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Le propre de l’homme en question. E. de Fontenay.


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 « […] on est pris de fou rire en se rappelant la succession des signes immémoriaux et irréfutables de la différence anthropologique, et en constatant la retraite à laquelle les avancées des sciences du vivant condamnent la sacro-sainte différence humaine. Faut-il, dans un premier temps, faire un recensement de ces prétendues compétences? Oui, sans doute, et dans le pêle-mêle d’un inventaire à la Prévert, sans souci de les classer suivant un ordre quelconque. Au commencement du commencement, l’homme a été « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Puis Aristote dira, au début du livre I de la Politique, que l’être de l’homme consiste à « avoir » langage et raison.

Mais auparavant, un présocratique, Anaxagore avait relevé que l’homme pensait parce qu’il avait des mains. Dans la suite des temps, il fut question de station verticale, de feu, d’écriture, d’agriculture, de mathématiques, de philosophie bien sûr, de liberté, donc de moralité, de perfectibilité, d’aptitude à imiter, d’anticipation de la mort, d’accouplement de face, de lutte pour la reconnaissance, de travail, de névrose, d’aptitude à mentir, de débat social, de partage de nourriture, d’art, de rire, d’inhumation… Les travaux de la génétique, ceux de la paléoanthropologie, de la primatologie et de la zoologie auront pulvérisé la plupart de ces îlots de certitude, et ridiculisé cette émulation fanfaronne, ces preuves d’une compétence à nulle autre pareille. Le langage du chimpanzé, le décapsulage des bouteilles de lait par les mésanges anglaises, la monogamie du gibbon, l’altruisme de la fourmi, la cruauté de la mante nous laissent désemparés. Car nous ne pouvons plus désormais, sauf à accepter que la réflexion philosophique le cède à l’enflure rhétorique, opposer la nature et la culture, l’inné et l’acquis, l’homme et l’animal. La mise en interaction dialectique de ces antinomies ne suffit plus à prendre en charge le faire et l’être des hommes, car tout ce qui se découvre et se trame aujourd’hui invite à soupçonner d’abstraction complaisante ces couples que leurs déchirements mêmes rendent rassurants. Ainsi, par exemple, la conception hégéliano-marxiste du travail comme propre de l’homme reconduit-elle souvent le motif le plus insistant et le plus gratifiant de la philosophie moderne : la positive négativité exercée par la subjectivité sur le donné. »

         Elisabeth de Fontenay, Sans offenser le genre humain, Albin Michel, p. 48, 49.

 

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   Après la remise en cause de tous les critères par lesquels on a traditionnellement fondé la différence spécifiquement humaine ou ce que j’ai appelé, de manière sans doute ringarde,  la supériorité ontologique de l’homme, on s’attend à ce que Elisabeth de Fontenay cautionne la naturalisme ambiant et l’acharnement de beaucoup de scientifiques à effacer la frontière entre l’humanité et l’animalité. Or cette amie des bêtes et surtout cette philosophe conséquente ne peut pas y consentir. C’est d’ailleurs le propre de tous les auteurs dont on cite abondamment les noms pour disqualifier l’humanisme rationaliste classique. Qu’il s’agisse de Philippe Descola (Par-delà Nature et Culture, Gallimard 2005), ou Jean-Marie Schaeffer (La fin de l’exception humaine, Gallimard 2007), nul ne souscrit à un antihumanisme naturaliste radical.

   Ce qui me frappe c’est la tendance des uns et des autres à recycler, même si c’est sous couvert d’une prudence rhétorique peu convaincante, les critères que pourtant ils désavouent.

   Cela me semble patent dans le livre de E. de Fontenay. Elle reconnaît elle-même « être assise entre deux chaises » et vouloir tenir une voie médiane entre ce qu’elle appelle la tradition métaphysique continentale de Descartes à Heidegger, accusée de tenir un discours réductionniste sur les bêtes et une philosophie anglosaxonne coupable d’estomper la différence entre l’humanité et l’animalité et de vouloir étendre aux animaux les droits que l’homme s’est  octroyés.

   A bien la lire, elle me semble pourtant s’inscrire dans la tradition qu’elle cherche à déconstruire. En témoigne ce passage :

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 «  Qui faut-il croire alors ? Montaigne, qui disait qu’il y a parfois plus de différence d’homme à homme qu’entre un animal et un homme ou Descartes, faisant de la parole prononcée-à-propos le critère de l’humain, refusant même d’en exclure les muets et les fous (Discours de la méthode, Cinquième partie)? Il y a quelque chose d’à la fois incontournable et indécidable dans cette alternative qui se répète depuis le début de l’histoire occidentale, et n’a pas fini de nous opposer les uns aux autres. C’est pourquoi, laissant de côté — parce qu’ici, dans une sorte d’urgence, il le faut — la féconde idée derridienne d’un feuilletage des frontières je ne saurais contourner ce critère tant ressassé d’un langage spécifiquement humain [1]. Car aussi loin que nous conduisent les travaux des primatologues, portant sur la communication avec les singes supérieurs, sur leurs capacités de catégorisation, nous risquons de sombrer dans la bêtise si nous nous obstinons à nier que les hommes expriment et communiquent autrement que les plus intelligents et les plus loquaces des animaux. C’est la double articulation qui permet de caractériser ce propre langagier, la première assemblant des unités minimales, les monèmes qui, même isolés, ont forme et sens, et qui sont commutables, la deuxième portant sur la commutation d’unités minimales distinctes ayant une forme phonétique, les phonèmes.

   Sur cette structure profonde se greffe une capacité faisant défaut aux primates non humains, comme le reconnaissent eux-mêmes les philosophes naturalistes qui théorisent les travaux convergents de la biologie, de la psychologie expérimentale, de la neurophysiologie et de l’éthologie cognitive. C’est le langage déclaratif, la parole prise en vue de donner de l’information ou encore le langage ostensif qui a pour fonction de montrer à autrui un objet, non pour l’obtenir, mais seulement pour le donner à voir, C’est encore le partage suivi de l’expérience, en ce qu’il mobilise une attention conjointe. C’est aussi le langage conversationnel, qui implique l’inter-subjectivité, la capacité de me représenter ce que se représente l’autre, ses états mentaux en tant qu’ils diffèrent des miens, et d’en tenir compte.

   Mais il convient d’ajouter à ce tableau une compétence, le performatif, qui consonne avec le leitmotiv politique de ce livre. En rhétorique, une locution performative désigne une affirmation qui constitue simultanément l’acte auquel elle se réfère, elle est un Fiat!, un « Que cela soit ! ». Elle fait entrer cette parole qui est un acte dans l’ordre des choses et a donc la capacité d’agir sur le réel, de le transformer par le fait même qu’elle est proférée. C’est ainsi que, nous déclarant « genre humain », nous nous séparons décisoirement et effectivement, historiquement et politiquement, nous nous affranchissons, mais en connaissance de cause, du donné de notre appartenance à l’espèce. Comme Aristote l’a montré on peut paradoxalement dire que ce qui manque en fin de compte aux animaux, c’est tout ce qui a trait à la doxa, à la croyance, à la persuasion, à l’adhésion, à la rhétorique donc. S’ils usent d’un certain logos, ils ne disposeront jamais de ce que le latin nomme l’oratio, la parole, de ce registre où logique et linguistique s’articulent pour constituer l’espace public et humain de la délibération, En fait, c’est l’éthico-rhétorique plus que le rationnel qui fait la spécificité de l’humain. Et l’on accordera que ce propre-là de l’homme, si proche de la pensée des sophistes, n’a rien de métaphysique!

   Dans cette même perspective on peut, en déplaçant l’accent, se demander si ce n’est pas dans le pouvoir métaphorique que se loge la différence. «Ein Hundlder stirbt/und der weif/dass er stirbt/wie ein Hund/und der sagen kann/dass er weif/dass er stirbt/wie ein Hund/ ist ein Mensch : Un chien qui meurt et qui sait qu’il meurt comme un chien et qui peut dire qu’il sait qu’il meurt comme un chien est un homme » ( Erich Fried, « définition » in Warngedichte 1984, p. 134), L’usage de la métaphore et l’expérience tragique récapituleraient à la fois le rapport singulier des hommes aux hommes, au référent, aux animaux, au monde. En cela consisterait cette signification de l’humain que je refuse, pour des raisons éthiques et historiques, d’abandonner à la liquidation positiviste. » Ibid, p. 70 à 73. (C’est moi qui souligne)

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   Je lui sais gré de résister à la tentation de sombrer dans la bêtise. Et cette mise en garde me donne le désir de faire lire ce propos de Rousseau, n’ayant pas pris une ride à mes yeux :

 «  Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il habite; car non seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose des éléments par son industrie, mais lui seul sur la terre en sait disposer, et il s’approprie encore, par la contemplation, les astres mêmes dont il ne peut approcher. Qu’on me montre un autre animal sur la terre qui sache faire usage du feu, et qui sache admirer le soleil. Quoi! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports? je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu; je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le gouverne; je puis aimer le bien, le faire; et je me comparerais aux bêtes! Ame abjecte, c’est ta triste philosophie qui te rend semblable à elles : ou plutôt tu veux en vain t’avilir, ton génie dépose contre tes principes, ton cœur bienfaisant dément ta doctrine, et l’abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi »

                         Profession de foi du Vicaire Savoyard, GF-Flammarion, p. 69, 70.

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   Pourquoi faut-il que la dénonciation légitime de ce que Rousseau appelle très justement « un abus de nos facultés » conduise certains à refuser de prendre acte de ce qu’il y a de proprement humain dans ces mêmes facultés?

  Méditons en dernier ressort cette pensée de Pascal:

    « Il est dangereux de trop faire croire à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.

   Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre. » B 418.