute faut-il creuser sous les scories déposées par la civilisation pour retrouver sous sa forme brute cet instinct primitif, cet archaïsme mais il agit toujours souterrainement
  La civilisation est l’ensemble des institutions, des œuvres, des processus par lesquels l’homme s’éloigne de son état sauvage et prend visage humain, au sens spirituel et moral. Léon Blum disait que :  « Le problème de la civilisation est précisément de substituer aux énergies animales des forces disciplinées, humanisées, spiritualisées, de transformer les fanatismes et les idolâtries sauvages en certitudes fondées sur la raison, en convictions fondées sur les exigences de la conscience personnelle ». En disant que « l’instinct primitif est heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation » Bergson énonce deux idées. D’une part, il faut se réjouir de l’action civilisatrice. Elle arrache l’homme à la brutalité et à la sauvagerie de ses tendances archaïques en leur donnant forme humaine. D’autre part, il ne faut pas méconnaître la fragilité du processus civilisateur. On peut neutraliser, sublimer (dirait Freud) une tendance naturelle, on ne l’éradique pas. Elle garde son potentiel de nuisance. Il faut ruser avec elle, il ne faut jamais commettre la faute d’en sous-estimer l’importance.
 Cette première analyse fonde un constat : « Aujourd’hui encore, nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens. Tandis que l’amour de l’humanité est indirect et acquis. A ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ».
 Ce constat fait la transition de la première thèse du texte à la seconde car il introduit la question dont il est déjà en partie l’élucidation : Quel est le ressort du processus civilisateur ?
 
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II)                La morale ouverte.
 
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 Bergson établit que ce n’est pas en prenant appui sur la morale close, en essayant de l’élargir horizontalement par exemple (Cf. traverser la famille et la nation) que cette ouverture peut s’opérer. Dans son principe la morale close est l’obstacle à la morale ouverte. Le mécanisme structurant la première ne peut donc être au principe de la seconde. Instituer un rapport d’obligation entre tous les hommes, quelles que soient leurs appartenances nationales ou ethniques, implique de neutraliser le ressort de la préférence nationale ou familiale.
 PB : Comment faire de tous les hommes « le prochain » ?
Bergson souligne que cette œuvre civilisatrice est historiquement le propre de la religion monothéiste et de la philosophie car le discours judéo-chrétien et le discours philosophique proposent aux hommes un moyen universel d’identification
 Alors que les religions antiques étaient essentiellement des religions civiles, chaque peuple ayant ses dieux, garants de son identité et au nom desquels il combattait d’autres peuples ayant d’autres dieux, le monothéisme s’efforce de surmonter la dispersion  de l’humanité en l’unissant dans une filiation commune. Il n’y a qu’un seul Dieu, créateur ou Père de toutes choses. Tous les hommes sont donc ses enfants et si le judaïsme maintient encore un privilège pour le peuple élu, le christianisme affirme qu’  « il n’y a plus ni Juif, ni païen, il n’y a plus ni esclave, ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faîtes qu’un dans la Christ Jésus » St Paul. Epître aux Galates.
 De même Socrate invite à définir l’homme par une faculté que tous possèdent, qu’ils soient esclaves ou hommes libres, Grec ou barbare. Cette faculté c’est la raison, la capacité de penser et de parler de manière sensée et cohérente.
 En invitant à aimer un Dieu un et universel, en invitant à honorer les exigences de la Raison universelle, la religion et la philosophie transforment profondément le rapport de l’homme avec l’homme parce qu’elles le médiatisent par un tiers. Alors que tout différencie empiriquement les hommes, la couleur de leur peau, leurs langues, leurs coutumes etc. il y a quelque chose qui les rassemble et fonde l’unité du genre humain. Ce quelque chose est une transcendance. Dieu pour la religion, la Raison pour la philosophie. C’est dire que ni l’une ni l’autre n’enseignent l’amour ou le respect de l’humanité directement. On ne peut pas unir par un coup de baguette magique ce qui est divisé. Il faut un trait d’union. Et comme horizontalement la désunion prévaut, l’union implique une verticalité, une capacité de faire un détour par ce qui, au-dessus des uns et des autres peut métamorphoser le rapport immédiat.
 La religion judéo-chrétienne invite ainsi à aimer Dieu le Père. Elle médiatise les rapports humains par la foi dans le Seigneur parce que seul l’amour du Père peut disposer ses enfants à s’aimer les uns les autres. Voilà pourquoi les préceptes disent  « Aime le Seigneur ton Dieu et ton prochain comme toi-même ». « Ce que vous ferez au plus petit d’entre vous, c’est à moi que vous le ferez ».Ces grandes paroles révèlent qu’autrui ne devient le prochain que par la médiation de Celui qui, au nom de la foi exige de la part de ceux qui obéissent à sa loi, une subversion de la nature. Voilà pourquoi le texte dit qu’il faut «  se transporter plus loin que l’humanité », que nous ne pouvons l’atteindre qu’en la dépassant, sans l’avoir prise pour la fin. Il faut le détour par Dieu pour obtenir comme un effet de la fidélité à sa parole, que le croyant identifie en tout homme son alter ego, celui qui, au même titre que lui, est le fils de Dieu.
 La philosophie procède d’une manière similaire. Elle nous invite à élever notre parole et notre conduite au niveau des exigences de la Raison. Or faire cet effort revient à découvrir que la mesure du vrai et du bien, ce n’est ni moi, ni toi, c’est ce qui, transcendant nos particularités empiriques nous permet de dire nous. En nous convoquant à une pensée dialogique en lieu et place d’une pensée prisonnière des opinions, la philosophie nous fait faire un détour par la raison qui est en même temps reconnaissance de l’autre comme être porteur de cette même raison que j’expérimente en moi. Elle nous appelle à rechercher la vérité, à cultiver la vertu philosophique (doute, examen, accomplissement de notre excellence humaine) et elle obtient comme un effet de cet effort une métamorphose du rapport humain. Bergson emploie un langage religieux pour décrire l’expérience philosophique. Il parle de « communion dans la raison ». Communier c’est recevoir le sacrement de l’eucharistie, c’est être en union spirituelle avec le Christ. Par la raison, nous nous sentons unis spirituellement, nous sentons que nous faisons communauté avec tous les hommes. Et cette communauté est une communauté de valeurs dont la première consiste à reconnaître qu’un être porteur d’une raison n’est pas une simple chose. C’est une personne ayant droit au respect.
 Par le détour de la foi en Dieu, la religion obtient l’amour du prochain. Par le détour de la Raison, la philosophie obtient le respect de l’homme. Certes il faut distinguer la nature des deux morales. L’agapè c’est la charité, l’amour de bienveillance. Le respect c’est le sentiment portant à témoigner des égards à ce qui s’impose à soi comme une valeur. La charité est une subversion de notre nature infiniment plus difficile que le respect. Alors qu’il suffit d’être un être raisonnable pour se sentir tenu de respecter ce qui a de la dignité, il faut peut-être la grâce divine pour être capable de faire du bien à ses ennemis autant qu’à ses amis. Bergson ne se préoccupe pas dans ce texte de marquer les différences. L’enjeu de son analyse est au contraire de faire apparaître le point commun de ces deux morales. Elles impliquent l’une et l’autre un élan, ayant sa source dans la personne, élan par lequel est initiée une morale fondamentalement différente de la morale sociale ou familiale. L’une procède d’une tendance archaïque, l’autre d’un élan sublime, l’une retient prisonnier de ce qu’il y a de misérable dans l’humaine condition, l’autre libère ce qu’il y a en elle de meilleur , l’une clôt, l’autre ouvre, l’une distille la haine et la guerre, l’autre donne ses chances à la paix.
 
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III)             Problématisation :
 
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 1°) Est-il vrai que le ressort de la cohésion sociale soit pour l’essentiel le mécanisme indiqué par Bergson ?
 
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 N’y a-t-il pas comme l’enseigne Aristote (Bergson aussi d’ailleurs) une sociabilité naturelle poussant les hommes à faire communauté ? Certes cette sociabilité commence par être sélective et l’automatisme décrit par Bergson est historiquement indiscutable. La discrimination amis/ennemis, a joué et continue de jouer un rôle, hélas important. Mais si on peut fonder le lien social sur une sociabilité naturelle, rien n’interdit d’en concevoir l’élargissement à tous les habitants de la planète. Si l’hostilité à certains  n’est pas l’élément structurant fondamental, on peut envisager de lier les hommes dans des communautés d’intérêts et de sympathie de plus en plus larges. Il suffirait au fond de cesser  d’exploiter politiquement la peur et de parier sur l’efficacité politique d’autres mobiles : la sympathie au sens de Smith par exemple ou la simple intelligence de ses intérêts. L’intérêt de chacun bien compris passe en effet par la reconnaissance des intérêts légitimes des autres. Ces mobiles ne peuvent-ils pas, autant que la haine, fonder la communauté nationale et internationale ?
 
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 2°) Est-il vrai que ce soit seulement en Dieu, ou en la Raison qu’on puisse promouvoir la société ouverte ?
 L’expérience montre que la construction d’institutions internationales est en marche. Or, contrairement à ce que dit Bergson, elles s’instituent (qu’on pense à la construction européenne ou à la SDN, ou à l’ONU) selon la même logique que celle qui construit la société close. Elle ne met pas en jeu, sauf chez certaines personnalités d’exception, les élans sublimes de la nature humaine. Elle ne passe pas par la contagion de ceux que Bergson appelle « les héros de la moralité » du type de Socrate ou de Jésus. Elle obéit plus prosaïquement à la logique horizontale des intérêts.
 
 Ici il faut souligner qu’il est vain d’attendre des masses des conduites relevant de l’exception morale. Or la solution aux maux de l’humanité passe nécessairement par les masses. La vertu chrétienne et la vertu philosophique sont donc beaucoup trop difficiles et marginales pour être une solution politique aux problèmes que nous avons à résoudre.
 
 Il faut ensuite interroger la nature des ressorts de la construction supra nationale :
 
 
 
 
 
 
Ces réalités là, bien plus efficacement que les élans sublimes de la nature humaine semblent conduire les hommes à se civiliser. D’où la possibilité de nourrir un optimisme désenchanté.