
" Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet lui-même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux de son possesseur, on ne se figure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Etre existant par lui-même il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas".
Ce texte a pour thème le rapport du désir et du bonheur. On croit communément que le bonheur consiste dans la satisfaction du désir or est-ce bien le cas ? N'y a-t-il pas plus de bonheur dans les illusions du désir que dans la jouissance que procure son accomplissement ? (Question).
Prenant le contre-pied de l'opinion, Rousseau affirme paradoxalement que le bonheur est dans le désir non dans la possession de son objet ou dans la réalisation de sa fin. Il fonde sa thèse sur une méditation de la nature humaine et des rapports de l'homme et du réel. Nous apprenons que l'homme n'est pas chez lui dans le monde car l'illimitation de ses aspirations n'a d'égale que les limites de ses possibilités de les combler et le déficit du réel par rapport au rêve.
Alors l'homme est-il condamné au malheur ? (Question). Non, affirme Rousseau, car le désir qui nous y expose est aussi ce qui nous en sauve. « Tant qu'on désire on peut se passer d'être heureux » soutient-il, puisque l'imagination peut ouvrir les portes du « vierge Azur » (Mallarmé) et donner les jouissances que le réel hideux refuse.
La question est, en dernière analyse, de savoir si l'on peut suivre Rousseau dans son propos. Est-il vrai que les jouissances imaginaires sont supérieures aux jouissances réelles ? Et peut-on légitimer les conséquences nihilistes de la thèse rousseauiste ? Car si l'exubérance de cette visée imaginative qu'est le désir doit conduire à cette stupéfiante affirmation : « Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Etre existant par lui-même il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas », ne faut-il pas considérer que ce que Rousseau présente comme un don du ciel s'apparente plutôt à une malédiction ?
Explication détaillée :
1) Apologie du désir sous forme de paradoxes.
Ce texte propose une apologie du désir. « Malheur à qui n'a plus rien à désirer » s'écrie légitimement Rousseau et qui dirait le contraire ? Vivre n'est-ce pas désirer ? Le désir donne son prix à toute chose, il enchante la vie et le réel, il sauve de l'ennui et du désespoir et constitue si l'on en croit Pascal un salutaire divertissement. Il n'y a sans doute rien de pire qu'une vie désertée par le désir et nul ne peut souhaiter éteindre en soi son dynamisme sans consentir à une espèce de suicide. Rousseau a donc bien raison de dire que le désir fait le bonheur de l'existence. Le problème commence avec ce qu'il entend par là. Car de part en part les justifications proposées de cette thèse sont de véritables paradoxes.
Le premier paradoxe associe l'expérience du désir à celle d'une possession or ne la lie-t-on pas communément à celle du manque ? Désirer c'est viser la possession de quelque chose qu'on ne possède pas tant qu'on le désire. Que ce manque soit constitutif de notre être comme le veut Platon ou produit par le désir lui-même comme le veut Spinoza, désirer c'est toujours tendre vers la possession d'un bien dont on est actuellement privé.
En disant qu'avec l'extinction du désir « on perd tout ce qu'on possède » Rousseau renverse donc le jugement commun. L'expression « pour ainsi dire » prend acte que ce qu'il dit ne va pas de soi. Faut-il comprendre, entre les lignes, que l'homme est si peu comblé, si privé de biens réels ou du moins si inapte à les trouver à sa mesure que dans son dénuement tout ce qu'il possède vraiment c'est son infatigable désir ?
C'est bien ce que suggère le deuxième paradoxe : « on jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux ». Etonnante déclaration car communément encore le bonheur est défini comme le propre du désir comblé. On est heureux lorsque ses espérances sont exaucées. Le rite des vœux en début d'année en témoigne éloquemment. On souhaite à ses amis que leurs désirs les plus chers soient réalisés et il nous semble qu'on est moins heureux de désirer quelque chose que de le posséder et d'en jouir.
Rousseau soutient le contraire. La jouissance n'est pas dans la satisfaction du désir, elle est dans le désir lui-même. "Mon ami, je suis trop heureuse; le bonheur m'ennuie" explique Julie. Seule l'inquiétude du désir infini est un remède au dégoût du fade bonheur du désir comblé. La thèse établit donc que la possession de l'objet convoité donne une jouissance inférieure à celle de l'espérance de cette possession.
2) Justification des paradoxes.
Ces deux paradoxes appellent justification. La conjonction de coordination : « en effet » introduit l'argumentation rousseauiste par laquelle il va fonder ce qu'il vient d'énoncer.
a) Première justification.
La première justification pointe une caractéristique de la nature humaine. Nous apprenons qu'il y a en l'homme « une avidité », entendons une ardeur du désir, une sorte de démesure, un caractère illimité du désir et une impuissance à le combler. Nous sommes « bornés », notre existence est placée sous le signe de la finitude, des limites. Ainsi, alors que notre nature nous incline à une convoitise démesurée, « à tout vouloir » dit le texte, cette même nature nous condamne à « peu obtenir ».
La distance séparant le « tout » du « peu » donne la mesure du divorce du désir et du réel et de ce qui constitue la difficulté d'être. Tous les hommes désirent être heureux mais il semble bien que leur constitution les prédispose au malheur.
Or bien qu'il sache si bien définir les données du drame humain, à savoir l'écart entre l'illimitation du désir et les possibilités limitées de le réaliser, Rousseau ne dit pas comme Epicure que le ressort du malheur est dans le désir lui-même. Au contraire, le désir n'est pas le problème, il est la solution car, apprend-on, nous avons « reçu du ciel une force consolante ».
Un don du ciel est une grâce divine. Manière de dire qu'elle est entièrement positive. Un don des dieux ne peut qu'être bénéfique. Et de fait il s'agit d'une « force » non d'une faiblesse. Cependant en reconnaissant qu'elle est « consolante » Rousseau avoue implicitement que l'écart entre la démesure du désir et les limites imposées par le réel à sa satisfaction est source de désespoir car on n'aurait pas besoin d'être consolé si l'on était heureux. Reste que ce désespoir n'est pas un destin (On entend par là un sort auquel on ne peut échapper). Nous avons en nous de quoi le dépasser.
PB : Quelle est donc cette faculté que Rousseau analyse comme une voie de salut ?
Le texte donne les indications suivantes :
- Elle rapproche de lui tout ce qu'il désire.
- Elle le lui rend présent et sensible.
- Elle modifie l'objet au gré de sa passion.
On a compris qu'il s'agit de l'imagination c'est-à-dire de la faculté permettant de se libérer des contraintes du réel pour produire une réalité imaginaire aux couleurs de ses rêves. L'imagination est la faculté de produire des images, d'inventer, de donner naissance à des fictions. Elle est au principe de la créativité humaine puisque sans imagination créatrice ni les œuvres d'art, ni les inventions techniques et scientifiques ne seraient possibles. Rousseau va décrire la puissance de l'imagination à l'œuvre dans le désir, prompte à suppléer par sa magie l'absence de l'objet convoité.
De fait, le désir, étant visée imaginative, implique la représentation de l'objet propre à le combler. Son objet est construit dans l'imaginaire, il est fantasmé et comme tel n'est pas enclos dans les limites du réel, figé dans une forme donnée. Il a la plasticité du désir lui-même. Celui-ci se modifiant dans le temps, l'imagination modifie l'objet au gré du désir lui-même, elle l'adapte à sa mobilité, à ses métamorphoses. L'objet fantasmé n'a ni la résistance, ni la consistance des objets réels. La souveraineté du désir le soumet à sa loi et le pare de toutes ses fantaisies.
Mais la puissance de l'imagination ne s'atteste pas que dans la complaisance de la représentation à l'endroit des caprices du désir. Elle a aussi la capacité de « rendre présent et sensible » l'objet désiré, de le rapprocher de lui.
Il faut bien comprendre ce que Rousseau dit ici car il ne décrit rien moins que les effets hallucinatoires de la puissance désirante. Le désir a le pouvoir, par la médiation de l'imagination, de rendre présent un objet qui est pourtant absent. Il a le pouvoir de donner l'équivalent imaginaire d'une présence sensible, effective de l'objet. Autrement dit, les sortilèges de l'imagination semblent brouiller la frontière du réel et de l'imaginaire et lestant l'objet rêvé d'une présence, elle offre la jouissance d'une quasi possession.
Voilà pourquoi l'absence de l'objet réel n'est pas synonyme de privation, de souffrance. Au contraire, le désir ne jouit jamais plus de son objet qu'en son absence car le fantasme le parant de toutes les perfections, rien ne peut altérer le plaisir qu'il suscite.
b) Deuxième justification.
Ce qui n'est évidemment pas le cas des objets réels. « Tout ce prestige disparaît devant l'objet lui-même ». Réduit à sa seule réalité, dépouillé de tout ce que l'imaginaire cristallisait sur lui, l'objet réel ne peut plus que susciter la déception. Impossible, en effet, de fantasmer l'objet présent. « On ne se figure point ce qu'on voit » écrit Rousseau. La perception de l'objet réel impose une limite au jeu de l'imagination. « La folle du logis » comme l'appelait Malebranche n'a plus les coudées franches.
Si l'objet rêvé se prêtait à ses fantasmagories, l'objet réel fait de la résistance. Il est impossible en sa présence de le transfigurer totalement et durablement.
Et encore moins lorsque cet objet est possédé. Car la possession donne du repos au désir et par là même suspend l'essor de l'imagination. Comment « mettre derrière un petit morceau de visage » (Proust) la perfection rêvée, lorsque le désir est apaisé ? Si celui-ci est largement entretenu par l'activité de l'imagination, celle-ci est en retour démultipliée par la tension du désir. Rousseau pointe ici une véritable dialectique. En réduisant l'intensité du désir, la satisfaction altère la capacité illusionniste de l'imagination qui suspend en retour la puissance du désir. Impossible de prendre des fictions pour des réalités, ce que connote la notion d'illusion, lorsque le désir n'est pas attisé par l'absence de l'objet et sa privation. Voilà pourquoi « l'illusion cesse où commence la jouissance ». Or, privé des prestiges de l'imaginaire, l'objet possédé perd l'essentiel de son charme.
Il s'ensuit que si la jouissance fantasmatique est heureuse, la jouissance réelle est triste. Elle est inévitablement liée à de la déception. « On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux » dit le texte.
3) Peut-on suivre Rousseau dans les conséquences nihilistes de son discours ?
Il ne s'agit pas de nier que la satisfaction du désir est parfois décevante et qu'il y a souvent plus d'excitation et de bonheur dans le désir que dans son accomplissement. De là à prétendre qu'il en est ainsi par principe et à cautionner les conséquences nihilistes que Rousseau en tire, c'est une autre histoire.
Car, que l'effet de « la folle du logis » soit de nous rendre indisponibles à la richesse du réel soit, s'ensuit-il de là que le réel soit plus pauvre que nos fantasmes et qu'il faille dire que « le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Etre existant par lui-même il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas » ?
Ce propos fait l'apologie non seulement de celui qui construit des châteaux en Espagne mais au fond de celui qui se complaît à les habiter. Or n'est-ce pas la définition que nous donnons de la folie ?
En termes littéraires on peut définir le fou comme celui qui se détourne du réel pour se réfugier dans l'imaginaire. Il est celui qui préfère le pays des chimères au monde réel et qui le justifie. (Cf. « le seul digne d'être habité) Or qui ne voit qu'une telle vie est une vie sinistrée ? Car pour considérer que les jouissances imaginaires sont supérieures aux jouissances réelles il faut, semble-t-il, avoir des jouissances réelles bien misérables. Certes la jouissance imaginaire est bien jouissance sensible, effective mais n'y a-t-il pas plus de perfection dans ce qui a la consistance du réel que dans ce qui reste de l'ordre du rêve ? Entre la vie rêvée et la vie vécue qui hésiterait ? Il ne semble pas que ce soit celui que la vie comble de jouissances réelles mais certainement celui dont le vécu est frappé au sceau de l'impuissance. On peut donc considérer, contrairement à ce que dit Rousseau, qu'il y a plus d'intensité dans la jouissance éprouvée dans le réel que dans celle qui est suscitée par l'imaginaire.
S'il ne faut pas penser au fou, on peut penser au mystique ou au poète. Laissons de côté la mystique. La question mériterait des approfondissements n'ayant pas leur place dans cette explication.
Examinons le cas du poète. Lui aussi affirme : « La vraie vie est absente» (Rimbaud) et le thème de la fuite (« Fuir !là-bas fuir ! Je sens que les oiseaux sont ivres d'être parmi l'écume inconnue et les cieux ! » Mallarmé Brise marine) est un thème majeur de la poésie et de l'art en général.
Mais que vaut un refus du réel au nom de la supériorité du rêve s'il n'est pas au principe de la création d'une réalité aux couleurs de ce rêve? Car peut-on jamais se contenter d'un pur fantasme ?
« Toi qui sur le néant en sais plus que les morts » (Mallarmé) a-t-on envie d'écrire à propos du désir mais le poème n'est-il pas comme la revanche de l'être sur le néant? Car la grandeur de l'artiste consiste précisément à ne pas s'aliéner dans l'inanité du fantasme. Il se soumet à la contrainte de la mise en forme artistique et s'efforçant de concilier le principe de réalité et le principe du plaisir, il accomplit son désir sous la forme de l'œuvre. Voilà pourquoi l'art est source de bonheur. En produisant l'œuvre belle il comble à la fois la sensibilité et l'entendement. Est-il alors légitime de dire qu' « il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas » ?
Rousseau affirme ici, en bon platonicien, la transcendance du beau. Il n'y a de beau qu'idéal. D'où le tourment de l'artiste ou du rêveur car la perfection n'est pas de ce monde. Elle est l'attribut de la divinité et seul Dieu est à la mesure de la nostalgie de l'âme. Est-ce une raison pour exprimer un tel mépris pour le sensible ? Même si aucune forme sensible n'épuise l'essence de la beauté, n'en participe-t-elle pas lorsqu'on dit qu'elle est belle ? Rousseau est ici un contempteur du réel sensible bien plus radical qu'un Platon car même dans le platonisme la beauté du sensible n'est pas niée. Au contraire elle est reconnue comme propre à susciter la réminiscence et à donner des ailes à l'âme.
Contrairement au propos que Rousseau met sous la plume de Julie, il semble donc qu'il soit injuste de refuser au monde toute forme de beauté. Il y a du beau naturel et du beau artistique et leur splendeur donne parfois envie de prier et de croire que Dieu existe.
De même, on ne peut pas davantage justifier le jugement sur les choses humaines. Rousseau emploie le mot de « néant » pour les désigner. Serait-ce un éclair de lucidité par lequel il avouerait que l'expérience qu'il vient de décrire est consentement au non-être plutôt qu'affirmation de l'être ? Car si le désir n'est que fuite dans la vanité du fantasme, alors oui il est bien un « néant » mais cela ne vaut pas pour les réussites de l'intelligence et du talent, pour l'effort moral et toutes les conquêtes par lesquelles l'homme oppose aux forces de la destruction celles de la création. La réalité humaine ne mérite donc pas tant de dédain. En parodiant Shakespeare, il faut peut-être dire qu'il y a plus de belles choses sur la terre et dans les choses humaines qu'il n'y en aura jamais dans le ciel fantasmatique de Julie.
Enfin s'il est vrai que la fuite dans l'imaginaire, dans l'illusion peut être l'ultime rempart de l'existence humiliée, crucifiée pour affirmer la puissance d'exister envers et contre tout ; s'il est vrai qu'elle peut donner le courage de supporter le désespoir et constituer un salutaire divertissement, il n'en demeure pas moins que ce que Rousseau interprète ici comme un remède au malheur d'exister, et qui peut l'être dans une situation-limite, en est d'ordinaire le principal artisan. Loin d'être le médecin la visée imaginative propre au désir doit être stigmatisée comme la maladie.
Car la difficulté d'être procède en grande partie de la tendance du désir à s'illimiter. Il est alors impossible de le combler et la souffrance est au rendez-vous de l'existence. Comment éviter de souffrir ? Comment se rendre content ? Est-ce, comme le prétend ce texte, en cultivant la tendance naturelle, en s'abandonnant à la démesure du désir et en demandant à l'imaginaire des jouissances que la réalité ne peut pas donner ? Ou est-ce comme Epicure l'enseigne, en modérant son désir, en s'arrachant aux maléfices de la folle du logis afin de sortir de la vie comblé ?
Le malheur est en nous disent les sages antiques. Il dépend de nous de ne pas être victime de l'exubérance de l'imagination, des pièges de l'espérance dont l'effet pervers est de détourner du réel pour s'abandonner aux faux prestiges des chimères. Car, que par contraste avec l'objet rêvé, l'objet réel soit décevant ne signifie pas que celui-ci ait moins de richesse que l'objet rêvé. Cela signifie seulement que le fantasme empêche d'y être sensible. La pauvreté n'est pas dans le monde, elle est dans le regard aveugle à l'offrande du jour et au miracle de sa lumière. Cette ingratitude est l'enfant maudit du désir malade de sa démesure et des échecs qu'elle génère.
En ce sens il y a une folie du désir que la sagesse condamne invariablement. L'halluciné des arrière-mondes, enseigne Nietzsche, n'est pas le modèle du désir glorieux mais le symptôme du désir morbide. Il est pris au piège de sa propre misère existentielle, victime de son ressentiment d'être souffrant. Aussi, déversant le fiel de sa soif de vengeance autour de lui, il dit son mépris et sa haine du réel.
Le philosophe du soupçon jette le discrédit sur la propension des faibles et des humiliés à disqualifier l'être au nom d'une autre réalité. (Cf. Note en fin de commentaire) Ce qui n'est pas est un néant (nihil) et il y a plus de perfection dans ce qui est que dans ce qui n'est pas.
Le nihilisme ne condamne pas le monde, il condamne le nihiliste.
Conclusion :
Rousseau décrit avec une grande profondeur notre expérience du désir. Il a raison de dire qu'il y a parfois plus de plaisir dans le désir que dans la jouissance et que le vécu est exalté par la magie de l'imagination. Le désir enchante bien la vie et on est tenté de suivre l'auteur lorsqu'il s'écrie : « malheur à qui n'a plus rien à désirer ! ».
Mais il faut éviter les malentendus et ne pas se tromper sur ce qu'il est légitime d'appeler un enchantement de la vie. Le désir enchante la vie dans la mesure seulement où il rend heureux. Pas d'un bonheur rêvé tout juste propre à nous consoler de la détresse du désir déçu ou frustré mais du bonheur réel du désir comblé. Le désir enchante la vie lorsqu'il confère aux choses et aux êtres de ce monde une valeur permettant d'entretenir avec eux un rapport positif. Or ce que Rousseau analyse est aux antipodes de cette positivité. L'enchantement de la vie se paie, dans sa réflexion, d'un prix exorbitant puisqu'il va de pair avec le désenchantement du réel et la fuite dans des paradis fantasmatiques.
Il nous faut donc, pour conclure, pointer le caractère paradoxal de cette apologie du désir qui ne le célèbre que de nous consoler d'un malheur dont il est la cause. En voyant un don divin dans ce qui s'apparente davantage à un piège diabolique, la déclaration de Julie a le tort de justifier une aliénation dont la réflexion devrait nous affranchir. Elle dévoile à son insu les dangers du désir non seulement pour le bonheur de la vie mais aussi pour la lucidité de la réflexion.
Et donnant la mesure des errements dont il faut se prémunir, elle invite de toute urgence à affirmer : « Malheur à qui s'abandonne aux pièges du désir non réfléchi ! » car au lieu d'affirmer la puissance d'exister sous la forme de la joie, le désir concourt alors à la mutiler en l'aliénant dans de vaines espérances et des satisfactions chimériques.
La sagesse spinoziste vaut mieux ici que le roman rousseauiste.
NB : « Souffrance et impuissance-voilà qui a crée tous les arrière-mondes, et ce bref délire d'heur dont seul fait l'expérience celui qui souffre au plus haut point (...)
C'est une fierté nouvelle que m'enseigne mon je, et que j'enseigne aux hommes : dans le sable des choses célestes ne plus enfouir la tête, mais librement la porter, une terrestre tête qui à la Terre crée un sens !
C'est une volonté nouvelle que j'enseigne aux hommes : vouloir ce chemin-ci, celui qu'aveuglément l'homme a suivi, et le déclarer bon, et ne s'en plus écarter furtivement, comme les malades et les moribonds !
Ce furent malades et moribonds qui méprisaient le corps et la Terre, et se sont inventé le céleste et les rédemptrices gouttes de sang ; mais ces doux et sombres poisons eux-mêmes, ils les prirent au corps et à la Terre ».
Nietzsche. De ceux des arrière-mondes. Dans Ainsi parlait Zarathoustra. 1883
NB : Cf. Rousseau. Désir et sagesse.
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Je suis vraiment époustouflée par votre travail, je le trouve vraiment d’une trés grande qualitée
Vous m’avez énormement aidé pour mes devoirs de philosophie, grâce à vous j’ai compris de trés belle notion.
Et je vous en remerçie
Merci pour votre analyse que je trouve très intéressante. J’avais ce texte en devoir, et j’avais déjà quelques idées que vous avez parfaitement expliquées ici.
Votre travail est très réussi.
VOUS M’AVEZ SAUVE LA VIE, MERCI MILLE FOIS !
merci merci merci merci merci merci merci merci !!!!!
Bonjour,
Pouvez-vous m’expliquer le courant de pensée du NIHILISME
Je ne le saisie pas bien… la négation de toute vérité ( à ce que j’en ai compris) me semble absurde…
Merci par avance
Nihilisme vient de nihil signifiant: rien.
Le mot renvoie dans l’histoire des idées à plusieurs sens.
Dans l’Antiquité, le nihilisme est la doctrine attribuée au sophiste Gorgias selon laquelle l’absolu n’existe pas.
Au 19° siècle, il caractérise un courant de pensée très puissant en Russie, marqué par le pessimisme métaphysique, la remise en question des valeurs traditionnelles et chez les anarchistes l’invitation à la destruction de l’Etat.
Nietzsche est un grand penseur du nihilisme mais l’exposé de sa pensée exigerait des développements excédant le cadre d’une réponse à une question. Son analyse est liée au thème de « la mort de Dieu », à celui d’une critique de la civilisation occidentale dont la décadence commence avec le socratisme et à l’annonce du surhomme.
NB: Je publierai peut-être un de ces jours un papier sur Nietzsche et le nihilisme. Consultez de temps en temps mon blog si le thème vous intéresse.
Bonjour,
Voici déjà deux semaines que je vais sur votre site pour m’imprégner des informations que j’y trouve en vue d’une dissertation ( un grand merci d’ailleurs car elles me sont bien utiles, et font réfléchir !!). Mais je me pose une question et je n’arrive pas à y répondre: Rousseau est- il pour la tempérance dans son discours?
Merci d’avance !!
De quel discours parlez-vous? Telle que vous la posez, votre question est creuse. Je ne peux donc pas lui apporter une réponse.
Je parlais de la Nouvelle Héloise: Rousseau y prône-t-il la tempérance ou simplement l’importance de désirer? merci!
La Nouvelle Héloïse est un roman de grande ampleur qui ne saurait être réduit à une seule leçon. Tout dépend du texte que vous avez à analyser. S’agit-il de penser le désir? Vous voyez bien dans ce texte que l’idée de modération n’a pas de pertinence.
Chère Madame,
Etant moi-même professeur de philosophie, et appréciant vos réflexions, je suis en désaccord avec votre interprétation de Spinoza lorsque vous affirmez que, comme chez Hegel, le désir est essentiellement négativité. Il me semble, au contraire, que le désir spinoziste est profondément positif en tant qu’il est effort de persévérer dans une disposition positive et joyeuse générée par les affects du monde. Et tout le processus de la joie, me semble-t-il, consiste à chercher à recréer cette positivité déjà acquise, en multipliant les expériences correspondantes.
Cordialement.
J’avoue, cher collègue, ne pas comprendre ce qui vous conduit à m’imputer une telle interprétation de Spinoza. Je ne peux que souscrire à ce que vous dîtes du désir chez Spinoza, c’est pourquoi j’oppose la sagesse spinoziste au roman rousseauiste.
Bien à vous.
Bonjour,
j’ai une autre interprétation que la vôtre. Qu’en pensez-vous ?
La fin du texte nous permet de ne pas tomber dans ce qui pourrait finalement s’apparenter à une naïveté. Car, si nous faisons extrêmement attention au ton et aux termes du texte, Rousseau ne nous parle pas de l’homme mais des « choses humaines », pas de la nature humaine, mais de l’homme tel qu’il s’est fait. C’est là que toute l’ironie et la finesse du texte perce en révélant le fond de la thèse de Rousseau. Rousseau nous invite en vérité à jouir du bonheur de l’existence plutôt qu’à nous réfugier dans nos rêves. Précédemment, il n’a fait que décrire, en la critiquant implicitement, la vacuité bien réelle de l’homme socialisé corrompu par les faux-semblants de la culture. Telles sont les « choses humaines »: inconsistantes tellement la vanité et l’amour propre des hommes les a revêtues des fausses valeurs de la société. Mais à l’homme conscient du mal moral qui ronge les hommes socialisés, à l’homme qui sait reconnaître la beauté réelle, la beauté du monde qui est le seul « Être existant par lui-même » ( un ciel et non un Dieu ), le seul monde effectivement réel, alors le bonheur est pleinement donné car il ne lui est pas nécessaire de désirer autre chose que la présence du monde pour être heureux. L’homme est en proie à la vacuité de l’existence tant qu’il poursuit des buts viciés par la société. Epicure disait déjà que l’homme qui désire le bonheur doit se dégager des désirs vains, non naturels et non nécessaires, tels le pouvoir, la richesse, la gloire, que l’on désire toujours davantage sans jamais être pleinement contenté. C’est précisément cela que nous invite à penser Rousseau, quand il commence par critiquer très ironiquement le malheur de celui qui n’ a plus rien à désirer… A vrai dire, l’homme pleinement heureux n’a rien à désirer de plus que son propre désir d’exister, pour jouir du bonheur d’être ici. L’homme accède à la plénitude de l’existence lorsqu’il se sent vivant dans l’expérience dynamique d’une symbiose avec la nature. Alors toute la beauté de la nature emplit le coeur de l’homme tant ce monde se révèle merveilleux et admirable de beauté. Dans ce texte, Rousseau nous invite donc à ne pas nous laisser illusionner par les vains artifices de la culture ( et jusqu’à la rhétorique même de ce texte …), par ces désirs artificiels qui nous contraignent nécessairement à ne faire que rêver le bonheur sans jamais pouvoir le trouver là où il échappera toujours. L’homme social poursuit un rêve artificiel de bonheur qui n’existe pas, et ce faisant, il ne brasse que du vent. L’homme déniaisé des faux-semblants de la culture se sait bel et bien exister dans un monde dont la beauté naturelle est réelle, et ce faisant, il moud le grain du bonheur de vivre.
Troisième lettre à M. de Malesherbes
A Montmorency, le 26 janvier 1762
Après vous avoir exposé, Monsieur, les vrais motifs de ma conduite, je voudrais vous parler de mon état moral dans ma retraite; mais je sens qu’il est bien tard; mon âme aliénée d’elle-même est toute à mon corps. Le délabrement de ma pauvre machine l’y tient de jour en jour plus attachée, et jusqu’à ce qu’elle s’en sépare enfin tout à coup. C’est de mon bonheur que je voudrais vous parler, et l’on parle mal du bonheur quand on souffre.
Mes maux sont l’ouvrage de la nature, mais mon bonheur est le mien. Quoi qu’on en puisse dire, j’ai été sage, puisque j’ai été heureux autant que ma nature m’a permis de l’être : je n’ai point été chercher ma félicité au loin, je l’ai cherchée auprès de moi et l’y ai trouvée. Spartien dit que Similis, courtisan de Trajan, ayant sans aucun mécontentement personnel quitté la cour et tous ses emplois pour aller vivre paisiblement à la campagne, fit mettre ces mots sur sa tombe : J’ai demeuré soixante et seize ans sur la terre, et j’en ai vécu sept. Voilà ce que je puis dire à quelque égard, quoique mon sacrifice ait été moindre : je n’ai commencé de vivre que le 9 avril 1756.
Je ne saurais vous dire, Monsieur, combien j’ai été touché de voir que vous m’estimiez le plus malheureux des hommes. Le public sans doute en jugera comme vous, et c’est encore ce qui m’afflige. Oh! que le sort dont j’ai joui n’est-il connu de tout l’univers! Chacun voudrait s’en faire un semblable; la paix régnerait sur la terre; les hommes ne songeraient plus à se nuire et il n’y aurait plus de méchants quand nul n’aurait intérêt à l’être. Mais de quoi jouissais-je enfin quand j’étais seul? De moi, de l’univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu’a de beau le monde sensible, et d’imaginable le monde intellectuel : je rassemblais autour de moi tout ce qui pouvait flatter mon coeur, mes désirs étaient la mesure de mes plaisirs. Non, jamais les plus voluptueux n’ont connu de pareilles délices, et j’ai cent fois plus joui de mes chimères qu’ils ne font des réalités.
Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits et que l’agitation de la fièvre m’empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent en songeant aux divers événements de ma vie, et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l’attendrissement se partagent le soin de me faire oublier quelques moments mes souffrances. Quels temps croiriez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse, ils furent trop rares, trop mêlés d’amertumes, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides mais délicieux que j’ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres ni visites n’en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplissais tous avec plaisir parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de dîner pour échapper aux importuns et me ménager un plus long après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu’un ne vînt s’emparer de moi avant que j’eusse pu m’esquiver; mais quand une fois j’avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de coeur, avec quel pétillement de joie je commençais à respirer en me sentant sauvé, en me disant : » Me voilà maître de moi pour le reste de ce jour ! » J’allais alors d’un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien remontrant la main des hommes n’annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier et où nul tiers importun ne vînt s’interposer entre la nature et moi. C’était là qu’elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L’or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d’un luxe qui touchait mon cœur, la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m’environnaient, l’étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d’observation et d’admiration : le concours de tant d’objets intéressants qui se disputaient mon attention, m’attirant sans cesse de l’un à l’autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire en moi-même : « Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux. »
Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d’êtres selon mon cœur, et, chassant bien loin l’opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter. Je m’en formais une société charmante dont je ne me sentais pas indigne. Je me faisais un siècle d’or à ma fantaisie et, remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m’avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer encore, je m’attendrissais jusqu’aux larmes sur les vrais plaisirs de l’humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh ! si dans ces moments quelque idée de Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d’auteur venait troubler mes rêveries. avec quel dédain je la chassais à l’instant pour me livrer sans distraction aux sentiments exquis dont mon âme était pleine ! Cependant, au milieu de tout cela, je l’avoue, le néant de mes chimères venait quelquefois la contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne m’auraient pas suffi ; j’aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n’aurait pu remplir, un certain élancement du coeur vers une antre sorte de jouissance dont je n’avais pas d’idée et dont pourtant je sentais le besoin. Hé bien, Monsieur, cela même était jouissance, puisque j’en étais pénétré d’un sentiment très vif et d’une tristesse attirante que je n’aurais pas voulu ne pas avoir.
Bientôt de la surface de la terre j’élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l’Etre incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas; je me sentais avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimais à me perdre en imagination dans l’espace, mon cœur resserré dans les bornes des êtres s’y trouvait trop à l’étroit, j’étouffais dans l’univers, j’aurais voulu m’élancer dans l’infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l’agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : » O grand Etre ! Ô grand Etre ! » sans pouvoir dire ni penser rien de plus.
Ainsi s’écoulaient dans un délire continuel les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées; et quand le coucher du soleil me faisait songer à la retraite, étonné de la rapidité du temps, je croyais n’avoir pas assez mis à profit ma journée, je pensais en pouvoir jouir davantage encore, et pour réparer le temps perdu je me disais : » Je reviendrai demain. »
Je revenais à petit pas, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content, je me reposais agréablement au retour, en me livrant à l’impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvais mon couvert mis sur ma terrasse. Je soupais de grand appétit dans mon petit domestique, nulle image de servitude et de dépendance ne troublait la bienveillance qui nous unissait tous. Mon chien lui-même était mon ami, non mon esclave, nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m’a obéi. Ma gaieté durant toute la soirée témoignait que j’avais vécu seul tout le jour; j’étais bien différent quand j’avais vu de la compagnie, j’étais rarement content des autres et jamais de moi. Le soir j’étais grondeur et taciturne : cette remarque est de ma gouvernante, et depuis qu’elle me l’a dite je l’ai toujours trouvée juste en m’observant. Enfin, après avoir fait encore quelques tours dans mon jardin ou chanté quelque air sur mon épinette, je trouvais dans mon lit un repos de corps et d’âme cent fois plus doux que le sommeil même.
Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie, bonheur sans amertume, sans ennuis, sans regrets, et auquel j’aurais borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, Monsieur, que de pareils jours remplissent pour moi l’éternité, je n’en demande point d’antres, et n’imagine pas que je sois beaucoup moins heureux dans ces ravissantes contemplations que les intelligences célestes. Mais un corps qui souffre ôte à l’esprit sa liberté; désormais je ne suis plus seul, j’ai un hôte qui m’importune, il faut m’en délivrer pour être à moi, et l’essai que j’ai fait de ces douces jouissances ne sert plus qu’à me faire attendre avec moins d’effroi le moment de les goûter sans distraction.
Mais me voici déjà à la fin de ma seconde feuille. Il m’en faudrait pourtant encore une. Encore une lettre donc, et puis plus. Pardon, Monsieur. Quoique j’aime trop à parler de moi, je n’aime pas à en parler avec tout le monde : c’est ce qui me fait abuser de l’occasion quand je l’ai et qu’elle me plaît. Voilà mon tort et mon excuse. Je vous prie de la prendre en gré. »
Il me semble que cette lettre livre toute l’ambiguïté du texte que nous étudions.
S’agit-il de la pensée de Rousseau ? C’est l’extrait d’un roman ! Une fiction… il est imprudent d’identifier les pensées que Rousseau attribue à l’un des personnages à sa pensée sans le justifier ou, au moins, préciser la nature du texte auquel on a affaire. Pour la pensée de Rousseau, ne vaut-il pas mieux aller voir su côté de l’Emile ou il analyse le rapport entre vouloir et pouvoir chez l’enfant et fait de leur équilibre le but de l’éducation ?
Un autre problème technique : votre blog souffre d’un grave problème au niveau de l’édition des commentaires… Pensez à faire le point et à corriger ce petit problème. C’est qu’on prend plaisir à vous lire et vous adresser d’amicales suggestions !
Non je ne vous suis pas du tout. Dire que l’Etre existant par lui-même n’est pas Dieu et soutenir que Rousseau nous invite à jouir du réel et non du rêve me semblent relever du contre sens. Il fait une apologie du désir mais une apologie pour le moins paradoxale et criticable.
A Julien et à Fra Pacifico je ne peux que répondre que la formule académique de l’exercice auquel nous devons préparer nos élèves est la suivante: La connaissance de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte par la compréhension précise du texte du problème dont il est question.
Il va de soi que la pensée de Rousseau n’est pas réductible à ce qu’il fait dire ici à Julie. Il y a sur ce blog un texte des Rêveries rejoignant celui de cette Lettre à propos de sa conception du bonheur. Mais enfin on ne peut pas faire dire à un texte précis autre chose que ce qu’il dit.
Pour ce qui est des problémes techniques au niveau de l’édition des commentaires, ils sont dus au blocage du copier coller. Il faut bien comprendre qu’un professeur ne peut pas encourager les penchants des paresseux. Je crains bien qu’il n’y ait pas de solutions.
Il paraît nécessaire en effet de faire la différence entre ce qui relève explicitement de la pensée assumée de Rousseau, et de ce qui n’est que roman(tisme), les deux n’étant sans doute pas très loin d’un de l’autre. Le problème de la religion naturelle que pose la fin du texte demande à être approfondi. La connaissance de l’auteur ne doit quand même pas nous empêcher de comprendre ce qu’il dit dans un texte… Et ce que dit l’auteur dans ce texte précis, est particulièrement ambigu. Simone, vous avez raison de parler de Dieu, mais il faudrait expliquer ce que cela veut dire pour Rousseau. Dire qu’il est ici un contempteur du sensible me paraît par exemple excessif.
Une chose est d’analyser un texte, une autre est d’attribuer ce qui est dit à l’auteur. Ne serait-il pas à la fois plus prudent et plus judicieux de ne pas dire « Rousseau dit ceci ou cela… »
Je ne dis pas que la pensée de R. ne réduit pas à cet extrait. Je pense qu’elle n’est pas du tout dans cette extrait…
Cordialement
Pouvez-vous nous éclairer alors ?
bonjour,
mon commentaire ne porte pas sur votre explication de texte mais plutôt sur l’image que vous avez associé à celui-ci.
L’oeuvre que vous avez associé à ce texte est vraiment très belle, j’ai comme un coup de coeur pour elle. Je vous remercie de m’avoir fait découvrir cet artiste (Kandisky), c’est un petit bonheur qui m’est tombé dessus sans que je l’ai désiré!
Cordialement
PS : Excusez-moi, j’ai « maché » le nom de l’artiste. C’est Kadinsky. Je tenais à me reprendre.
a qui le dites vous !
Bonsoir Madame,
Je vous remercie pour ce commentaire très éclairant que j’ai lu avec grand intérêt ! Votre explication est riche en contenu et donne à réfléchir agréablement grâce à la fluidité de votre écriture et à la beauté imagée de vos tournures. Un vrai plaisir ! Merci encore.
Merci pour ce sympathique commentaire. Rien n’est plus gratifiant que de se savoir pour les autres une source de plaisir. Je n’ai pas besoin de vous souhaiter une année féconde de philosophie car d’évidence votre référence au plaisir montre que c’est le cas.
Je vous remercie vraiment d’avoir ecrit tout ceci. C’est un travail énormement riche et abondant! J’ai beaucoup aimé meme si la philosophie ne m’attire pas trop..
Cordialement
J’aimerais vous avoir comme professeur!Merci pour cette explication détaillée.
Le désir, qu’il aboutisse à la réussite ou à l’échec, est un moteur essentiel au bonheur, sauf lorsqu’il est pathologique; alors il devient aliénant.
Guy
je vous remercie pour cette explication très facile a comprendre mais il une chose dans ce texte que je n’arrive pas a comprendre c’est quand Rousseau dit a la ligne 17-18 <>
je ne vois pas se qu’il veut exprimer par cette phrase pourrai vous me l’expliquer ?
je vous remercie d’avance pour votre réponse et aussi pour votre explication de texte qui a était facile a comprendre toute en étant complète .
Le texte est expliqué, à vous de comprendre. Par ailleurs lorsqu’on achoppe sur un passage, on prend la peine de l’écrire car ligne 17-18 n’a de sens que pour vous.
merci de votre réponse
j’avais écrit le passage en question mais je ne c’est pas pourquoi il n’a pas été pris en compte
désolé.
Mme Manon, votre blog est d’une richesse inestimable. J’aime vous lire! Je suis brésilienne, enthousiaste de Rousseau. Ma recherche de doctorat a pour objet l’amour de soi.
Je vous remercie!
Très cordialement,
Marisa
Merci Marisa pour ce sympathique message. Votre thème de recherche est fort intéressant. L’article sur l’amour de soi chez Rousseau sur ce blog est succinct car il était destiné à donner des éléments à mes élèves pour la dissertation: faut-il condamner l’amour de soi?
Vous connaissez sans doute l’article de F. Guénard sur puissance et amour de soi. La théorie de la guerre dans la pensée de Rousseau, publié chez Vrin en 2008 dans la cadre de la publication des textes de Rousseau: Principes du droit de la guerre et Ecrits sur la paix perpétuelle sous la direction de Blaise Bachofen et Céline Spector.
Gardez votre enthousiasme.
Bien à vous.
Chère madame,
Etant élève de terminale cette année, j’ai en quelque sorte « découvert » l’explication de texte et ses méthodes. Lorsqu’en cours nous avons fait la méthodologie de cet exercice, nous avons dis , ou du moins j’ai écrit dans mon cours, que l’explication devait toujours aller dans le sens du texte et de l’auteur, c’est-à-dire sans critique et pour faire bref : lui donner raison.
Or, sauf erreur de compréhension de ma part, la troisième partie de votre explication m’a l’air d’aller légèrement à l’encontre de la consigne donnée en cours où vous soulignez le caractère paradoxale de l’apologie du désir chez Rousseau, bien que cette remarque ne soit pas fausse(pour moi). Je vous demande alors légitimement si je dois à tout prix suivre cette directive ( actuellement j ‘ai une explication de texte à rédiger à la maison.. ) .
Par ailleurs, j’ai lu plus haut que vous étiez tombée en désaccord avec un autre professeur de philosophie sur l’interprétation de Spinoza sur le désir. Il me vient alors de penser « l’opinion commune » qui est la suivante : « la philo, c’est du loto, ca dépend aussi du correcteur, s’il est en accord avec nos propos » . Car en effet si moi aussi j’étais amené à penser comme vous le jour de l’épreuve (BAC) Mr.Martin aurait sans doute pénalisé mon propos…
Et pour finir je tiens à vous remercier pour votre travail et pour ce site qui m’aide beaucoup .Merci
Cordialement
Le commentaire de texte doit être explicatif d’abord et avant tout et critique s’il y a matière à objection. Souvent les élèves ne sont pas armés pour procéder à une critique pertinente. Votre professeur est donc bien avisé de vous demander de porter votre effort sur l’explication seulement.
Si vous aviez lu les commentaires de manière moins superficielle, vous auriez pu constater qu’il n’y a aucun désaccord avec mon collègue.
Quant à votre dernière remarque, elle est aussi superficielle et irréfléchie que votre lecture des commentaires.
Bien à vous.
Bonjour chère Simone,
J’ai pris un grand plaisir à lire votre explication de texte.
Au passage, je vous remercie pour vos réponses précédentes.
Bien à vous,
Pierre
Bonjour Simone,
Voici comment je comprends ce texte : si le monde des chimères, ce monde imaginaire est « le seul digne d’être habité » (oui c’est bien la phrase qui fait polémique), il me semble que Rousseau nous suggère par là, la supériorité par nature du monde idéal toujours placé au-dessus du sensible. Le désir est alors une force héritée de ce monde (idéal) qui nous en rapproche par sa dimension infinie, sa puissance sans limite. Grâce à lui, il nous est permis de ne pas nous contenter du sensible et de la réalité dans laquelle notre condition nous plonge. Grâce à lui, nous pouvons espérer toujours et chercher à modifier et transformer ce réel, même si par définition, il restera toujours en-deçà de notre imagination. Mais c’est bien aussi ce qui produit cette aspiration infinie à rechercher toujours mieux. L’homme est un être fini et ne peut produire la perfection, mais il a au moins cette faculté de la pouvoir imaginer. C’est ce qui par ailleurs le rend perfectible.
Il me semble que si on ne s’en tient qu’au texte, c’est l’extrapoler que de présenter cet extrait comme une perspective nihiliste. Aussi c’est plus contre cet aspect de votre interprétation que je m’oppose. Dans l’extrait, Rousseau se borne à présenter l’infini et la perfection dans notre force désirante comme supérieure dans ce qu’elle apporte à l’homme : elle apporte au final bien plus que la satisfaction effective de la réalisation d’un désir. D’ailleurs « malheur à qui n’ a plus rien à désirer » présenterait bien plutôt la critique du nihilisme de Calliclès : celui qui satisfait immédiatement à tous ses désirs n’a plus le temps d’éprouver cette force désirante et d’en tirer les effets positifs.
Enfin, je crois que la conclusion à en tirer ne serait pas que nous ne sommes condamnés à n’être heureux que dans nos rêves mais que pour être heureux, il faut cultiver (en bon platonicien que Rousseau est) cette contemplation du monde idéal. Il n’en fait dans ce texte qu’une condition au bonheur et ne me parait en aucun cas dénigrer le sensible (pas tant en tous cas que le fait Platon par ailleurs). Rappelons que chez Rousseau il y a une beauté de la nature, que ce monde naturel sensible est par nature plutôt beau. Ce n’est que l’homme civilisé qui le dégrade et l’enlaidit…
En cela je reste assez près de Perbost.
Merci toujours pour la qualité de votre site. J’y renvoie très souvent mes propres élèves, à qui j’ai d’ailleurs donné ce texte à étudier.
Bien à vous,
Isabelle
Bonjour
Vous avez bien raison d’insister sur le platonisme de Rousseau. Mais dans une perspective nietzschéenne, c’est précisément par là qu’il s’expose au soupçon de nihilisme (comme tous ceux que Nietzsche appellent « les hallucinés des arrière-mondes ».
Merci pour ce sympathique message.
En espérant que la correction de vos copies ne vous conduise pas à me maudire.
Bien à vous.
Oui d’accord je comprends mieux en chaussant sur mon nez des lunettes nietzschéennes…
Dans le costume de Rousseau et sous la perruque, on comprend que le réel peut être beau (la nature) mais moins parfait que l’idéal. Non dirait-il ce n’est pas dénigrer le réel. Mais celui qui ricane sous son épaisse moustache rétorquerait que le soumettre à un idéal c’est s’inventer un monde qui viendrait remplacer le vrai par des illusions. C’est précisément ce qui correspond au dénigrement. c’est précisément en ce sens que tout idéalisme est un nihilisme. Dans cette perspective, la critique est donc parfaitement acceptable.
Correction de copies terminée, je peux vous dire que je ne vous en veux pas du tout ! Comment pourrais-je vous maudire ? C’est toujours une joie que de vous retrouver…
A bientôt donc !
Bravo Isabelle pour la vélocité de la correction. J’ai toujours pensé qu’elle est un gage de qualité.
Pour ce qui est de Rousseau, il est difficile de ne pas cautionner la perspicacité nietzschéenne à l’endroit d’un personnage affirmant qu' »hors l’Etre existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas ».
Que Julie n’exprime qu’une des tendances de Rousseau, cela va de soi, mais il est difficile de la nier. L’auteur lui-même était très lucide sur ce point. Voyez ce passage des Confessions.
« Que fis-je en cette occasion? Déjà mon Lecteur l’a deviné, pour peu qu’il m’ait suivi jusqu’ici. L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien d’existant qui fut digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur. Jamais cette ressource ne vint plus à propos et ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases je m’enivrais à torrens des plus délicieux sentiments qui jamais soient entrés dans un cœur d’homme. Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés parfaites aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d’amis sûrs, tendres, fidèles, tels que je n’en trouvais jamais ici bas. Je pris un tel goût à planer ainsi dans l’empyrée au milieu des objets charmants dont je m’étais entouré que j’y passais les heures, les jours sans compter, et perdant le souvenir de toute autre chose, à peine avais-je mangé un morceau à la hâte que je brulais de m’échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand, prêt à partir pour le monde enchanté je voyais arriver de malheureux mortels qui venaient me retenir sur la terre, je ne pouvais ni modérer ni cacher mon dépit, et n’étant plus maître de moi je leur faisais un accueil si brusque, qu’il pouvait porter le nom de brutal. Cela ne fit qu’augmenter ma réputation de misanthropie, par tout ce qui m’en eut acquis une bien contraire, si l’on eut mieux lu dans mon cœur. » Confessions, Livre IX, Pléiade, p. 427.428.
La troisième lettre à Malesherbes fait preuve de la même lucidité. « Cependant, au milieu de tout cela, je l’avoue, le néant de mes chimères venait quelquefois la contrister (l’âme) tout à coup. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne m’auraient pas suffi ; j’aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n’aurait pu remplir, un certain élancement du coeur vers une autre sorte de jouissance dont je n’avais pas d’idée et dont pourtant je sentais le besoin. Hé bien, Monsieur, cela même était jouissance, puisque j’en étais pénétré d’un sentiment très vif et d’une tristesse attirante que je n’aurais pas voulu ne pas avoir. »
La suite du texte extrait de la lettre à Julie aussi que je cite dans le commentaire de Schopenhauer.https://www.philolog.fr/la-vie-oscille-comme-un-pendule-de-droite-a-gauche-de-la-souffrance-a-lennui-schopenhauer/
Voyez le commentaire de Marcel Raymond. Note de la page 304 de l’Emile, p. 1341 dans la Pléiade.
Bien à vous.
Je suis tombée sur ça à mon bac blanc de philo !
Et cette explication me rassure sur certains points et un peu moins sur d’autres.
Si j’ai la moyenne, je serai contente. 🙂
Hello, la numérotation de tes fragments est de quelle édition?
Sympa l’ordre et les fragments que tu nous proposes 🙂
Bonjour
Le texte rousseauiste est cité dans l’édition de la Pléiade.
Bien à vous.
Bonsoir Mme MANON,
Etant en terminale littéraire j’ai étudié ce texte aujourd’hui même. Et en rapport avec la « force consolante » je pense avoir trouvé une hypothèse. On dit que l’imagination est l’ennemie de l’Homme sur le plan du réel. Alors cette force consolante attribué à l’Homme ne serait-elle pas la force qui fait que l’Homme arrive à croire à tout ce que son imagination lui fait voir?
Bonjour
D’abord voyez bien qu’il n’y a guère de sens à dire que l’imagination est l’ennemie de l’homme. Elle est, selon la belle formule de Pascal, une maîtresse d’erreur et de fausseté, mais aussi une puissance créatrice comme on le voit dans l’art et dans les sciences.
Cf.Le texte de Pascal ici: https://www.philolog.fr/les-chaines-des-prisonniers-de-la-caverne-platon/
Ensuite, Rousseau s’explique clairement sur ce qu’il faut entendre par « force consolante ». Nul besoin d’une hypothèse qui d’ailleurs enfonce des portes ouvertes. Je vous renvoie au commentaire précédent.
Bien à vous.
J’apprécie votre analyse.
Vous êtes d’une perspicacité très remarquable.
Merci pour cette réflexion
Bonjour, et merci pour vos analyses, sur ce texte comme sur d’autres, qui constituent régulièrement un complément et une façon de mettre à l’épreuve, au préalable, les commentaires que je propose à mes propres classes depuis huit ans.
Sur ce texte en particulier, un point qu’il me semblerait intéressant d’approfondir est le rapport entre désir et espoir. Dans les lignes qui précèdent l’extrait que vous commentez, Rousseau écrit :
« Tant qu’on désire, on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. »
(Un préambule qui peut ajouter à la difficulté de l’étude de l’extrait, en raison du jeu sur le double sens des termes « jouissance » et « heureux »).
Ecartant d’un revers de main une possible objection « si le bonheur ne vient point… », Rousseau fait comme si le désir produisait nécessairement l’espoir, comme s’il n’existait pas de désir désespéré, comme si l’estimation de nos chances qu’une situation désirée se réalise n’entrait pas en compte dans notre espoir de la voir se réaliser.
La question pourrait être de savoir si l’espoir est un réel terme intermédiaire entre le désir et l’imagination, s’il ne suffit pas de désirer, même sans espérer, pour imaginer une satisfaction dont on sait souvent bien, au fond, qu’elle n’est pas envisageable.
Oui mais voilà, Rousseau écrit, au début de ce passage : « on s’attend à le devenir », et si je comprends bien l’usage qu’il fait des double-points et des points-virgules (qui a clairement changé depuis le XVIIIè siècle, ce qui pose la question d’éventuels changements à apporter lorsqu’on donne ce texte à l’examen comme cela s’est déjà produit), cette précision a valeur d’explication de ce qui précède, càd (à ce stade du texte) du fait que le désir peut se substituer à sa satisfaction. Dans ce cas, il serait nécessaire d’avoir l’impression que la réalisation de notre désir est sinon probable, au moins plausible, pour que désirer rende heureux.
(Il me semble que l’enjeu est aussi de savoir si ce texte ne peut être lu que dans le sens d’un éloge d’une attente passive du bonheur, ou bien si l’on peut, en replaçant l’espoir au centre du dispositif, se demander si, dans la mesure où oeuvrer à réaliser son désir est parfois nécessaire pour cultiver et augmenter son espoir, ce texte ne fournit pas également une base pour penser le rôle de l’action dans le bonheur. Evidemment Rousseau n’est pas Alain et ne va pas jusque là. Mais la notion d’ « inquiétude », qu’il introduit, ne permet pas non plus de penser le désir, tel qu’il est présenté dans ce texte, comme un simple prétexte à rêveries enivrantes. Encore faudrait-il être certain de sa signification à l’époque : désigne-t-elle le fait d’être inquiet au sens que le terme revêt le plus souvent aujourd’hui, ou bien de façon plus large, tout trouble de l’âme, toute passion, tout ce qui s’oppose à la quiétude ?).
Un autre enjeu de ce point, à mon avis, est le sens exact qu’il faut apporter à la notion d’illusion ici. Désigne-t-elle simplement une capacité à s’immerger dans une fiction (que nous en soyons l’auteur ou non), comme dans le Discours sur le bonheur de Châtelet (auquel cas elle pourrait faire son plein effet si nous n’en sommes pas totalement dupes – chez Châtelet c’est même essentiel, mais c’est une autre histoire), ou bien faut-il lui donner le sens d’une croyance pleine et entière, dont la particularité est qu’elle serait motivée et alimentée par le désir ?
D’où la question suivante : dans le raisonnement de Rousseau, est-ce le désir, ou bien l’espoir, qui produit l’illusion, et dans quel sens du terme illusion ? Suffit-il d’avoir envie de quelque chose pour réellement croire que cette chose va se produire ? La seule façon dont cette thèse radicale pourrait être soutenue à mon avis consiste à dire que lorsqu’on désire, on ne peut pas s’empêcher d’imaginer, et qu’imaginer, c’est déjà croire un peu, au moins tant qu’aucune autre pensée ne contrebalance la fantasmagorie dans notre tête.
Personnellement, j’ai du mal à croire que le verbe « s’attendre » autorise cette interprétation.
(Sur cette question du rapport du désir au bonheur, et la place de l’espoir dans ce rapport, la comparaison me semble intéressante avec la série de strips de la bande dessinée Calvin et Hobbes (Bill Watterson), qui décrit les montagnes russes émotionnelles du petit garçon pendant les trois semaines de délai de livraison d’une « casquette à hélices » qu’il désire intensément (un item qu’il commande en envoyant des preuves d’achat de paquets de céréales…).
Au-delà de ce texte, je me suis plusieurs fois demandé quelle place occupent les cours que vous mettez en ligne dans l’économie de vos propres cours.
Je m’explique : depuis mon entrée dans le métier, j’ai chaque année l’impression de tenter à nouveaux frais la quadrature du cercle, c’est-à-dire le traitement « complet » du programme. Concrètement, et bien qu’il aille de soi que les notions ne sont pas des tiroirs hermétiques les uns aux autres, mais fonctionnent plutôt en réseau et renvoient les unes aux autres, si l’on divise le nombre d’heures disponibles, une fois décomptées les heures de devoirs, et les heures « perdues » pour diverses raisons, il reste en moyenne quelque chose comme 6 heures par notion. C’est bien peu pour donner ne serait-ce que quelques bases sur celles qui donnent lieu au plus grand nombre de problématiques à l’examen ; dès lors quelle stratégie adopter ? Survoler rapidement les couplages de chacune avec les perspectives du programme ? (enjeux moraux, politiques, existentiels, épistémologiques…). Se concentrer sur l’approfondissement du traitement d’une question par notion, en s’efforçant de choisir la question la plus transversale possible ? « Externaliser » une partie du cours, sous forme de contenus (textes, vidéos…) auxquels on renvoie les élèves qui souhaitent compléter leur initiation et leur préparation à l’examen ? Ou encore : limiter au maximum la prise de notes rédigée (dictée, recopiée du tableau…), pour que le cours aille plus vite (en fournissant éventuellement aux élèves une version écrite permettant de compléter leurs notes et libérant leur attention, en cours, de l’angoisse de ne pas avoir tout noté ?
Je me demandais si les cours que vous mettez en ligne sont une version plus complète de ce que vous présentez en classe ; des cours passés, que vous mettez en ligne à titre de cours complémentaires dès lors que vous n’avez pas le temps de les aborder certaines années ; ou encore si vous trouvez le temps chaque année d’aborder l’ensemble des références mises en ligne (d’autant que vous effectuez souvent des renvois d’un cours à l’autre). Je me demandais aussi plus largement ce qui vous a conduite à faire le choix de mettre ces cours en ligne, et si le souci de fournir aux élèves les éléments nécessaires pour couvrir le programme de façon plus satisfaisante que ne le permet l’horaire hebdomadaire* du cours de philosophie a joué un rôle important dans cette décision
*je n’ignore pas, évidemment, que ces cours ont pour l’essentiel été rédigés à une époque où certaines classes avaient 8h de philosophie par semaine sur ce type de programme
Bien à vous,
Antoine Muller
Bonjour
Je ne répondrai pas sur les subtilités de vos questions sur le texte. Il me semble que vous désolidarisez des vécus qui sont inextricablement liés. Par exemple est-il pertinent de distinguer désir et espoir, désir et imagination, espoir et imagination, espoir et attente du bonheur?
Pour ce qui est de mes cours. Je distribuais beaucoup de photocopies aux élèves, or mon proviseur ayant suspendu par souci d’économie mon budget, j’ai trouvé cette solution pour préparer au mieux les élèves.
Bien à vous.
Merci d’avoir pris la peine et le temps de me répondre bien que mon message vous ait, semble-t-il, paru peu pertinent.
Si distinguer signifiait désolidariser, je ne sais pas si notre travail aurait beaucoup de sens.
Mais visiblement, ce serait ratiociner que de demander s’il existe des désirs désespérés.
Je vous souhaite une bonne continuation.
AM
Madame Manon,
Un petit message pour vous remercier de m’avoir fait redécouvrir ce texte de Rousseau et de l’avoir expliqué avec autant de rigueur intellectuelle et de sensibilité. Cela fait maintenant 8 ans (depuis mes études en hypokhâgne) que je ne me lasse pas de lire vos articles, pour mes études mais aussi, comme maintenant, au gré d’une recherche Google.
À 27 ans, j’ai désormais un travail et un compagnon que j’aime… mais j’entre aussi dans cette ère de désillusion qui me fait parfois regretter l’époque où tous mes bonheurs n’étaient que fantasmes et espérances de l’avenir… car la possession de biens réels semble toujours décevante, comme l’exprime si bien Rousseau. Lire l’analyse que vous faites de son texte me redonne espoir, non plus dans les chimères de l’imagination mais dans les possibilités de bonheur que le réel offre à qui sait l’aimer dans son imperfection. Merci, donc ! La bonne philosophie réconcilie parfois bien mieux avec l’existence qu’une séance de psy.
Bien à vous,
Diane