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Lettre à Ménécée. Epicure. Explication.

 

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« Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n’est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. Or celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l’heure d’être heureux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus. Le jeune homme et le vieillard doivent donc philosopher l’un et l’autre, celui-ci pour rajeunir au contact du bien, en se remémorant les jours agréables du passé ; celui-là afin d’être, quoique jeune, tranquille comme un ancien en face de l’avenir. Par conséquent il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu’il est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l’avoir. Attache-toi donc aux enseignements que je n’ai cessé de te donner et que je vais te répéter ; mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien vivre.

  Commence par te persuader qu’un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te conformant en cela à la notion commune qui en est tracée en nous. N’attribue jamais à un dieu rien qui soit en opposition avec I’immortalité ni en désaccord avec la béatitude mais regarde-le toujours comme possédant tout ce que tu trouveras capable d’assurer son immortalité et sa béatitude. Car les dieux existent, attendu que la connaissance qu’on en a est évidente.

         Mais, quant à leur nature, ils ne sont pas tels que la foule le croit. Et l’impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la foule, c’est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la foule. Car les affirmations de la foule sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais bien des présomptions fausses. Et ces présomptions fausses font que les dieux sont censés être pour les méchants la source des plus grands maux comme, d’autre part, pour les bons la source des plus grands biens. Mais la multitude, incapable de se déprendre de ce qui est chez elle et à ses yeux le propre de la vertu, n’accepte que des dieux conformes à cet idéal et regarde comme absurde tout ce qui s’en écarte.

          Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité. Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n’y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre non pas parce qu’elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu’il est douloureux de l’attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait produite par l’attente d’une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.

         Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la  mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus. Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l’appelle comme le terme des maux de la vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n’a pas peur non plus de ne plus vivre car la vie ne lui est pas à charge, et il n’estime pas non plus qu’il y ait le moindre mal à ne plus vivre. De même que ce n’est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n’est pas toujours la plus longue durée qu’on veut recueillir, mais la plus agréable. Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu’un. On fait pis encore quand on dit qu’il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès ». Car si l’homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C’est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s’il veut sa mort d une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n’en comporte pas. Rappelle-toi que l’avenir n’est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s’il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s’il était sûr qu’il dût ne pas être.

         Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels les autres vains, et que parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu il faut choisir et ce qu il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs savoir lorsque après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre, Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal et le mal à son tour comme un bien. C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L’habitude d’une nourriture simple et non pas celle d’une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus.

         Et maintenant y a-t-il quelqu’un que tu mettes au-dessus du sage ? Il s’est fait sur les dieux des opinions pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel est le but de la nature ; il s’est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité, qu’en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l’intensité ; il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses* ; et certes mieux vaudrait s’incliner devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves du destin des physiciens car la mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les honneurs qui leur seront rendus, tandis que le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible ; il n’admet pas, avec la foule, que la fortune soit une divinité – car un dieu ne fait jamais d’actes sans règles -, ni qu’elle soit une cause inefficace : il ne croit pas, en effet, que la fortune distribue aux hommes le bien et le mal, suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur, il croit seulement qu’elle leur fournit l’occasion et les éléments de grands biens et de grands maux ; enfin il pense qu il vaut mieux échouer par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné, que réussir par heureuse fortune, après avoir mal raisonné — ce qui peut nous arriver de plus heureux dans nos actions étant d’obtenir le succès par le concours de la fortune lorsque nous avons agi en vertu de jugements sains.

         Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s’y rattachent, médite-les jour et nuit, à part toi et aussi en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n’éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé, et tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel. »

 * « Il dit ailleurs que, parmi les événements, les uns relèvent de la nécessité, et d’autres de la fortune, les autres enfin de notre propre pouvoir, attendu que la nécessité n’est pas susceptible qu’on lui impute une responsabilité, que la fortune est quelque chose d’instable, tandis que notre pouvoir propre, soustrait à toute domination étrangère, est proprement ce à quoi s’adresse le blâme et son contraire. (Scholie).»

                  Traduction de Octave Hamelin. Revue et corrigée par Jean Salem 

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Commentaire :

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I)                   L’auteur : 341 av. JC. 270 av. JC.

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  Fondateur d’une école à Athènes en 306 : le Jardin.

  Atteint de la maladie de la pierre, il meurt à 71ans, dans de très grandes souffrances physiques mais avec la sérénité qui sied à un philosophe épicurien. Sur le point de mourir il écrit à Idoménée la lettre suivante : « Je t’écris, cette lettre au bienheureux dernier jour de ma vie. Mon ventre et mes reins me causent des douleurs indicibles, mais elles sont compensées par la joie que j’éprouve au souvenir de nos discussions… »

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  II)                Qu’est-ce que la philosophie antique ?

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A)    Contingence historique.

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  L’épicurisme appartient à la tradition de la philosophie antique appelée « période hellénistique ». Le mot « hellénistique » désigne un moment de l’histoire grecque s’étendant du règne d’Alexandre le Grand (fin du IV siècle avant JC) jusqu’à la domination romaine.(fin du 1°siècle av.JC). On a souvent dit qu’avec la victoire de Philippe (le père d’Alexandre) à Chéronée en 338 av.JC, s’achève la grandeur du monde grec. La liberté politique des cités grecques est révolue. Le régime monarchique supplante la démocratie et le grand effort d’un Platon ou d’un Aristote pour former les futurs citoyens perd de son actualité. La philosophie ne peut plus définir une éthique qui soit en même temps une politique. Elle s’attache plutôt à penser une morale de l’individu davantage tournée vers l’intériorité.

  Hegel, par exemple décrit le moment du stoïcisme comme celui de l’égalité dans l’esclavage. La liberté ne peut plus être conçue comme inscrite dans les institutions d’une cité libre ; elle ne peut l’être que comme liberté intérieure, la seule permettant d’échapper à un prince tout puissant. Le bonheur devient donc, lui aussi, affaire individuelle dans un monde menaçant, voire hostile. Plus question de penser la liberté et le bonheur comme des réalités politiques.

  C’est très clairement le cas avec l’épicurisme. Epicure choisit de réduire la cité aux dimensions du groupe formé par les amis et vivant à l’écart des autres hommes. Le sage ne fait pas de politique. « Cache ta vie » telle est la devise d’Epicure.

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B) Caractéristiques de la philosophie antique.

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  Pour nous un philosophe est un homme de réflexion, généralement un professeur et un écrivain, qui disserte sur des problèmes théoriques ou commente des auteurs. Il peut se réclamer d’une école (l’existentialisme, le marxisme, la phénoménologie par exemple) mais école signifie tendance doctrinale, position théorique.

Il en va tout autrement dans l’Antiquité. L’enseignement philosophique ne fait l’objet d’aucune obligation scolaire. S’adonner à la philosophie relève d’un choix personnel et d’abord du choix d’un certain mode de vie. Tous ceux qui font ce choix s’organisent en communauté.

  Il faut donc bien préciser avec Pierre Hadot (Cf. Qu’est-ce que la philosophie antique ?), les caractéristiques de la philosophie antique.

La philosophie se reconnaît à une certaine manière de vivre. Le philosophe est l’homme d’un choix existentiel. Ex : choix d’une vie consacrée à la science et à la vertu chez Platon et Aristote. Choix d’une vie exaltant le plaisir pur d’exister chez Epicure. Choix d’une vie en accord avec la nature chez les stoïciens.

Ce choix détermine un discours dont la fonction est d’expliciter la vision du monde qui le justifie. La tâche de la théorie consiste à révéler et à fonder cette option existentielle et cette vision du monde.

Ce choix ne s’effectue pas dans la solitude. Il n’y a pas de philosophe en dehors d’un groupe, d’une communauté ou d’une école philosophique.

  Vers la fin du IV siècle, presque toute l’activité philosophique se concentre à Athènes, dans quatre écoles :

L’Académie fondée par Platon.

Le Lycée fondée par Aristote.

Le Jardin fondé par Epicure.

La Stoa ou le Portique fondé par Zénon de Cittium le stoïcien.

   Jusqu’à la fin de l’époque hellénistique, il y a coïncidence entre l’école comme tendance doctrinale, l’école comme lieu où l’on enseigne et l’école comme institution permanente organisée par un fondateur qui est à l’origine du mode de vie pratiqué par cette école.

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III)             Données bibliographiques.

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  Selon Diogène Laërce (auteur du 3°siècle après JC) l’œuvre d’Epicure ne comprenait pas moins de 300 titres dont un De la Nature en 37 livres. De cette immense œuvre, il ne nous reste quasiment rien.

  Les textes dont nous disposons sont ceux que Diogène Laërce restitue dans le livre 10 de ses 10 livres sur les vies et les sentences des philosophes illustres.

La lettre à Hérodote qui traite de la physique.

La lettre à Pytoclès qui traite des phénomènes célestes.

La lettre à Ménécée qui traite de la conduite de la vie.

Les maximes principales. Il s’agit de 40 sentences qui sont, sinon d’Epicure, du moins d’un disciple les ayant extraites de ses œuvres.

Les sentences vaticanes. Il s’agit de 81 maximes que Wotke découvrit, en 1888, dans un manuscrit de la bibliothèque du Vatican.

  Après la mort d’Epicure, l’épicurisme se diffusa dans tout le bassin méditerranéen et particulièrement à Rome où avec Lucrèce, il donna naissance à une des plus belles œuvres de la langue latine : De rerum natura.

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La lettre à Ménécée.

 

  NB : La numérotation du texte est effectuée sur l’édition de La Lettre à Ménécée par Nathan (Les Intégrales de Philo. Traduction revue et corrigée : Octave Hamelin. Notes et commentaires de Jean Salem).

 

  Les lettres qu’Epicure adresse à ses disciples ont toutes pour fonction de donner un résumé de la doctrine complète « destiné à leur faire garder suffisamment en mémoire les opinions les plus générales, afin qu’en chaque occasion, sur les questions capitales, ils puissent se venir en aide à eux-mêmes » lit-on dans la lettre à Hérodote.

  Il s’agit pour les disciples d’avoir toujours présent à l’esprit les principes de la doctrine, afin de ne jamais être pris au dépourvu par les circonstances de la vie et en chaque occurrence d’être capable de penser et d’agir conformément à l’esprit de la philosophie dont on se réclame.

  Dans la Lettre à Ménécée le maître a pour thème la conduite de la vie. Il résume la morale ou éthique épicurienne. Un éthique définit les règles du bien vivre.

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  PB : Qu’est-ce que bien vivre ?

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I)                   Quelle est la fin de l’existence humaine ?

 

  Rappel : Les Anciens ne se demandent pas : « Que dois-je faire ? » mais « Quelle est la fin naturelle de tout être », « Qu’est-ce qui réalise sa nature dans son excellence ? », « Qu’est-ce que les hommes poursuivent comme leur fin propre ? ».

  Epicure répond : le bonheur.

  « Avec le bonheur nous avons tout ce qu’il nous faut et si nous ne sommes pas heureux, nous faisons tout pour l’être ». Lignes 14.15.

  Aristote faisait la même constatation mais il remarquait que si tout le monde est d’accord pour faire du bonheur, le bien suprême ou le souverain bien, les divergences apparaissent dès qu’il s’agit de préciser ce que l’on entend par bonheur.

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 II)                Qu’est-ce que le bonheur ?

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  Epicure répond : le bonheur c’est le plaisir.

  L’épicurisme est un hédonisme (en grec plaisir se dit hêdonê). « Nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse » Lignes 108.109.

  Epicure revendique une philosophie du plaisir ; ce qui sans plus de précision expose à malentendus.

  L’opinion n’y échappe pas puisqu’elle entend par « épicurien » un bon vivant, un jouisseur c’est-à-dire l’homme d’un hédonisme débridé, toujours en quête de plaisirs, aussi excessifs et pervers soient-ils.

  De son vivant même, Epicure fut l’objet de calomnies contribuant à répandre « la fable des pourceaux d’Epicure » se vautrant dans la débauche.

  Or nous lisons dans la Lettre à Ménécée : « Quand nous disons que le plaisir est notre ultime but, nous n’entendons pas par là les plaisirs des débauchés, ni ceux qui se rattachent à la jouissance matérielle » Lignes 152 à 155.

  « Ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles, les jouissances des jeunes garçons et des femmes, les poissons et les mets qu’offre une table luxueuse qui engendrent la vie heureuse » Lignes 159 à 164.

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   PB : Pourquoi ce malentendu puisque les textes et la vie même d’Epicure ne recèlent aucune ambiguïté ? (Epicure fut un ascète. Vivre content de peu avec une cape de bure, un peu d’eau, du pain, du fromage et entouré d’amis ; telle était la vie dans le Jardin).

   Sans doute, parce que comme Cicéron (106.43av.JC) l’écrit dans sa réfutation de l’épicurisme : « le mot plaisir a quelque chose d’odieux, de mal famé, de suspect » (Des Fins II, IV, 12) ; « il manque de noblesse ». Le préjugé est fort tenace puisqu’on entend encore, dans une époque vouée comme la nôtre au culte du corps, des jugements étonnant sur le plaisir. Tout se passe comme si, l’expérience du plaisir suscitait le fantasme, réveillait un immémorial sentiment de culpabilité, attisait les peurs les plus obscures.

  L’erreur dont l’épicurisme est l’objet procède en grande partie de cet irrationnel, et lorsque ce n’est pas le cas, il faut, de l’aveu même d’Epicure, invoquer soit la malveillance, soit l’incapacité à comprendre. Lignes 156 à 157.

   Les affirmations d’Epicure ne sont d’ailleurs pas de nature à éviter le malentendu.

   -C’est le cas lorsqu’il souligne que le plaisir est par nature plaisir corporel, plaisir de la chair ou du ventre. Selon Athénée (fin 2°, début 3°siècle après JC) il aurait affirmé : « Le principe et la racine de tout bien est le plaisir du ventre ». Epicure veut dire que le plaisir est ce qui se ressent. En cette matière comme en toutes les autres l’étalon de mesure est la sensation. Or sentir est une expérience corporelle. Lignes 43.44.114.

  Même quand les plaisirs sont des plaisirs de l’âme, l’expérience dans laquelle ils s’éprouvent est une expérience corporelle. Par exemple, la joie que donne la connaissance de la nature est délivrance des craintes suscitées par les superstitions, en particulier de la crainte des souffrances qui nous attendent dans le monde infernal. Par exemple encore, il y a une joie de l’amitié mais celle-ci est liée à l’assurance de ne pas être abandonné dans la maladie ou la vieillesse.

   La signification de l’expression « plaisir de la chair ou du ventre » est donc très précise. Elle ne consiste pas à exalter les plaisirs de la bouche ou du sexe. Mais c’est ce genre de fantasme qu’engendrent les notions de  « chair » ou de « ventre ». Fantasme ne pouvant que scandaliser si l’on a présent à l’esprit le mépris du corps qu’a pu entretenir le platonisme avec le thème du « corps, prison de l’âme » et plus tard le christianisme avec le thème du « corps, siège du péché ».  Ainsi le mot chair désigne chez St Paul, parmi d’autres acceptions, l’ensemble des concupiscences asservissant l’homme au péché et le vouant à la mort. « La chair tend à se révolter contre Dieu…sous l’emprise de la chair on ne peut plaire à Dieu » Romains 8,5-8.

   -C’est le cas aussi lorsque Epicure soutient que le plaisir est en soi un bien. « Nul plaisir n’est en soi un mal » lit-on dans la maxime principale VIII.  Ou dans la maxime X : « Si les causes qui produisent les plaisirs des gens dissolus défaisaient les craintes de la pensée, celles qui ont trait aux réalités célestes, à la mort et aux douleurs, et si, en outre elles enseignaient la limite des désirs nous n’aurions jamais rien à leur reprocher, eux qui seraient emplis de tous côtés par les plaisirs et qui d’aucun côté ne connaîtraient ce qui est souffrant et affligé, ce qui est précisément le mal ».

  Si certains plaisirs doivent être condamnés, si la débauche ne peut pas être conseillée, ce n’est donc pas parce qu’elle serait un mal par principe, c’est que le plaisir qu’elle promet n’est pas au rendez-vous. Ce sont les conséquences néfastes de la vie dissolue qui la condamnent car si elle assurait le bonheur elle serait un bien. Mais elle implique des maladies, des tracasseries liées l’opprobre public qu’elle ne manque jamais de déclencher, une insatisfaction permanente. Elle ne rend pas heureux.

  Epicure proclame donc que :

 

  On comprend combien de telles affirmations heurtent tous les sectateurs de l’idéal ascétique, ceux que Nietzsche dénonce comme des nihilistes, prompts à haïr la vie, le corps, le plaisir au nom d’un néant  auquel il faudrait sacrifier le réel.

   Reste que parler d’un hédonisme épicurien ne va pas de soi. L’analyse épicurienne de la nature du plaisir fait apparaître la difficulté.

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 III)                        Qu’est-ce que le plaisir ?

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  Epicure distingue le plaisir stable (ou catastématique) et les plaisirs en mouvement.

   Les plaisirs en mouvement sont « doux et flatteurs ». Se propageant dans la chair, ils provoquent une excitation violente et éphémère. C’est en recherchant uniquement ces plaisirs que les hommes trouvent l’insatisfaction et la douleur parce que ces plaisirs sont insatiables et que parvenus à un certain degré d’intensité ils redeviennent des souffrances.

  De fait, le plaisir en mouvement est lié aux intermittences du désir ou du besoin. Il est en général précédé de la souffrance puisque son intensité procède de la tension qui se dénoue en lui. Il est une sensation ponctuelle que l’on peut éprouver alors même que l’on est très malheureux. En témoigne la vie de ceux qui pratiquent un hédonisme débridé. Ce sont souvent des êtres en proie à une profonde détresse existentielle, recherchant des plaisirs divers et variés pour s’étourdir, pour fuir la douloureuse difficulté d’être. Par ailleurs, comme l’ennui est vite au rendez-vous, il faut pratiquer une véritable surenchère des plaisirs. En inventer de nouveaux, de plus forts. La soif des plaisirs ne connaît pas l’apaisement. Elle s’attise sans fin, enchaînant sa victime dans une spirale infernale, à la manière dont la drogue asservit le toxicomane dans une dépendance de plus en plus profonde. La brûlure du manque, la servitude, l’insatisfaction sont d’ordinaire la rançon du culte des plaisirs.

  C’est ce que Socrate essaie de faire comprendre à Calliclès [1] avec la métaphore de la démangeaison. Plus on se gratte, plus on a envie de se gratter. Une vie dissolue est une vie de « tonneaux percés », de « pluvier qui mange et qui fiente en même temps ».

   C’est pourquoi Epicure oppose au plaisir en mouvement, le plaisir en repos. C’est un état d’équilibre qui est aux antipodes de l’expérience typique des plaisirs mobiles. Il décrit cet état bienheureux de la ligne 97 à 107. « La santé du corps, la tranquillité de l’âme sont la perfection de la vie heureuse. Car tous nos actes visent à écarter de nous la souffrance et la peur. Lorsqu’une fois nous y sommes parvenus, la tempête de l’âme s’apaise, l’être vivant n’ayant plus besoin de s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. C’est alors, en effet, que nous éprouvons le besoin du plaisir quand par suite de son absence nous éprouvons de la douleur, mais quand nous ne souffrons pas, nous n’éprouvons plus le besoin du plaisir ».

  Pour Epicure, le plus haut degré du plaisir tel qu’il est déterminé par la nature est donc la suppression de la douleur. D’où l’équivalence des expressions : « souverain bien », « bonheur », « absence de souffrances corporelles c’est-à-dire aponie », « absence de troubles de l’âme ou ataraxie », « plaisir ». Voilà le but de la nature.

   Ces considérations conduisent certains à qualifier l’hédonisme épicurien d’hédonisme négatif. Au fond, pour Epicure le plaisir ne serait rien d’autre qu’un état négatif c’est-à-dire l’absence de souffrances ou un état neutre : absence de souffrances mais absence de plaisir aussi. Ce qui, il faut bien l’avouer, ne semble pas un idéal très réjouissant. On a dit que c’était l’idéal d’un homme malade, n’espérant rien de mieux sous le nom de plaisir que le fait de ne pas souffrir.

   On peut discuter cette interprétation. C’est le cas par exemple de Pierre Hadot. « On peut penser que cet état de suppression de la souffrance du corps, cet état d’équilibre, ouvre à la conscience un sentiment global, cénesthésique, de l’existence propre : tout se passe alors comme si, en supprimant l’état d’insatisfaction qui l’absorbait dans la recherche d’un objet particulier, l’homme était libre enfin de pouvoir prendre conscience de quelque chose d’extraordinaire, qui était déjà présent en lui de manière inconsciente, le plaisir de son existence, de « l’identité de la pure existence » pour reprendre l’expression de C Diano. Cet état n’est pas sans analogie avec « le bonheur suffisant et plein » dont parle Rousseau dans les Rêveries du promeneur solitaire (Cf. Texte [2]) : « De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu » Qu’est-ce que la philosophie antique ?

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IV)                          Que faut-il faire pour que le plaisir soit toujours au rendez-vous de l’existence ?

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   La question se pose car l’expérience montre que le souverain bien de l’existence est rarement le vécu quotidien des hommes. Ils souffrent physiquement et moralement, leur vie est empoisonnée de multiples craintes et asservie à des désirs vains. Comment donc s’affranchir des craintes, des angoisses, des désirs illusoires exposant la vie au malheur ? Comment se rendre content ?

   La réponse est formulée au début de la Lettre à Ménécée : en philosophant.

  La philosophie est définie comme la méthode du bonheur. Pourquoi ?

   Parce que pour être heureux il faut :

D’abord comprendre quelles sont les causes du malheur. Qu’est-ce qui est au principe de l’impuissance humaine à cultiver le plaisir pur d’exister ? Seul un travail d’analyse, de réflexion peut élucider cette question. Or c’est là, la vocation de la philosophie dans sa dimension théorique.

Ensuite sur la base de ce diagnostic, il convient de définir et de mettre en œuvre un ensemble de principes propres à garantir la vie heureuse. C’est là la dimension pratique de la philosophie. Elle consiste en un certain art de vivre. Comme le dit la sentence vaticane 54 : « Il ne faut pas faire le philosophe mais philosopher réellement, car nous n’avons pas besoin d’une apparence de santé mais la santé véritable ».

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V)                                Une certaine idée de la philosophie.

  *

1)      Elle n’est pas une activité désintéressée.

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  Dans la thématique platonicienne de la hiérarchie des genres de vies, l’idéal contemplatif occupe la première place (ensuite l’idéal politique ou vie active et en dernier l’idéal chrématistique). L’activité théorique est conçue, comme le dira Aristote comme une fin en soi. La théorie (la vision de l’esprit) n’est pas le moyen d’une fin extérieure, elle est à elle-même sa propre fin. La philosophie, dit Aristote, est une activité libérale. Sa vocation n’est pas d’être utile mais de satisfaire les exigences propres de l’esprit. Elle est un savoir pour savoir, autrement dit une activité désintéressée.

   Rien de tel dans l’épicurisme. Epicure récuse le principe d’une activité humaine désintéressée. L’individu est mû par la recherche de son plaisir et par son intérêt. La philosophie n’est pas une fin en soi, elle est un moyen dans la recherche du plaisir. Il y a là une conception très subversive de la philosophie. Epicure considère que si la toute puissance des opinions, si l’absence de réflexion ne compromettaient pas la vie heureuse, il n’y aurait pas lieu de philosopher. « Si nous n’étions pas troublés par la crainte des phénomènes célestes et de la mort, inquiets à la pensée que cette dernière pourrait intéresser notre être et ignorants des limites assignées aux douleurs et aux désirs nous n’aurions pas besoin d’étudier la nature ». Maxime principale XI.

   On ne peut être plus clair sur le statut de la connaissance. Comme l’écrit Paul Nizan : « Un Descartes cherche peut-être moins les conséquences de la vérité que la vérité elle-même. Epicure se préoccupe moins de la vérité que de ses suites ».

  La connaissance est si peu une fin en soi pour Epicure qu’il n’a aucune sympathie pour les mathématiques, la dialectique et pour les grandes questions théoriques dont on débat dans les Ecoles telles que l’Académie ou le Lycée. La vie contemplative n’est pas par elle-même la vie heureuse. Il cherche à savoir pour supprimer les troubles du corps et de l’âme, pour jouir du bonheur du sage.

   Dans la Lettre à Marcella, Porphyre se fait l’écho du jugement d’Epicure : « Vide est le raisonnement du philosophe qui ne guérit aucune affection de l’âme, car de même que l’on n’a nul besoin de médecine qui n’élimine pas les maladies du corps, ainsi de la philosophie, si elle n’élimine pas l’affection de l’âme ».

   C’est donc parce qu’il n’y a pas de vie heureuse sans sagesse qu’il faut philosopher. Cette affirmation implique deux idées :

D’une part la vie de l’insensé, de l’irréfléchi, de l’ignorant est une vie exposée au malheur. Il faut penser juste et conformer son action à sa pensée pour être heureux. Cette constatation fonde l’identification que les Grecs opèrent entre vie bonne (=vie vertueuse) et vie heureuse. Cf. Lignes 172 à 179. « On ne peut être heureux sans être sage ; honnête, et juste sans être heureux. Les vertus, en effet, ne font qu’un avec la vie heureuse et celle-ci est inséparable d’elles ». « Il n’est pas possible de vivre avec plaisir sans vivre avec prudence, et il n’est pas possible de vivre de façon bonne et juste sans vivre avec plaisir » Maxime principale V.

D’autre part, Epicure abolit l’écart que Platon avait souligné entre la philosophie et la sagesse. La sagesse disait-il, est un idéal inaccessible. La philosophie est désir, amour de la sagesse mais celui qui désire prouve par là même qu’il manque de ce à quoi il aspire. (Cf. La conception du désir comme manque). Pour Epicure, la vie heureuse et la sagesse sont accessibles. Sa vie et sa personne en sont la preuve vivante. Lignes 169 à 171 : « de tout cela, la sagesse est le principe et le plus grand des biens. C’est pourquoi elle est même plus précieuse que la philosophie car elle est la source de toutes les autres vertus ».

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2)      La philosophie est un moyen  mais c’est un moyen  nécessaire.

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  Les misères du corps ne sont pas les seules causes empêchant les hommes d’être heureux. Ceux-ci ont l’art d’empoisonner leurs vies par de fausses imaginations, par de vaines opinions sources de troubles, de craintes ou d’angoisse. Seule la connaissance du vrai, l’étude de la nature, de l’ordre des choses peut promouvoir la paix de l’âme. La physique est donc une pièce maîtresse de l’éthique car seule, elle rend possible l’apaisement des souffrances liées aux superstitions, au rapport imaginaire aux dieux, à la mort, au temps, à la douleur, aux désirs.

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3)      La philosophie est une médecine de l’âme.

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  Elle a une fonction thérapeutique. Elle libère, elle apaise. En ce sens elle constitue ce qu’on appelle aujourd’hui une psychiatrie. Par la connaissance du réel, par la maîtrise des désirs qu’elle rend possible, par les diverses stratégies qu’elle dispose à mettre en œuvre dans les épreuves de la vie, elle permet en toutes circonstances, de sauver le plaisir pur d’exister. Lignes 207 à 213.

  Il y a ainsi chez Epicure, une position assez proche de l’intellectualisme socratique ou cartésien. L’homme peut exercer un pouvoir sur lui-même par le moyen de représentations. Comme on peut se rendre malade avec des pensées fausses, on peut se guérir avec des pensées vraies. Au fond on admet le principe d’une psychagogie. On peut modifier ses états d’âme par des manières de se représenter les choses. On peut ainsi être son propre médecin.

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4)      La philosophie est en elle-même une activité plaisante.

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  Instrument de la vie heureuse, la philosophie est en elle-même un plaisir. Le plaisir se ressent au cours de la recherche. Il n’y a pas chez Epicure comme chez Platon, un éloge des difficultés, des douleurs sans lesquelles on ne pourrait atteindre le vrai. (Cf. L’allégorie où à chaque étape, Platon pointe les souffrances du prisonnier libéré). Certes la recherche de la vérité requiert des efforts, un élan de l’âme mais la pensée trouve dans son exercice même une jouissance. (Souvenez-vous ici de la thématique aristotélicienne du bonheur défini comme plaisir lié à une activité). Cf. Sentence vaticane 27 : «  Pour les autres occupations, après maturation le fruit vient paisiblement, mais pour la philosophie, l’agrément se rencontre avec la connaissance ; car la jouissance ne vient pas après l’apprentissage mais apprentissage et jouissance vont de pair ».

  A la fin du 2° siècle après JC. Sextus Empiricus rapporte ce propos d’Epicure : « La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements nous procure la vie heureuse ».

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 VI)                             Le quadruple remède.

 

   (Par analogie avec un remède en usage à l’époque, composé de cire, de suif, de poix et de résine).

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A)        Les dieux ne sont pas à craindre.

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1)      Les fausses opinions au sujet des dieux.

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  Le conseil épicurien prend acte d’un fait : les hommes ont peur des dieux.

  Toutes les religions sont filles de deux affects récurrents : la crainte et l’espoir.

  Crainte devant les forces de la nature (la tempête, le tremblement de terre, l’éclipse etc.) dans le déchaînement desquelles, les hommes voient le signe de puissances invisibles qu’ils appellent des dieux ou des forces divines.

  Dans le creuset de la terreur, consubstantielle au sentiment religieux (=sentiment d’une dépendance à l’égard de quelque chose qui est supérieur à soi, que l’on éprouve comme une transcendance) se tisse ainsi, une image de dieux tout-puissants qui gouvernent les phénomènes naturels mais aussi la destinée des hommes dans cette vie et après leur mort.

  Ex : Dans leur infortune les hommes croient lire la colère d’un souverain irrité, punissant les fautes dont ils se pensent coupables. Cf. Evangile de Jean IX, 2 : « Rabbi, qui a péché, cet homme ou ses parents pour qu’il soit né aveugle ? ».

  Inversement, ils interprètent leur chance comme le signe de la faveur des dieux. Pensez au protestantisme qui voit dans la réussite matérielle et sociale un signe de l’élection divine. (Cf. Les études de Max Weber, sur le lien de l’éthique protestante et du développement du capitalisme).

  Chanceux ou malchanceux se tourmentent également des châtiments les attendant dans l’au-delà.

  D’où les prières, les rites de purification, les sacrifices par lesquels les hommes vouent un culte aux dieux afin de s’attirer leurs faveurs ou apaiser leurs courroux. (Pensez au sacrifice d’Iphigénie).

   Telle est en substance la religion populaire. Epicure la disqualifie au même titre que la religion des doctes ou religion savante. L’une comme l’autre « ligote la vie ».

   La religion des doctes s’était développée en Grèce, sous l’influence de Platon et d’Aristote. C’est la religion des philosophes et des savants consistant à se représenter Dieu comme un dieu cosmique, principe de l’ordre visible. Pour la religion astro-théologique ou religion astrale, la régularité du mouvement des astres témoigne qu’il y a un ordre cosmique et cet ordre exige d’admettre le principe d’une âme motrice ou âme intelligente comme la cause de ce bel ordonnancement. (Cf. Cosmos=ordre et beauté). Il y a un moteur du ciel, un intellect divin. Il régit le monde visible selon une stricte nécessité rationnelle que l’homme, par sa propre raison, peut comprendre et contempler.

   Aux yeux d’Epicure, l’erreur de la religion savante est la même que celle de la religion populaire.

   L’une et l’autre ont le tort d’attribuer le gouvernement du monde à la divinité.

   La supériorité de la religion savante consiste à éviter de projeter sur les dieux les passions des hommes (par exemple l’idée que les dieux sont capables de colère, de compassion, de sensibilité aux hommages des hommes etc.). Cette conception anthropomorphique de la divinité est pour Epicure le comble de l’impiété. La religion savante conçoit la divinité comme intelligence pure, régissant toutes choses selon une rigoureuse nécessité rationnelle. Aussi n’invite-t-elle pas à des prières, des sacrifices propres à fléchir la divinité. Elle invite, comme on le voit dans le stoïcisme, à « suivre le dieu » à comprendre la nécessité, l’ordre du monde et à consentir à sa souveraineté.

Mais à la fin de la Lettre à Ménécée, Epicure juge sévèrement le stoïcisme. Lignes 187.188. « Quant au destin, que certains regardent comme le maître de tout, le sage en rit ».

   Ce qui lui donne matière cette fois-ci  à pointer l’infériorité de la religion savante par rapport à la religion populaire. Elle n’est peut-être pas anthropomorphique et en ce sens elle vaut mieux que la religion populaire, mais sa faute consiste, dans le stoïcisme à abolir la liberté alors que l’autre a au moins l’avantage, de laisser croire aux hommes qu’ils peuvent  par des prières être les maîtres de leurs vies. Certes, cette liberté qu’ils croient exercer est une liberté illusoire car les dieux sont étrangers au cours des choses, mais cette opinion est préférable à une doctrine qui nie la liberté. Ainsi, même s’il est vrai que la physique du fatum ne débouche pas dans le stoïcisme sur une éthique du fatalisme puisque par la connaissance le sage stoïcien peut coopérer à ce qui par ailleurs échappe à son pouvoir,  Epicure considère que le nécessitarisme stoïcien est faux et nocif.

  Il est faux car s’il y a du déterminisme, il y a aussi de la contingence. Il est nocif car il alimente des pratiques superstitieuses, telles que les pratiques divinatoires, alors en vogue à l’époque. Or s’il y a de la contingence, il est vain de chercher à connaître par divers moyens (exploration des viscères de certains oiseaux, astrologie) un événement futur. La critique épicurienne de la religion libère de ces superstitions.

   Néanmoins refuser l’idée de destin ou d’un ordre des choses rigoureusement nécessaire ne revient pas à affirmer que le hasard est la vérité du réel.

  On dit qu’un phénomène se produit au hasard lorsqu’il est impossible de le prévoir, soit parce qu’il est trop complexe pour que ses conditions soient déterminables, soit parce qu’il met en jeu une causalité capricieuse ou arbitraire. Le hasard met en échec le principe scientifique du déterminisme c’est-à-dire l’idée que les phénomènes sont régis par des lois ou rapports constants et nécessaires. L’intérêt de la position d’Epicure est de bien voir qu’il faut qu’il y ait de la contingence pour que le libre-arbitre soit possible mais aussi qu’il faut qu’il y ait du déterminisme pour que la liberté humaine ne soit pas impuissante. En effet, si les phénomènes se produisaient de manière désordonnée et imprévisible, l’homme ne pourrait pas réaliser les exigences de sa liberté. Paradoxalement le hasard n’est pas l’auxiliaire de la liberté, il en est le tombeau. En revanche le déterminisme des phénomènes permet à celui qui le comprend d’insérer efficacement dans le réel son projet. La prévision rend possible la mise en œuvre des moyens permettant d’éviter ou de provoquer l’événement.

  La vertu du sage consiste ainsi à exercer efficacement sa liberté à l’aide de la connaissance de la nature et de la rectitude de son raisonnement. Voilà pourquoi les lignes 162.163 affirment : « Mieux vaut, après avoir calculé juste manquer le but par malchance, qu’après avoir mal calculé l’atteindre par hasard ».

  Epicure ne nie donc pas qu’il y a du hasard mais son efficience est limitée car il y a un ordre naturel qu’il faut connaître afin de pouvoir ruser avec les lois de la nature et les utiliser à notre profit. Quant au hasard proprement dit tout au plus peut-on espérer qu’il favorise le raisonnement éclairé.

  Idée-force : C’est moins la fausseté des croyances religieuses qu’Epicure incrimine que leurs effets nocifs sur la vie des hommes. Toute pensée laissant supposer que les hommes ne disposent d’aucune liberté pour conduire leur vie est à condamner. Toute pensée entretenant les craintes aussi. La misère humaine se ramène à une certaine manière d’être ballotté entre la crainte et l’espoir. Les hommes ignorent ainsi la paix de l’âme or il n’y a pas de bonheur sans ataraxie.

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2)      La vraie nature des dieux.

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  Si tout le mal provient d’une idée fausse au sujet des dieux, il faut commencer par un effort de démystification. Démystifier signifie assigner les vraies causes.

  Il faut commencer par connaître la nature (science physique). Si l’on apprend à ne voir dans les phénomènes naturels que mouvement de particules, on s’affranchira de toutes les superstitions nous disposant à craindre dans le tremblement de terre la colère d’un dieu vengeur.

   La physique épicurienne enseigne que tout est fait d’atomes et de vide (atomisme hérité de Démocrite). L’univers est infini ; un monde est une portion du tout qui se détache de l’infini et garde momentanément un certain ordre. Les mondes existent en nombre infini dans l’univers.

  Les corps sont des composés d’atomes dont les formes sont différentes. Le mouvement naturel des atomes consiste à tomber de haut en bas dans le vide à égale vitesse. Sous l’effet d’une « déclinaison » ou « déviation » ils se rencontrent et forment des composés. Ces composés n’ont aucune raison d’être. (Contingence originaire). Nulle volonté providentielle ne préside à leur formation. Ils procèdent de la spontanéité des atomes ayant le pouvoir de dévier de leur trajectoire. Ce pouvoir, les épicuriens l’appellent « parenklisis » en grec ou « clinamen »en latin.

   Sa fonction est :

 D’établir que nulle finalité providentielle n’intervient dans la genèse des mondes. Nulle nécessité absolue mais une sorte de liberté mécanique inhérente aux atomes.

De donner un fondement physique au libre-arbitre humain. C’est pour sauver la liberté qu’Epicure a fait dévier les atomes tombant dans le vide infini affirme Cicéron. Lucrèce est très explicite sur ce point. « Si toujours tous les mouvements sont solidaires, si toujours un mouvement nouveau naît d’un plus ancien suivant un ordre inflexible, si par leur déclinaison les atomes ne prennent pas l’initiative d’un mouvement qui rompe les lois du destin pour empêcher la succession infinie des causes, d’où vient cette liberté accordée sur terre à tout ce qui respire, d’où vient dis-je, cette volonté arrachée aux destins, qui nous fait aller partout où le plaisir entraîne chacun de nous, et, comme les atomes, nous permet de changer de direction, sans être déterminés par le temps, ni le lieu, mais suivant le gré de notre esprit lui-même ?».

  Idée-force : Epicure propose une explication physique des phénomènes naturels. Il expulse le divin du physique. Matérialisme et atomisme. Il ne s’ensuit pas qu’il nie l’existence des dieux. Le matérialisme épicurien n’est pas un athéisme.

   Car « les dieux existent et la connaissance qu’on en a est évidente, mais ils n’existent pas de la façon dont la foule se les représente».

   PB : Qu’est-ce qui fonde cette croyance en l’existence des dieux ?

   Le fait que l’idée des dieux soit une idée universelle, ce que les épicuriens appellent une prénotion ou une prolepse. Dans l’Antiquité on trouve souvent cette idée que l’universalité de la notion des dieux est un argument en faveur de leur existence. Ex : « Puisque la croyance ferme en l’existence des dieux n’est pas une opinion qui vient de l’éducation ou de la coutume ou de quelque loi humaine mais repose sur le consentement unanime et ferme de tous les hommes, il faut nécessairement entendre qu’ils existent parce que nous en avons des notions inscrites ou plutôt innées. Or un jugement que tous les hommes partagent par nature, est nécessairement vrai. Il faut donc reconnaître qu’il y a des dieux » écrit Cicéron dans De la nature des dieux. XIV § 44.

  En réalité ce n’est pas une idée innée pour Epicure car l’épicurisme est un empirisme (doctrine selon laquelle toute connaissance découle de l’expérience). C’est une notion qui se trouve en chacun de nous car chaque homme vit les mêmes rencontres.

  Pour l’empirisme épicurien, les fondements de la connaissance sont : la sensation ; l’affection et la prénotion ou prolepse. La prénotion des dieux vient des images réelles que nous en avons eues (dans le sommeil pensent les épicuriens) car comme tout ce qui est, les dieux sont corporels et nous sommes impressionnés par eux. De fines pellicules (ou simulacres) se détachent d’eux en en conservant la configuration générale. L’action répétée de ces simulacres produit en nous une image.  Mais la notion commune des dieux est occultée chez les athées comme elle est déformée chez les superstitieux. L’erreur procède toujours, non de la sensation ou de la prénotion mais de ce que le jugement y ajoute. Par exemple ici, que les dieux s’occupent de nous, qu’ils sont sensibles à nos hommages, qu’ils sont à craindre.

   Seul est indubitable le noyau commun de la prolepse, à savoir les deux caractères de béatitude et d’immortalité. C’est ce que tous les hommes entendent lorsqu’ils utilisent un mot désignant la divinité.

   La grande intuition d’Epicure s’énonce donc ainsi : les dieux existent, êtres bienheureux, parfaits et ils ne se soucient pas des hommes. Si c’était le cas, ils seraient sujets aux tracasseries du monde, ce qui est contradictoire avec l’idée de bienheureux. Cf. Maxime principale 1 : « Ce qui est bienheureux et incorruptible n’a pas soi-même d’ennuis, ni n’en cause à d’autres, de sorte qu’il n’est sujet ni aux colères, ni aux faveurs ; en effet, tout cela se rencontre dans ce qui est faible ».

   On peut donc fêter les dieux, leur adresser des prières avec une authentique piété, celle du sage contemplant en eux le modèle du bonheur auquel il s’efforce de participer. Mais la prière épicurienne est une prière de louange non une prière de demande. Elle est une manière de rendre grâce à la béatitude et à l’incorruptibilité divines. La piété épicurienne est un pur amour n’attendant rien en retour.

   NB : Voyez qu’il y a dans cette position une manière sans précédent d’ôter aux dieux ce que le sentiment religieux leur accorde communément à savoir la bienfaisance envers les hommes. L’académicien Cotta que fait parler Cicéron dans l’œuvre citée précédemment, considère ainsi que l’épicurisme est un athéisme pratique car « Epicure a extirpé de l’âme humaine jusqu’à la racine du sentiment religieux lorsqu’il a ôté aux dieux immortels le secours et la grâce ».

  « Le sage, écrit Philodème, admire la nature et la condition des dieux, il s’efforce de s’en approcher, il aspire à vivre avec eux ».

Le bonheur de contempler la perfection divine est aussi bonheur partagé avec la communauté des croyants. Les épicuriens célèbrent les vertus de la fête d’autant plus agréable qu’elle rompt la continuité du quotidien. Dans la langue grecque, le terme « théôria » désigne la procession et la contemplation. Le bonheur de la procession est aussi bonheur de la contemplation auquel il faut joindre le plaisir esthétique car la religion annexe l’art pour rendre un culte aux dieux.

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B)       La mort n’est pas à craindre.

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  Il faut s’habituer par une méditation réitérée à comprendre cette profonde vérité car elle est tellement aux antipodes de la tendance naturelle qu’il faut un travail de soi sur soi pour éradiquer la crainte que la mort suscite.

  Les hommes en effet, redoutent la mort or Epicure nous demande de nous persuader que « la mort n’est rien pour nous ». Il donne immédiatement la justification de cette affirmation : « car tout bien et tout mal réside dans la sensation ; or la mort est la privation de toute sensibilité ».

  Comme on l’a vu avec l’analyse de la notion de plaisir, le principe d’évaluation est dans l’épicurisme la sensation. Il n’y a de bien (plaisir) ou de mal (souffrance) que dans la sensation or la mort est la suppression de la sensation. Ou bien nous sentons c’est-à-dire nous vivons, ou bien nous sommes morts et nous ne sentons plus. Il s’ensuit que la mort ne nous concerne ni vivant, puisque quand nous sommes, elle n’est pas ; ni mort puisque quand elle est là, c’est nous qui ne sommes plus.

   Epicure propose un raisonnement implacable reposant sur une logique d’exclusion : ou bien nous, ou bien la mort. « La mort n’est rien pour nous » signifie : il n’y a pas de rapport entre la mort et nous. Elle incarne l’altérité absolue, l’expérience qu’il n’est jamais possible de faire à la première personne puisqu’elle est la destruction de ce par quoi il peut y avoir expérience.

   Ainsi les hommes s’angoissent en transformant le rien en quelque chose les concernant leur vie durant sous la forme d’un destin effrayant.

  Le remède contre cette fausse opinion, cause et effet de l’angoisse existentielle consiste dans la rigueur du raisonnement qui, souvent répété fait prendre conscience et libère par cette prise de conscience, de la vanité de cette crainte.

  Epicure demande donc, comme thérapeutique à la peur de la mort, de substituer une pensée d’entendement à une pensée d’imagination. « Il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n’y a rien de redoutable » Lignes 49.50.

   PB : On peut objecter à Epicure que les hommes n’ont pas peur de la mort comme événement ponctuel mais comme menace pesant sans cesse sur leur vie. Epicure balaie l’objection en qualifiant cette crainte de vaine et au fond de sotte. Lignes 51 à 57. Si l’événement n’est pas en soi à craindre puisqu’ étant impossible à vivre, il est pour nous un non-événement, la crainte de son éventualité n’est pas davantage fondée.

   Bayle posera le problème avec beaucoup plus de profondeur qu’Epicure : « L’amour de la vie est tellement enraciné dans le cœur de l’homme que c’est un signe qu’elle est considérée comme un très grand bien, d’où il s’ensuit que de cela seul que la mort enlève ce bien, elle est redoutée comme un très grand mal ».

   Ainsi Marcel Pagnol fait dire à César mourant : « De mourir ça ne me fait rien. Mais ça me fait de la peine de quitter la vie ».

   La réponse d’Epicure, en revanche, est d’une grande profondeur. Ce qu’il incrimine dans l’idée fausse concernant la mort, c’est moins sa fausseté que son effet pervers sur la vie.

   Car à désirer une vie illimitée (le désir d’immortalité est une manière de décliner la crainte de la mort) on gâche le bonheur de vivre, on se soucie d’un avenir qui ne nous concernera pas au lieu de concentrer notre attention sur le seul temps qu’il nous soit donné de vivre : celui de la vie. C’est maintenant qu’il faut en jouir, dans la plénitude de sa présence. S’absenter en pensant à la mort est à la fois une erreur (il n’y a pas de pensée vraie de la mort exceptée celle qu’elle est impensable) et une faute. Ingratitude à l’égard de la vie, goût malsain de la souffrance. Comme l’écrit Geneviève Rodis-Lewis : « Philosopher c’est apprendre à vivre en plénitude. Craindre, attendre, espérer la mort nous détourne des joies réelles. Tourment sans cause ou leurre sans fondement, l’illusion est dissipée par la lucidité ».

   La suite du propos épicurien souligne les contradictions de l’attitude commune à l’égard de la mort.

   Tantôt les hommes la craignent tantôt ils la désirent.

  Dans les deux cas, Epicure épingle le caractère pathétique du rapport à la vie que ces sentiments révèlent :

   La critique épicurienne s’étaie sur un puissant amour de la vie qui constitue le fondement de cette philosophie. Epicure rappelle que cet amour est partagé aussi bien par le vieillard que par le jeune homme.

   Le philosophe fait apparaître la cohérence du sage. La vie ne lui est pas plus à charge qu’il ne redoute la mort. En toutes circonstances, il sait honorer la vie en sauvant le plaisir d’exister et il ne craint pas la mort car il n’y a aucun sens à croire qu’elle est un mal.

  Les hommes feraient donc bien de se préoccuper de mettre de l’ordre en eux. Ainsi, que ceux qui méprisent la vie se dépêchent d’en sortir. Cela ne dépend que d’eux. Ils ne sont pas tenus de subir ce qu’ils vivent comme un mal. « Si la nécessité est un mal, il n’est pas de nécessité de vivre dans la nécessité » dit la sentence vaticane 9.

  Quant aux autres, qu’ils se souviennent que si tout ne dépend pas de soi (il y a les vicissitudes de la fortune, les hasards) le cours de l’existence n’est pas fixé d’avance (refus de l’idée de destin ou de nécessité absolue). L’espoir est toujours permis et l’exercice de la liberté propre à réunir les conditions du bonheur, toujours possible.

  NB : Pour une critique de la thèse : la mort ne nous concerne ni mort ni vivant, voir le thème heideggérien de l’angoisse du mourir comme existential. [3]

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C)    Le bonheur est à notre portée.

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  PB : Comment donner à notre vie la plénitude de la félicité et de l’éternité dont les dieux nous offrent le modèle parfait ?

En comprenant que le principe de notre malheur est le désir lorsqu’il s’écarte de la loi naturelle. D’où la nécessité de distinguer parmi nos désirs ceux qui sont naturels et nécessaires, ceux qui sont naturels mais pas nécessaires, ceux qui ne sont ni naturels ni nécessaires.

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1)      Désirs naturels et désirs non naturels. (Cf. Cours [4]sur le désir. La sagesse épicurienne)

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a)      Les désirs non naturels se caractérisent par l’illimitation.

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  Les hommes par exemple, aspirent à une vie indéfiniment continuée, à une gloire éternelle, à un amour infini etc. Or comme tous les Grecs, Epicure associe la perfection à la limitation d’un être pleinement achevé.

  C’est ici-bas dans les limites de cette vie qu’il faut réaliser son bonheur. Pas de nostalgie de l’ailleurs dans cette sagesse. Seule une pensée victime des mirages de l’imaginaire peut affirmer avec Rousseau que : « Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité ».

  L’épicurisme lie l’illimitation des désirs aux fausses opinions. « La richesse de la nature est à la fois bornée et facile à atteindre ; mais celle des opinions vides se perd dans l’illimité » Maxime principale XV.  « Celui qui connaît les limites de la vie, sait qu’il est facile de se procurer ce qui supprime la souffrance due au besoin et ce qui amène la vie toute entière à sa perfection ; de sorte qu’il n’a nul besoin des situations de lutte ». Maxime principale XXI.

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b)      Les désirs non naturels sont vains et illusoires.

 *

  Les hommes désirent par exemple, la richesse. Or, non seulement il semble qu’elle ne parvienne pas à les combler lorsqu’ils l’ont puisqu’ils veulent alors autre chose, mais pour l’accumuler ils se soumettent à des tracas et à des tourments incompatibles avec la vie heureuse.

  « Par un travail de brute, on entasse des monceaux d’or écrit Porphyre dans la Lettre à Marcella ; mais on se fait une vie misérable »

  Les hommes désirent aussi la gloire et ce faisant ils font dépendre leur bonheur de l’opinion d’autrui. D’où la nécessité de leur plaire, de subir la versatilité de leur jugement, de souffrir les affres de l’inquiétude lorsque le vent tourne.

  Par ces analyses, Epicure ne disqualifie pas la richesse et la gloire en soi, au nom d’un ascétisme de principe. Ils les disqualifient parce qu’elles ne donnent pas la plénitude du plaisir que les hommes espèrent en elles.

  NB : Que l’épicurisme ne relève pas d’un idéal ascétique est très explicitement signifié lignes 133 à 138. « C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle ».

  L’incapacité des hommes à maintenir leurs désirs dans les limites de la nature est donc ce qui fonde leur incapacité à être heureux. « Nous ne vivons jamais, dira Pascal, nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ».

  C’est là le thème récurrent, en philosophie, de la démesure des désirs lorsque les vaines opinions l’emportent sur la saine réflexion. Les tonneaux ne peuvent alors jamais être pleins mais comme ceux des Danaïdes ils se vident à mesure qu’on les remplit.

  Un célèbre dialogue de Plutarque entre Pyrrhus, contemporain d’Epicure et Cinéas disciple du philosophe met en scène cette idée.  Appelé par Tarente à lutter contre Rome, le prince prévoit de se soumettre l’Italie, puis la Sicile, puis Carthage pour reprendre enfin la Macédoine, jadis perdue. Et alors ? « Nous aurons beaucoup de loisirs et, coupe en mains, nous coulerons d’heureux jours en d’aimables conversations, et nous nous réjouirons ».

Et Cinéas de répliquer : « Pourquoi pas dès maintenant ? » Pyrrhus, 14.

*

2)      Désirs naturels nécessaires et désirs naturels non nécessaires.

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  Si les désirs illimités ne sont ni naturels, ni nécessaires, certains désirs sont des désirs naturels mais non nécessaires. La faim, la soif sont des désirs naturels et il est indispensable de boire et de manger. Mais il n’est pas nécessaire de boire telle boisson ou de manger tels mets raffinés. Il se peut qu’il y ait plus de désagrément à la clé que de plaisir. Car la mesure à l’aune de laquelle tout doit être mesuré est le plaisir c’est-à-dire l’absence de souffrances. « La limite et la grandeur des plaisirs est l’élimination de tout ce qui provoque la douleur ». Maxime principale III.

   Epicure enseigne donc la nécessité d’une métriopathie c’est-à-dire d’un calcul salutaire des plaisirs et des peines.

   Il convient en chaque circonstance d’apprécier, par un exercice rigoureux du raisonnement, le moyen le plus adapté à la fin poursuivie (le plaisir). Le résultat de cette opération conduit parfois à refuser un plaisir immédiat ou à accepter une souffrance momentanée si c’est la condition d’un plaisir supérieur futur. L’important est de maximiser la somme des plaisirs et de minimiser les peines. Le secret d’une vie heureuse réside donc dans une maîtrise des désirs propre à éviter les déconvenues auxquelles expose leur spontanéité.

   Par exemple, le sage se méfie de l’amour. Aimer fait souffrir. Peur de perdre l’être cher, jalousie, affres du tiédissement de la passion etc. Aux pièges de l’amour, les épicuriens préfèrent le plaisir calme de l’amitié, sa constance, sa manière de s’approfondir par le commerce quotidien. Vivre entouré d’amis, se prêter mutuellement secours, entretenir des conversations pleines d’intérêt, tel est l’idéal de la relation humaine dans le Jardin. « Parmi tout ce que la sagesse se procure en vue de la félicité d’une vie tout entière, ce qui de beaucoup l’emporte est l’amitié ».Maxime principale XXVII.

  « L’amitié encercle le monde par sa danse, conviant chacun à la vie bienheureuse » Sentence vaticane 52.

   Cela ne signifie pas que les plaisirs érotiques soient exclus. Nul plaisir n’étant un mal, il n’y a pas l’ombre d’une condamnation des plaisirs de l’amour charnel dans l’épicurisme, mais il faut savoir éviter tous les dangers qu’ils comportent. Aujourd’hui par exemple, le risque du sida si on ne fait pas preuve de prudence. Lucrèce recommande les services de la « Vénus vagabonde » (la prostituée; les amours de rencontre) afin de jouir des plaisirs des sens sans s’exposer aux souffrances de l’amour.

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D)    On peut supporter la douleur

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  Quelle que soit sa vertu, le sage n’est pas à l’abri de la douleur. Les maladies sont des phénomènes naturels avec lesquels il faut compter. Epicure en sait quelque chose qui toute sa vie fut un grand malade.

   PB : Comment maintenir inaltéré le bonheur du sage lorsqu’il est confronté à l’épreuve de la douleur ?

   Comme toujours il faut se dire un certain nombre de choses, il faut agir sur soi par des représentations.

  Ainsi, dans l’adversité il faut se répéter des aphorismes de ce type : « Un douleur forte est brève, une douleur prolongée est faible ». Lignes 186. 187. « Le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l’intensité ». Ainsi se dispose-t-on à faire face à la douleur aiguë et à supporter sereinement la douleur modérée.

   On peut aussi équilibrer une douleur actuelle par le souvenir de plaisirs passés ou par l’anticipation de plaisirs futurs. Le sage peut ainsi tenir en respect le mal qu’il subit en sauvant quelque chose du souverain bien. C’est ce que Epicure fait au dernier jour de sa vie, lorsque déchiré par les douleurs de la maladie qui l’emporte, il se donne, grâce au souvenir des agréables conversations qu’il a eues avec Idoménée, un plaisir présent. La représentation d’un plaisir passé ou futur est en elle-même un plaisir.

   Au fond, Epicure propose une stratégie d’évitement du mal. Se distraire de la souffrance en concentrant son attention sur le souvenir ou l’anticipation d’un plaisir est une manière d’échapper à ce que le présent a de douloureux et d’insuffler en lui une possibilité de plaisir par les moyens de l‘autosuggestion. Il y a là une façon de voir que dans l’adversité, il n’y a de remède qu’en soi-même.

   NB : Aujourd’hui l’héroïsme de la sagesse a fait place à la morphine et aux psychotropes.

   Nul doute qu’Epicure conseillerait la morphine, car si l’homme peut éviter de souffrir ce n’est pas un épicurien qui s’en plaindra.

   Pour les psychotropes, la question est plus délicate.

   La psychiatrie la plus efficace et la plus vertueuse se nomme philosophie pour un amoureux de la sagesse. En ce sens, n’y a-t-il pas, dans le recours aux molécules qui euphorisent ou qui apaisent le dépressif une manière de renoncer à l’acte de foi des grandes philosophies à savoir que nous avons pouvoir sur le plan moral pour être notre propre médecin ?

  On sait que le freudisme disqualifie radicalement cette croyance. « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison ». Il s’ensuit qu’on ne se libère pas d’une souffrance psychique par la puissance du raisonnement et de la volonté.

  Ce qui était dans les grandes sagesses, une tâche personnelle, d’ordre spirituel et moral devient avec Freud une tâche médicale.

  Pour les théories psychologiques de la souffrance mentale, la médecine se nomme psychothérapie. Pour les conceptions biologiques, la médecine se nomme médicaments.

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 Conclusion :

  L’enjeu de cette philosophie est l’autosuffisance du sage. Il s’affranchit de tout ce qui peut le faire souffrir en réunissant les conditions d’un bonheur qu’il ne doit, en grande partie, qu’à lui-même.