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L’homme est-il un loup ou un dieu pour l’homme?

 Oliver Reed en loup-garou dans les années 1960. www.dinosoria.com/loup_garou.htm
 
 » Et certainement il est également vrai et qu’un homme est un dieu à un autre homme et qu’un homme est aussi un loup à un autre homme. L’un dans la comparaison des citoyens les uns avec les autres ; et l’autre dans la considération des Républiques ; là par le moyen de la justice et de la charité qui sont les vertus de la paix, on s’approche de la ressemblance de Dieu ; et ici, les désordres des méchants contraignent ceux-mêmes qui sont les meilleurs de recourir par le droit d’une légitime défense à la force, à la tromperie qui sont les vertus de la guerre, c’est-à-dire à la rapacité des bêtes farouches.  »  Hobbes. Du citoyen. Epître dédicatoire.
 

   Ce texte traite de l’ambivalence des relations humaines : l’homme peut être un demi-dieu (ou un dieu) pour l’homme ou au contraire un loup. Les énoncés de cette antithèse sont proverbiaux. Le premier est un proverbe grec (anthrôpos anthrôpou daïmonion), le second est une formule du poète latin Plaute (254-184): « homo homini lupus est » qu’on trouve dans l’ Asinaria.

 
   Ces formules sont régulièrement reprises dans notre tradition intellectuelle.
   Erasme les commente dans ses Adages, Montaigne les utilise pour souligner l’ambiguïté du mariage : «  Socrate, enquis qui estait plus commode prendre ou ne prendre point de femme : lequel des deux on face, dit-il, on s’en repentira. C’est une convention à laquelle se rapporte bien à point ce qu’on dict : homo homini ou deus ou lupus » Essais II, V.
   Spinoza s’y réfère dans le scolie de la proposition 35 de la 4e partie de l’Ethique.
   Freud cite Plaute dans son texte : Malaise dans la civilisation  et Bergson écrit dans : les Deux sources de la morale et de la religion : «  Les deux maximes opposées homo homini deus et homo homini lupus se concilient aisément. Quand on formule la première on pense à quelque compatriote. L’autre concerne les étrangers. »
 
   Il convient d’abord de souligner le caractère métaphorique de ces proverbes, ensuite d’en expliciter le sens. Qu’entend-on par un dieu ou un demi-dieu ? par un loup ?
Hobbes propose une interprétation dans un jeu serré d’oppositions :
–         « l’un, là » renvoient au proverbe grec
–         «  l’autre, ici » renvoient au proverbe latin.
   Le premier vaut pour les relations de civilité, de citoyenneté.
   L’autre vaut pour les relations entre les Républiques.
 
   Que faut-il entendre par là ? Hobbes fait une lecture politique de ce célèbre doublet, mais on peut aussi en montrer la pertinence en examinant la relation interpersonnelle.
 
I)                   Elucidation du proverbe grec.
 
   Dans l’idée d’un dieu les hommes pensent la bonté au superlatif. Ils se représentent une perfection, quelle que soit la vertu envisagée. En témoignent les expressions : « il est beau comme un dieu », «  il chante comme un dieu ».
   Dans l’antiquité on parlait du divin Platon. Dire que l’homme est un dieu pour l’homme revient à pointer toutes les situations où l’homme est pour son semblable une chance, une valeur suscitant l’admiration, la reconnaissance, le désir de lui rendre hommage.
   Ce grand bien, l’homme l’est pour l’autre affirme Hobbes dans les rapports de citoyenneté. Le citoyen est le membre d’une cité c’est-à-dire d’une société politiquement organisée.
 
   PB: En quel sens le jugement de Hobbes est-il fondé ?
 
  1) Seul l’homme est un être démuni, incapable d’assurer sa subsistance et de promouvoir les conditions de sa propre humanité. En revanche, par son insertion dans une société, à savoir dans un système de division du travail et d’échanges, l’homme parvient, grâce aux autres, à vivre une vie affranchie de la nécessité vitale.
   Collectivement, dans une société stable politiquement et prospère économiquement, les hommes peuvent jouir d’une auto suffisance qui leur serait refusée dans une vie sauvage. Aristote a souligné ce bienfait de l’existence sociale. «  Celui qui n’a besoin de rien parce qu’il se suffit à lui-même n’est pas un homme, c’est un dieu ».
   Par la cité, par le travail solidaire, les hommes peuvent conquérir cette condition divine. En ce sens les hommes sont bien les uns pour les autres des dieux.
   Ex : le savant peut poursuivre tranquillement sa recherche parce que le paysan lui permet de manger, le maçon de se loger, le policier et le militaire de ne pas avoir besoin de veiller sur sa sécurité. Réciproquement le paysan et le maçon sont soulagés dans leurs tâches par l’invention de machines qui n’auraient pas pu voir le jour sans les découvertes scientifiques et les inventions du technicien.
   Les efforts de chacun contribuent ainsi, même si c’est à des degrés divers, à la prospérité de tous. Quel que soit le domaine considéré, un homme ayant une grande compétence et une expérience professionnelle exigeante est toujours un dieu pour ceux qui font appel à ses services.
 
   2) Ce qui est patent sur le plan économique, technique, militaire, l’est aussi sur le plan moral. « Quand il a atteint sa perfection, l’homme est le plus excellent des animaux, il en est le pire quant il vit dans l’isolement sans lois et sans codes » Aristote, Politique. « Sans famille, sans loi, sans foyer » l’homme est, en effet, une graine de violence, un « sauvageon » (M.Chevènement). Ce sont ses éducateurs, parents, maîtres, législateurs qui font de lui un homme au point de vue moral.
   Comme Aristote, Hobbes souligne que l’homme accomplit son humanité dans la civilité. La vie avec les autres requiert le développement de qualités par lesquelles les hommes « s’approchent de la ressemblance de Dieu ».

   On pense, bien sûr, à la vertu de justice, définie par Aristote comme la vertu de notre rapport à autrui. Etre juste revient à rendre à chacun ce qui lui est dû, à respecter les droits fondamentaux de l’autre, à ne réclamer pour soi ni plus ni moins que ce qui nous revient. Il y faut un grand sens de la mesure pour juger avec rectitude et faire preuve d’impartialité. Celui qui s’efforce dans sa conduite d’incarner cette exigence rationnelle concourt à la paix avec ses semblables, car un des grands ressorts de la violence civile est le triomphe de l’injustice. Il concourt aussi au bonheur de la relation humaine, car rien ne réjouit davantage le cœur de l’homme que la compagnie d’êtres en qui on peut reconnaître une supériorité morale. On a tendance à voir en eux des dieux car ce qui est grand et beau semble être l’apanage des dieux. En honorant la valeur de la justice l’homme « fait le dieu » disaient les Grecs. 

  Il fait le dieu aussi lorsqu’il vit d’une vie théorétique ou contemplative. Aristote écrivait en ce sens: « l’homme est né pour deux choses : pour penser et pour agir en Dieu mortel qu’il est ».  Dieu, l’homme doit penser, mortel il doit agir . De fait, l’idéal contemplatif est pour les Grecs l’idéal d’une vie divine.

   On pense aussi à la vertu de charité, définie au sens large, comme capacité à faire du bien autour de soi (amour de bienveillance) : pour les misérables qu’elle secourait avec désintéressement, Mère Térésa était un dieu ; pour le malade qui craint pour sa vie, le médecin compétent et attentionné est un dieu ; pour le cœur solitaire, la rencontre de l’ami est une expérience bienheureuse où l’autre revêt la dimension d’un dieu.
   Dans les  Adages Erasme souligne cette idée.
«  On a coutume de dire que l’homme est un dieu pour l’homme à propos de celui qui apporte soudain un salut inespéré ou qui vient en aide par un important bienfait.  Adage, 69.
«  Deviens un dieu pour le misérable en imitant la miséricorde de dieu ; en effet il n’est rien en l’homme qui soit aussi divin que la bienfaisance » Grégoire de Naziance cité par Erasme.
« Celui qui vient en aide par un léger bienfait, qu’il soit véritablement un ami, mais celui qui, par son art et par un soin et une habileté hors du commun, retient et restaure une vie qui s’enfuit déjà, ce qui est le propre du médecin, qu’est-ce d’autre que ce que répètent les Grecs : l’homme est un dieu pour l’homme » Erasme.
«  Je dois tout aux lettres, même la vie, mais c’est à toi que je dois les lettres, toi qui m’as gratifié en abondance de ta libéralité et qui nourris mon loisir studieux. Que veulent dire les Grecs en disant anthrôpos anthrôpou daïmonion sinon cela ? » 
   Avec Erasme on peut donc dire que celui qui fait le bien d’autrui ( l’ami, le bienfaiteur, le médecin, le maître) est perçu par celui-ci comme un être miraculeux : un dieu.
   Dans cette optique, les grands inventeurs, les génies en matière scientifique, philosophique, artistique, technique, institutionnelle ont pour nous quelque chose de divin. Ils suscitent notre admiration, dans certains cas notre vénération. Leur grandeur honore l’humanité et il semble que nous leur devons les honneurs qu’exige leur mérite. Voilà pourquoi les sociétés ont en général des distinctions honorifiques et un Panthéon (étymologiquement : lieu consacré à tous les dieux).
 
 
II)                 Elucidation du proverbe latin.
 
 
   Dans l’idée d’un loup les hommes pensent la méchanceté au superlatif.
   Ils se représentent une bête féroce dont la cruauté et la sauvagerie n’ont pas de limite. Le loup cristallise toutes les terreurs. Que cette terreur soit fondée est une autre histoire. Le loup est-il dans le réel ce que l’on a construit dans l’imaginaire ? Rien n’est moins sûr. Mais là n’est pas notre problème. Il s’agit de savoir dans quelle situation l’homme peut être dit  métaphoriquement un loup pour l’homme. Hobbes oppose les relations entre les citoyens à la relation entre les Républiques pour le faire comprendre.
 
   De fait, à défaut d’une organisation internationale liant les Etats dans des rapports juridiques, ceux-ci sont dans l’état sauvage où la force fait loi.
   L’usage de la force entre les Etats s’appelle la guerre. Le terme est explicitement employé. Il pointe la figure du loup car le loup c’est l’ennemi, celui dont on a tout à craindre et contre lequel il faut se protéger. L’homme est un loup pour l’homme dès lors qu’il menace la vie, la sécurité, les intérêts légitimes de l’autre et que sa présence appelle la violence.
 
 1) On pense d’abord à l’ennemi extérieur. L’humanité n’a, en effet, jamais été une société universelle de concitoyens. L’humanité réelle est une humanité éclatée en groupes distincts, souvent hostiles les uns aux autres. D’où l’ambivalence de la relation humaine. Le bon père de famille, le citoyen exemplaire peut-être redoutable pour celui, qu’à tort ou à raison, il identifie comme son ennemi. Célébré comme un dieu par ses compatriotes dans la mesure où il est capable de se sacrifier pour le salut « des siens », il peut être une bête fauve pour les autres. Pensons au soldat, bon père de famille, mari aimant, voisin estimé qui, sur un théâtre de guerre, n’a plus aucune pitié pour les ennemis de la patrie. Pour de nombreux auteurs, d’ailleurs, la relation de civilité se fonderait dans une relation d’hostilité. On nouerait des liens privilégiés avec certains contre d’autres. « Moi, mes frères contre nos cousins, moi, mes frères, mes cousins contre nos ennemis » dit un proverbe berbère.
 La nécessité de se défendre contre des ennemis communs serait ainsi le fondement du fait social, le ressort de la cohésion nationale.
 
 2) On pense aussi à l’ennemi intérieur. Si l’on en croit Freud, et aussi Hobbes, l’homme est par sa nature même un danger pour l’autre homme. L’agressivité pour l’un, l’amour de soi pour l’autre font que chacun est une menace pour chacun. D’où la nécessité d’instituer des lois pour protéger les hommes de la violence qu’ils incarnent les uns pour les autres. L’homme est un loup pour l’homme dès lors qu’il fait corps avec sa spontanéité, avec ses inclinations sensibles. Il suscite par là une violence généralisée car tout être tendant naturellement à persévérer dans son être, chacun répond à la violence par la violence.
   Exposés «  aux désordres des méchants » même les meilleurs sont contraints de faire usage de la force et de la ruse, vertus de la guerre remarque Hobbes.
   On comprend par là que l’institution sociale ne procède pas de pures exigences morales. Son aiguillon est très prosaïquement le désir de se conserver. Les hommes soumettent leur conduite à des lois parce que c’est la condition de leur survie. Les institutions les plus sublimes sont «  pathologiquement extorquées » dira Kant. (à la différence de moralement instituées ). Elles s’arrachent sur fond passionnel, le pouvoir politique, les lois étant rendues nécessaires par la part maudite de l’humanité. Ce qui pointe l’ambiguïté de la nature humaine. Si l’humanité est une possibilité de l’être humain, l’inhumanité lui est aussi essentielle. « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger » disait Térence. C’est donc bien improprement que nous nommons «  inhumain », « bestial » ce par quoi l’homme est un loup pour l’autre homme car cette dimension est aussi constitutive de sa nature que la dimension inverse.
   Elle a même sur la seconde le redoutable privilège d’être plus « naturelle » puisque, sans éducation, sans civilisation, l’homme peut ne pas déployer le meilleur de lui-même.
 
Conclusion :
 
 Tout l’intérêt de ce texte est de montrer que nous portons en nous l’infra-humanité et la supra-humanité ; le meilleur et le pire. La nature humaine n’est ni purement angélique, ni purement bestiale. Ce n’est pas une essence intemporelle. Elle se caractérise par une relation mouvante à l’autre, tributaire de conditions historiques changeantes.