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Le sac de peau. Platon.

 Constantin Brancusi. La muse endormie.

 

 

 « Formons par la pensée une image de l’âme, pour que l’auteur de cette assertion en connaisse la portée.

 

  Quelle image ?

  Une image à la ressemblance de ces créatures antiques dont parle la fable- la Chimère, Scylla, Cerbère et une foule d’autres- qui dit-on, réunissaient des formes multiples en un seul corps.

  On le dit, en effet.

  Façonne donc une espèce de bête multiforme et polycéphale, ayant, disposées en cercle, des têtes d’animaux dociles et d’animaux féroces, et capable de changer et de tirer d’elle-même tout cela.

  Un pareil ouvrage, observa-t-il, demande un habile modeleur ; mais comme la pensée est plus facile à modeler que la cire ou toute autre matière semblable, voilà qui est fait.

  Façonne maintenant deux autres figures, l’une d’un lion, l’autre d’un homme ; mais que la première soit de beaucoup la plus grande des trois, et que la seconde ait, en grandeur, le second rang.

  Ceci est plus aisé, dit-il ; la chose est faite.

  Joins ces trois formes en une seule, de telle sorte que, les unes avec les autres, elles ne fassent qu’un tout.

  Elles sont jointes.

  Enfin, recouvre-les extérieurement de la forme d’un seul être, la forme humaine, de manière qu’aux yeux de celui qui ne pourrait voir l’intérieur et n’apercevrait que l’enveloppe, l’ensemble paraisse un seul être, un homme.

  C’est recouvert.

  Disons maintenant à celui qui prétend qu’il est avantageux à cet homme d’être injuste, et qu’il ne lui sert à rien de pratiquer la justice, que cela revient à prétendre qu’il lui est avantageux de nourrir avec soin, d’une part, la bête multiforme, le lion à sa suite, et de les fortifier, et d’autre part d’affamer et d’affaiblir l’homme, en sorte que les deux autres le puissent traîner partout où ils voudront ; et au lieu de les accoutumer à vivre ensemble en bon accord, de les laisser se battre, se mordre et se dévorer les uns les autres.

  Il soutient en effet tout cela, le panégyriste de l’injustice.

  Et réciproquement, affirmer qu’il est utile d’être juste n’est-ce pas soutenir qu’il faut faire et dire ce qui donnera à l’homme intérieur la plus grande autorité possible sur l’homme tout entier, et lui permettra de veiller sur le nourrisson polycéphale à la manière du laboureur, qui nourrit et apprivoise les espèces pacifiques et empêche les sauvages de croître ; de l’élever ainsi avec l’aide du lion, et, en partageant ses soins entre tous, de les maintenir en bonne intelligence entre eux et avec lui-même ? »

         Platon. La république. Livre IX. L’image du sac de peau.(traduction Baccou)

 

 

  Que la vie telle que l’exalte Calliclès (Cf. Cours [1]précédent) soit une vie en désordre, une vie violente et injuste, une vie tyrannique, la célèbre image du sac de peau le figure éloquemment.

   En effet de quoi est-il question dans ce texte ?

  De ce que nous sommes à un regard capable de déjouer le piège des apparences car nous croyons communément que nous sommes un et que notre unité personnelle est une donnée. Or Platon nous apprend que nous ne sommes pas un mais trois et que si unité personnelle il peut y avoir, celle-ci n’est pas de l’ordre du donné mais l’enjeu d’un effort spirituel et moral.

  Platon formule dans cette image sa psychologie et comme toute psychologie engage une morale, il énonce en quoi consiste notre vocation morale.

   Que sommes-nous donc ? Un être complexe articulant des dimensions hétérogènes et d’inégales puissances et valeurs de telle sorte qu’il convient de parler d’une tripartition de l’âme. Nous sommes à la fois :

 

1) Une âme concupiscible. Elle est symbolisée par un monstre polycéphale. Platon signifie par là que l’homme est un être d’appétits primaires, multiples et contradictoires, un être traversé par des pulsions et des besoins. Epithumia en grec c’est le ventre, la part naturelle au sens de la part animale. « De quels désirs parles-tu ? De ceux répondis-je qui s’éveillent pendant le sommeil, lorsque repose cette partie de l’âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l’autre, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée de nourriture ou de vin, tressaille, et après avoir secoué le sommeil, part en quête de satisfactions à donner à ses appétits. Tu sais qu’en pareil cas elle ose tout comme si elle était délivrée et affranchie de toute honte et de toute prudence. Elle ne craint point d’essayer en imagination de s’unir à sa mère ou à qui que ce soit, homme, dieu ou bête, de se souiller de n’importe quel meurtre et de ne s’abstenir d’aucune sorte de nourriture ; en un mot, il n’est point de folie, point d’impudence dont elle ne soit capable ». Platon. La République. Livre IX. 571 c-d. 

 (On remarque que les analyses de Freud sont anticipées dans ce texte : le rêve comme expression de désirs non avoués ; le complexe d’Œdipe avec le désir incestueux et le désir de meurtre, la tendance à transgresser les interdits comme l’anthropophagie, la bestialité etc.)

 

2) Une âme irascible. Elle est symbolisée par le lion. Platon signifie par là que l’homme est un être de désirs spécifiquement humains. Par exemple, il a le sens de l’honneur, de la dignité et s’indigne, se met en colère lorsque ce qu’il définit comme son honneur est bafoué. Thumos en grec c’est le cœur.

 

3) Une âme rationnelle. Elle est symbolisée par l’homme. L’homme se distingue, en effet de l’animal en ce qu’il est porteur d’une raison. Il est un intellect (nõus en grec) ayant ses exigences spécifiques. (Le souci du vrai, du bien, du beau).

 

 

  La nature humaine est donc une réalité conflictuelle travaillée par des injonctions contradictoires. Elle inclut diverses sortes de désirs et si « le désir du meilleur » est naturel, il y a aussi en elle des désirs terribles, sauvages qui s’éveillent pendant le sommeil et cherchent à se satisfaire dans les rêves. Car pendant le jour, de tels désirs sont réprimés par la loi et chez l’homme éduqué, ils sont domestiqués. Mais il va de soi que sans l’éducation, ces désirs étant les plus puissants sont de taille à imposer leur loi à l’homme tout entier.

   L’intérêt de l’image du sac de peau est ainsi de montrer que les dimensions nous constituant ne sont égales ni en force ni en valeur. Il y a une hiérarchie entre elles et la description platonicienne établit que ce qui a le plus de force en fait est ce qui a le moins de valeur en droit et réciproquement. L’âme concupiscible est infiniment plus puissante que l’âme rationnelle qui n’a que la lumière. Il s’ensuit que sans une formation propre à développer les capacités de la raison et à fortifier l’amour du meilleur, l’unification de la personne va s’opérer sous l’hégémonie de ce qui est inférieur selon la valeur. L’homme va placer son honneur dans la satisfaction de sa part sauvage et va utiliser les ressources de son esprit à cette fin.

  Telle est, pour Platon, la définition de l’homme tyrannique. Homme sans foi ni loi, sans ami, entouré de flatteurs et d’esclaves, injuste dans la vie privée et la vie publique, méchant et en définitive malheureux, le tyran est « un parfait scélérat ».

  Il est, dit Platon, «  celui qui à l’état de veille est tel que l’homme en état de songe que nous avons décrit » La République L.IX.

   Le tyran incarne donc la figure du désordre car si la tâche des hommes est bien de s’unifier, l’ordre légitime exige que cette unification s’opère sous l’autorité de ce qui est supérieur, cet élément de supériorité étant en l’homme ce qui le distingue spécifiquement de l’animal, à savoir la raison.

   Voilà pourquoi il est immédiatement question de vertu.

   La vertu est chez les Grecs ce qui accomplit la nature d’un être dans son excellence ou sa fonction propre. Il y a une vertu de tout ce qui existe, le terme connotant toujours l’idée d’ordre, d’harmonie, de beauté.

  La vertu de l’homme, sa fonction naturelle, pour ne pas être un principe de désordre en lui-même (absence d’accord avec soi-même) et dans le cosmos (absence d’accord avec les autres) est de s’unifier et de s’harmoniser en soumettant l’inférieur à l’autorité du supérieur.

   Sur le plan des appétits primaires cette mise en ordre donne la vertu de tempérance.

  La tempérance se caractérise par la maîtrise de soi, par la modération des désirs et des appétits qu’il ne s’agit pas d’anéantir mais de satisfaire de manière mesurée. Elle implique un contrôle du « nourrisson polycéphale à la manière du laboureur, qui nourrit et apprivoise les espèces pacifiques et empêche les sauvages de croître » afin de réaliser l’harmonie en soi et avec le monde. 

   Mais l’âme rationnelle ne peut imposer sa loi à l’âme concupiscible qu’avec l’aide de l’âme irascible.

   Manière de dire que la raison n’a par elle-même pas de force. Celle-ci doit venir du désir. Or le siège du désir proprement humain est le cœur. Le profil d’une vie se joue donc à cet étage, selon la nature de la valeur que l’homme honore ou aime. Il se peut qu’à la manière de nombreux hommes, il place son honneur dans les valeurs du ventre. Il mobilisera alors son intelligence et investira son énergie dans le but de satisfaire ses besoins primaires. Au contraire, il peut placer son honneur dans les valeurs de l’esprit. Il mettra alors toute son énergie et mobilisera son intelligence dans le but de faire triompher les exigences de l’esprit.

  Platon et les Grecs appellent courageux l’homme de ce choix éthique. La vertu de courage est la vertu du cœur.

   L’âme rationnelle doit aussi se mettre en ordre et c’est la vertu de sagesse. Car il ne suffit pas de raisonner, encore faut-il que la pensée ait une rectitude et évite le délire ou la folie.

   Celui qui s’est unifié sous l’autorité de la raison c’est-à-dire qui est à la fois, tempérant, courageux et sage, est l’homme juste.

  Il s’ensuit que la vertu de justice  est une vertu de synthèse. Elle est, au sens moral, le propre de l’homme en ordre.

  Un tel homme n’est jamais un danger pour les autres, voilà pourquoi, en tant qu’elle est une vertu sociale, la justice requiert des individus vertueux. Il ne peut pas y avoir de justice dans la cité s’il n’y a pas de justice dans les individus. Manière de dire que la politique et la morale sont une seule et même chose.