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Les deux matrices de l'Europe.

chapelle romane

 
 
 
 
 « Depuis que les philosophes grecs et les prophètes juifs ont demandé ce qu’était la justice, et non pas ce qui découlait des usages de leur temps » la civilisation occidentale est « une tradition dans laquelle la tradition est une question toujours ouverte » écrivait Eric Weil dans Tradition et traditionalisme, Essais et Conférences II, 1971.
 
    Propos paradoxal s’il est vrai qu’une tradition est d’ordinaire ce qui enferme dans un traditionalisme et expose à la clôture ethnocentrique mais propos soulignant lui aussi l’exception européenne en nous demandant de faire tenir ensemble deux idées : d’une part l’européanité constitue bien une tradition, d’autre part celle-ci a ceci de spécifique qu’elle est la tradition de la remise en cause de la tradition.

   Qu’il s’agisse de la source grecque ou de la source biblique, impossible de se reposer dans le confort d’une certitude et d’un contentement de soi mais toujours cette distance critique ouvrant la voie de Renaissances, de Réformes, de Révolutions et culminant dans cet événement emblématique de l’Europe, que furent les Lumières. Emblématique, car l’idée d’Europe est intrinsèquement liée au programme que les Européens énoncent à ce moment là, tant en matière philosophique que politique, et ils ne le formulent pas pour eux-mêmes seulement mais pour l’humanité entière.

 
 De fait les Lumières constituent une « internationale culturelle », « une République des lettres » (Bayle) c’est-à-dire un mouvement culturel à prétention universelle. Irréductibles à des contenus dogmatiques, elles se caractérisent par un esprit qui est avant tout un combat contre tout ce qui retient l’homme prisonnier d’une condition indigne de sa vocation. Elles se pensent comme une promesse de liberté universelle. Quelle que soit la tradition dont tout homme est pétri à son insu, lui est assigné le devoir de s’affranchir de sa minorité intellectuelle, morale, politique pour promouvoir l’émancipation de la personne humaine, la libéralisation des sociétés, les progrès de la civilisation et de manière générale la possibilité d’une auto institution de l’humanité par elle-même. D’où la conscience de la dimension historique de l’humaine condition et la découverte d’une tâche engageant non seulement les hommes du présent mais aussi ceux de l’avenir. Car l’accession de l’humanité à sa majorité n’est pas l’affaire d’un jour et déborde la responsabilité des seuls individus. C’est affaire collective à réactualiser indéfiniment tant les Lumières sont pensables comme effort, visée jamais comme repos.
 
 Evénement majeur que ce moment où l’humanité prend conscience d’elle-même comme une destination à accomplir tant à l’échelle personnelle qu’à l’échelle socio-historique. Dans son opuscule  « Qu’est-ce que les Lumières ? » Kant écrit : « Si donc maintenant on nous demande : vivons-nous présentement dans un siècle éclairé ? » voici la réponse : « non mais bien dans un siècle en marche vers les Lumières » et il précise : « Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières ».
 
 Se servir de sa raison sans la direction d’autrui cela signifie conquérir l’autonomie dans tous les domaines. Les Lumières proclament l’obligation morale de devenir autonome dans tous les aspects de l’existence, obligation engageant tous les hommes au sens où chacun doit se porter individuellement à la hauteur de sa propre humanité dans une société ne procédant pas d’autre chose que d’une institution humaine, rien qu’humaine.
 
 Evénement proprement inouï que cette insurrection de la liberté dans l’histoire et son projet ouvertement défini d’en assumer les multiples requêtes. Habermas les résume en soulignant qu’il ne s’agit de rien moins que de « développer sans faillir selon leurs lois propres les sciences objectivantes, les fondements universalistes de la morale et du Droit et enfin l’art autonome mais également à libérer conjointement les potentiels cognitifs ainsi constitués de leurs formes nobles et ésotériques afin de les rendre utilisables par la pratique pour une transformation rationnelle des conditions d’existence » La modernité : un projet inachevé. Critique, 413, 1981.
 
 Evénement inouï donc, si l’on a à l’esprit que ce qui caractérise l’homme, depuis des millénaires, est au contraire d’être dépossédé de la prérogative autonome et de la possibilité conjointe d’instituer son monde et son être. On connaît les analyses de Marcel Gauchet sur cette question et la thèse selon laquelle ce qui est structurant dans l’aventure humaine c’est l’imaginaire religieux. Il « commande la forme politique des sociétés » et « définit le lien social ». Or, affirme Marcel Gauchet, la religion se ramène en dernière analyse « au refus par l’homme de sa propre puissance de création ». « L’essence du religieux est toute dans cette opération : l’établissement d’un rapport de dépossession entre l’univers des vivants-visibles et son fondement » ; « La religion, en ce sens : l’énigme de notre entrée à reculons dans l’histoire ». Le désenchantement du monde, 1985.
 
 D’où le problème qu’il faut affronter : S’il est vrai que de manière immémoriale l’homme s’est placé sous la dépendance de ce qui est plus haut que lui niant ainsi sa capacité de se produire lui-même, comment a-t-il pu se réapproprier le pouvoir dont il avait été multiséculairement destitué ? Car avec les Lumières il s’agit bien d’une telle revendication. L’Europe des Lumières fait corps avec le projet de rompre avec l’hétéronomie religieuse et son expression politique. Elle veut en finir avec l’altérité, l’extériorité du fondement de la vérité, du lien social, du rapport à la nature ; avec au fond ce que Gauchet appelle « l’institutionnalisation de l’homme contre lui-même » ou «  l’inaugurale conjuration de soi ».ibid. Comment l’humanité a-t-elle pu déloger les dieux d’un rôle fondateur et instituant de son monde pour se proclamer haut et fort principe et fin de sa propre aventure ?
 
 Telle est la question à laquelle nous confronte la réflexion sur les sources de l’Europe.
 
   J’ai beaucoup lu pour essayer d’y voir plus clair et si je ne reviens pas bredouille de ma quête, je dois néanmoins avouer ma surprise. Enfant de l’Eglise et de l’Ecole laïque, je sais de quoi je suis redevable à la génuflexion sur le plan moral mais je sais aussi que l’autonomie rationnelle ne fait pas toujours bon ménage avec la Révélation. Il ne va pas de soi que le libéralisme intellectuel, politique, la science, la technique, l’attention respectueuse aux exigences de l’ici-bas soient les enfants de la source biblique tant il est difficile d’ignorer que les Lumières ont été un combat contre la main mise de l’Eglise sur la société et  tant nous sommes héritiers du mot d’ordre voltairien « écrasons l’infâme ».
 
 Or les analyses des auteurs convergent pour exhumer, au-delà des apparences, la racine chrétienne du prodigieux mouvement d’émancipation cristallisant dans ce que l’on a appelé les Lumières. Je connaissais ces analyses et je ne vais pas faire semblant d’être naïve sur la question, reste que je dois confesser que, relues de concert en un temps court, elles ont une force d’impact qui me les rend infiniment plus convaincantes. Seul Castoriadis échappe à la règle et même est franchement assassin quant à la nature de la matrice biblique.
 
 C’est qu’une société procède, à ses yeux, essentiellement d’une institution imaginaire créatrice de formes irréductiblement nouvelles. Il existe un projet d’autonomie, apparu dans la Grèce ancienne, entre le VIII° et le V° siècle avant Jésus-Christ, projet réapparaissant dans l’histoire médiévale européenne autour des XI° et XII° siècle avec les communes bourgeoises, et au XVIII° siècle avec les Révolutions américaine et française. Si donc la modernité européenne veut se trouver une filiation, il lui faut se tourner vers ce qui est en germe dans la Grèce antique et non pas vers un imaginaire religieux que Castoriadis critique avec une grande sévérité.
 
   L’imaginaire chrétien a, en effet ceci de caractéristique qu’il substitue une métaphysique de la dualité à la récurrente métaphysique de l’unité. Il fait refluer la transcendance hors du monde, distingue l’ici-bas de l’au-delà et établit un abîme infranchissable entre l’un et l’autre mais avec le dogme de l’Incarnation il détourne l’homme de mépriser son aventure terrestre au moment même où il lui fait obligation de travailler à son salut dans l’au-delà. Il constitue le chrétien comme « un individu-en rapport-avec-Dieu » et donc hors du monde, en même temps qu’il lui demande d’assumer son statut « d’individu- dans-le- monde ». Il lui enseigne de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Bref il le divise et l’écartèle entre des injonctions hétérogènes.
 

 L’intérêt des multiples lectures que j’ai faites est de pouvoir dire que tous les auteurs s’accordent pour lire dans cette tension le ressort de l’exception occidentale. Les ai-je choisis à ce dessein pour fonder l’indignation que j’ai éprouvée au moment des discussions européennes sur les racines de l’Europe ? Qu’on se refuse à explicitement revendiquer l’importance de la matrice chrétienne dans ce que nous sommes m’est apparu proprement extravagant et scandaleux et je n’ai pas dû être la seule…

 Citons pour mémoire le propos de penseurs autrement plus autorisés que moi pour éclairer le débat :

 
 « (Impossible) de concevoir un mariage harmonieux sous le signe de la complémentarité entre les devoirs de l’ici-bas et les obligations envers l’au-delà […] Ce sera de cette tension entre deux pôles et deux ordres d’exigences assez solidement enracinés en même temps pour résister l’un à l’autre que naîtra, précisément, le « miracle » occidental – pleinement satisfaire aux nécessités de l’ici-bas, tout en se dévouant totalement aux impératifs de l’au-delà ». Marcel Gauchet : Le désenchantement du monde. 1985.
 
 « Ce qu’aucune religion indienne n’a atteint  pleinement et qui est donné dès le départ dans le christianisme, c’est la fraternité de l’amour dans et par le Christ, et l’égalité de tous qui en résulte, une égalité qui, Troeltsch y insiste, « existe purement en présence de Dieu ». En termes sociologiques, l’émancipation de l’individu par une transcendance personnelle, et l’union d’individus-hors-du-monde en une communauté qui marche sur la terre mais a son cœur dans le ciel, voilà peut-être une formule passable du christianisme […] Au plan de l’histoire universelle, l’événement, le fait que nous avons à reconnaître, c’est qu’ici commence, sous l’invocation du Dieu chrétien, l’ère moderne qu’on peut voir comme un effort gigantesque pour réduire l’abîme initialement donné entre la raison et l’expérience. (Je dois avouer que l’immensité du phénomène déborde mes concepts habituels et me contraint à la rhétorique). Augustin inaugure une lutte millénaire, toujours renaissante, protéiforme, existentielle, entre la raison et l’expérience qui, à force de se propager d’un niveau à un autre, modifiera en fin de compte le rapport entre l’idéal et le réel, et dont nous sommes en quelque façon le produit » Louis Dumont. Essais sur l’individualisme.1983.
 
 « On peut avoir le soupçon – il serait prétentieux de l’appeler une « hypothèse » – qu’un lien nécessaire, un vinculum substantiale, unit la tradition doctrinale de la chrétienté occidentale avec cet élan créateur qui a produit aussi bien les forces scientifiques et techniques de l’Europe que les idées d’humanisme sous la forme de la foi dans la valeur absolue de la personne et, finalement, cet esprit d’ouverture et cette capacité d’auto-interrogation de laquelle la civilisation moderne a surgi.
 Un tel jugement peut paraître paradoxal si on considère tous les faits bien connus qui prouvent que tant d’exploits intellectuels et sociaux de l’Occident ont été acquis contre la forte résistance de l’Eglise […].
 Or, je crois qu’il est permis de regarder la religiosité chrétienne – aussi bien ses aspects doctrinaux que sa sensibilité spécifique – en tant que seminarium de l’esprit européen sans que le fait du conflit dramatique entre les Lumières et la tradition chrétienne soit négligé ou minimisé comme un simple malentendu » Leszek Kolakowski. Où sont les barbares. Les illusions de l’universalisme culturel.1980.
 
 « Si l’on voulait s’attacher au contenu, la liste des influences culturelles de l’Ancien Testament sur l’Europe serait en effet, en un sens vite dressée. Elle l’a été bien des fois. Mais elle comporte des entrées si gigantesques que je ne pourrais la reproduire sans reprendre dans le détail l’ensemble de la tradition européenne, ce dont il ne peut être question ici. Ainsi, par exemple, l’idée de la suprématie de l’homme sur le reste de la création, en particulier les animaux, supposés créés pour lui. Ou encore celle selon laquelle la relation de l’homme à Dieu s’accomplit avant tout dans la pratique morale venue à l’Europe des prophètes de l’Ancienne Alliance. Ou enfin l’idée d’un devenir historique qui comporte un sens : l’idée d’une temporalité radicalement non cyclique, dotée d’un commencement absolu (la Création) et peut-être d’une fin, est de toute évidence d’origine biblique »
 NB : Brague parle ici du judaïsme mais il faut se souvenir qu’il insiste sur la secondarité culturelle du christianisme. Le Christ n’est pas venu abolir la Loi ancienne mais l’accomplir (Matthieu 5, 17), « le salut vient des juifs » (Jean 4,22)] Rémi Brague. Europe, la voie romaine. 1992.
 
 Dans un article fort intéressant, qu’on peut lire sur le site contrepoint philosophique (qui est en lien sur ce blog) Philippe Nemo établit un rapport étroit entre l’esprit libéral, vertu de l’Occident, et le christianisme « Ayant longuement travaillé sur l’histoire des idées politiques en Occident, j’ai acquis la conviction non seulement que le libéralisme est compatible avec le christianisme, mais qu’il est directement ou indirectement jailli de ce dernier. Je pense que c’est la Révélation biblique qui a produit peu à peu, dans le monde méditerranéen et européen, les profondes transformations sociopolitiques qui devaient finalement aboutir aux démocraties libérales modernes ».  Libéralisme et christianisme. Avril 2005.
 
 Dans ce concert harmonieux, seul Castoriadis fait entendre une note discordante. Certes le philosophe ne méconnaît pas que le germe grec a été investi par le christianisme pour imposer son magistère sur la société occidentale mais il ne reconnaît pas à ce dernier une fonction émancipatrice. Il l’accuse d’être à l’origine d’un refoulement de l’essence politique de l’homme et de le condamner à une existence déchirée et hypocrite. Castoriadis ne voit pas dans la tension propre au christianisme le principe d’un dynamisme, il n’y voit qu’un mensonge source de culpabilité et d’occultation du pouvoir politique instituant de l’homme. Opposant la philia grecque à l’amour chrétien il pointe l’impasse politique dans laquelle se fourvoie l’adepte de l’injonction d’aimer ses ennemis comme soi-même. Certes on peut voir dans le précepte socratique : « il vaut mieux subir l’injustice que la commettre » une anticipation du christianisme mais ne pas rendre le mal pour le mal est une chose, être invité à aimer ceux qui s’en rendent coupables en est une autre. Cette injonction est qualifiée d’absurde par Castoriadis car nul ne peut commander à ses affects. Absurde et insoutenable. « C’est là la duplicité, ou l’hypocrisie, fondamentale du christianisme : hypocrisie non pas au sens courant, mais au sens ontologique. Ce qui est proposé ici est une sorte de faux absolu dans la mesure où c’est un absolu absolument irréalisable, et donc un néant ; et c’est sous le monstrueux empire de cette éthique impossible que nous vivons depuis près de dix-sept siècles ». «  Cette duplicité, ce mensonge incorporé dans le fonctionnement effectif de la société et dans la représentation qu’elle se fait d’elle-même, et qui perdure depuis le Moyen Age jusque dans notre monde aujourd’hui, tout cela est absent du monde grec antique. On pourrait même dire que c’est absent de toutes les sociétés historiques, à l’exception des sociétés monothéistes ».
 Le christianisme ne paraît conséquent à notre auteur qu’au II° et au III° siècle de notre ère car il est indemne de duplicité mais sa vanité n’en apparaît que plus clairement. « On a l’impression, pour une bonne part, que ces chrétiens avaient vraiment renoncé à la vie intramondaine sous l’empire d’une religion a-cosmique et attendaient à tout moment la Parousie, le retour du Christ. Dès lors, la vie ici-bas – y compris bien sûr la vie des institutions politiques – perdait toute importance, puisque le Messie allait réapparaître d’un moment à l’autre. Dans ces conditions où les individus vivent une vie qui n’en est pas une, le pied sur l’étrier et les bagages faits pour le voyage vers l’au-delà, on peut imaginer une pratique de la morale chrétienne qui ne soit pas une constante duplicité. Mais dès lors qu’on est installé de façon permanente dans la vie de la société, et donc à partir du moment où le christianisme devient une religion reconnue (313 de notre ère, sous Constantin), puis la religion obligatoire de tous les habitants de l’Empire sous peine de persécution (384, décret de Théodose), la duplicité est au cœur de l’institution chrétienne de la société, et ce fait se prolonge jusqu’à nos jours dans la scission entre le discours justificatif et la réalité » Castoriadis. Séminaire du 18 mai 1983 dans La Cité et les Lois. Ce qui fait la Grèce, 2.
 
 Remplaçons la notion péjorative de duplicité par celle descriptive de tension entre deux postulations. L’enjeu du débat est de savoir s’il est vrai qu’il s’agit d’une tension stérile et vainement culpabilisante comme l’analyse Castoriadis ou au contraire si elle n’est pas le ressort de l’aventure occidentale, voire si on ne touche pas avec elle à l’identité de l’Européen dans ce que celle-ci a de plus essentiel. Le christianisme ne serait pas, en ce sens, ce qui a refoulé le projet politique d’autonomie mais paradoxalement ce qui l’a rendu possible.
 
 C’est ce qu’établit Marcel Gauchet en montrant que le christianisme est « la religion de la sortie de la religion » et Louis Dumont en montrant que la genèse de l’individualisme moderne est d’essence chrétienne. L’un et l’autre pointent le caractère déterminant de l’événement christique dans le passage d’un ordre social holiste à un ordre social faisant de chaque individu une personne c’est-à-dire pas seulement un simple sujet empirique mais une incarnation de l’humanité, un être égal à tout autre c’est-à-dire « un être moral, indépendant, autonome ». (« Holisme » : caractéristique de sociétés où les rapports entre les hommes sont hiérarchiquement institués selon le principe de la primauté ontologique du social sur l’individu et « individualisme » : caractéristique de sociétés où l’individu est reconnu comme ayant une existence extérieure et antérieure au social et, en cette qualité, comme titulaire de droits que l’institution politique a pour fin de garantir).
 L’un et l’autre néanmoins ne sous-estiment pas le fait que les Pères de l’Eglise étaient, pour la plupart, grecs ou romains, et que tant le message d’universalité que l’accent mis sur l’intériorité personnelle et l’idée de personne avaient de solides assises dans la philosophie hellénistique (voir la figure du sage stoïcien ou épicurien) et le droit romain.
 
 Mais le christianisme a le mérite d’avoir libéré les individus de leur incorporation à la nature et au social. En cela il rompt avec le naturalisme grec et le holisme aristotélicien.
 Le divin reflue hors du monde. La démythisation ainsi opérée a de multiples conséquences. Il se peut qu’elle ait joué un rôle dans l’émergence de la science moderne et dans l’utilisation technique de la nature. Lorsque les dieux du paganisme ont déserté l’espace mondain, celui-ce revêt une dimension profane le rendant disponible pour un arraisonnement théorique ou pratique.
 
  D’autant plus que le christianisme a promu les conditions d’une autonomie personnelle. En mettant l’individu en rapport avec une transcendance ou un souverain étranger au monde, il l’a affranchi de ses allégeances mondaines. Il a donné consistance au retrait, à la distance par rapport aux choses de ce monde et a fortifié par là les ressources en liberté intérieure et en déploiement de l’intériorité. Et surtout il a rendu ce sujet agissant dans le monde par la médiation de l’institution d’une communauté mystique (l’Eglise) appelée sous la pression des contingences historiques à modifier en profondeur l’idée de souveraineté politique. Gauchet écrit que l’Eglise est « la première bureaucratie du sens de l’histoire, la première administration des fins dernières », des fins qu’aucun pouvoir, fût-il spirituel, ne pouvait avoir la prétention d’accomplir car tout pouvoir est nécessairement en déficit par rapport aux fins que vient signifier le Christ. 
 Idée que Gauchet approfondit en décrivant le Christ comme « un messie à l’envers ». Le Fils de Dieu fait homme révèle que la figure du roi sauveur n’est pas celle de l’Empereur Pontife ou du Roi sacré, du supérieur dans l’ordre des hiérarchies sociales. Il est au contraire celui qui habite le monde sous les espèces du plus humble. Sa royauté renverse l’ordre traditionnel et annonce le régime de l’égalité où chacun se pensera, un jour, comme membre à part entière de la souveraineté. De même sa loi n’est pas celle des Princes de ce monde. A l’exigence de la vengeance et de la guerre pour sauvegarder les intérêts terrestres il substitue celle de l’amour. « La loi de l’autre monde, autrement dit, celle dont il porte témoignage, n’a rien à voir avec les suprêmes impératifs de ce monde ». Elle s’éprouve dans le secret des cœurs et enveloppe l’efficace à venir du pouvoir de l’intériorité spirituelle et morale.
 
 Pouvoir qui ne va cesser de demander des comptes à l’exercice du pouvoir politique et tendra à revendiquer le droit de le mobiliser aux services de fins transcendantes, non plus pour le seul salut dans l’autre monde mais aussi pour le respect de l’humanité en soi dans celui-ci.
 Le messie à l’envers met donc en scène la disjonction irréductible des réquisits de la Cité de Dieu et ceux de la cité des hommes. Celle-ci est marquée par la faute, par la faiblesse (thème du péché originel) et interdit de penser que l’humanité puisse être à elle-même le principe de sa rédemption. L‘inachèvement, la faillibilité sont constitutives de l’humaine condition et c’est dans l’écart toujours béant entre l’effort humain et la perfection divine dont l’espérance travaille aussi en elle, que l’humanité doit accomplir sa tâche. Autant dire qu’il y a là de quoi disqualifier toute prétention prométhéenne. Et c’est par là encore que l’Europe est issue du christianisme.
 
 Mais dira-t-on : l’Europe n’a-t-elle pas enfanté des totalitarismes sous la forme des utopies socialistes, nationalistes ou théocratiques ? Hélas oui, cependant ces monstruosités sont une trahison de la métaphysique de la dualité ou de la leçon de l’Incarnation et partant une trahison de l’Europe.
 
 Le christianisme médiéval avec ce que l’on a appelé l’augustinisme politique (prétention de l’Eglise à imposer son hégémonie au pouvoir temporel et à absorber l’ordre naturel dans l’ordre surnaturel de la grâce) n’est pas exempt de cette tentation totalitaire. Mais remarque Kolakowski, cette aspiration est absente du christianisme sous sa forme originaire. « Le problème du christianisme, c’est le mal moral, malum culpae, et le moral n’est que dans les individus, seul l’individu est responsable […]. Le concept d’un système social « moralement bon » ou « moralement mauvais » n’a aucun sens dans le monde de la foi chrétienne » ; « la force du christianisme repose sur sa capacité à ériger dans la conscience des individus des digues contre la haine » La crise du christianisme.1976. Sa force est d’affirmer que «  le mal au sens véritable et originaire est en nous et non dans les conditions sociales. […].Le message de Jésus n’est pas un « système social juste », ce n’est pas un quelconque projet de société. Jésus nous a recommandé de commencer à éliminer le mal en nous-mêmes, et non de tuer d’autres hommes que nous considérons à tort ou à raison comme mauvais ». Ibid.
 
 C’est sans doute cette dimension de notre héritage qui est au principe de la tendance de l’Européen à battre sa coulpe, à se regarder avec les yeux de l’autre, un autre d’autant plus exigeant que le Fils de l’Homme le porte en lui sous la forme de la transcendance divine ou de l’Esprit (Cf. Le dogme de la Trinité). L’européanité doit à l’inquiétude chrétienne son incapacité à reposer dans l’autosatisfaction. Elle lui doit aussi l’idée qu’il n’y a pas de solution définitive aux problèmes que nous avons à résoudre en commun.
 
  Ainsi  « l’Europe est encore fidèle à elle-même dans son état de détresse et d’incertitude. Si elle survit à la pression des barbares, ce ne sera pas grâce à une solution finale qu’elle découvrirait un jour, mais grâce à la conscience claire que de telles solutions n’existent nulle part ; et c’est là la conscience chrétienne. Le christianisme n’a trouvé et n’a promis aucune solution durable pour le destin temporel des hommes. C’est pourquoi il nous a donné le moyen de sortir du dilemme « optimisme – pessimisme », si ce dilemme veut dire le choix entre la croyance en des solutions finales et le désespoir. Le désespoir, c’est la chute fréquente de ceux qui avaient cru un jour dans une solution parfaite et ultime et qui ont perdu leur certitude. Mais c’est la tradition de l’enseignement chrétien de nous protéger contre les deux dangers qui nous menacent : la conscience folle de notre perfectibilité infinie et le suicide. Dans ces courants majeurs, le christianisme s’est toujours opposé à l’esprit millénariste qui surgissait en ses marges et dont l’explosion spectaculaire a eu lieu lorsqu’il a pris la forme anti-chrétienne. Le christianisme disait : la pierre philosophale, l’élixir d’immortalité, ce sont les préjugés des alchimistes ; il n’y a pas de recette pour une société sans mal, sans péché, sans conflit : de tels idéaux sont les égarements d’un esprit assuré de son omnipotence, ce sont les fruits de l’orgueil ; mais admettre cela ne veut pas dire tomber dans le désespoir. Nous n’avons pas le choix entre la perfection totale et l’auto-destruction totale : notre destin temporel, c’est le souci sans fin, l’inachèvement sans fin. C’est dans le doute qu’elle entretient sur elle-même que la culture européenne peut trouver son équilibre spirituel et la justification de sa prétention à l’universalité » Leszek Kolakowski. Où sont les barbares ? 1980.
 
 
Conclusion :
 
   Nous sommes les héritiers des inventeurs de la philosophie, de la démocratie, des mathématiques et de l’histoire. Même le christianisme ne se comprendrait pas dans ses élaborations théoriques sans la source grecque. Mais en isolant essentiellement cette matrice, Castoriadis occulte deux points qui me paraissent importants.
   D’une part le conflit du philosophe et de la cité ou en termes métaphoriques de Christ et de César. Or la ciguë  ne rejoint-elle pas la croix pour figurer la distance irréductible entre les idéaux de l’esprit et les pesanteurs de la terre? (Cf.Roger Bastide « Tant que le monde est monde, le Christ est en croix et Socrate boit la ciguë »). Cette profonde vérité, le christanisme l’assume pleinement. Il y a un abîme entre la loi du ciel et celle de la terre même si la tâche des hommes est de s’employer à le réduire.
   D’autre part la distinction de la liberté des Anciens et celle des Modernes. ( Cf. Les analyses incontournables de Benjamin Constant [1]). Castoriadis continue de défendre un ordre holiste de la société avec lequel l’Europe peut s’honorer d’avoir rompu sous l’influence de l’inestimable apport chrétien : la subjectivité, les profondeurs de l’intériorité, la liberté et l’éminente dignité de la personne humaine.
 

 

  A  écouter avec bonheur : Jacqueline de Romilly sur www.canalacademie.com [2]. Les racines grecques de l’Europe.

  Et sur le même site: Jean-François Mattei: Le regard vide de l’Europe.