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Le philistinisme cultivé.

    On distingue les époques et si certaines ont brillé par une grande culture, par la vitalité des échanges de biens et d’idées, par les grandes œuvres que la liberté d’esprit de leurs créateurs ont apportées au patrimoine de l’humanité, d’autres ont stagné dans certaines formes d’obscurantisme, de fermeture et de servitude.
 
 
 Anselm Kiefer. naglfar, 1998.
 
 
   De même on distingue l’homme cultivé de l’homme inculte et ce n’est pas un compliment pour ce dernier.

   Dans les deux cas la culture est conçue comme une valeur reconnaissable universellement. Elle incarne un idéal d’humanité que la paideia grecque, la cultura animi latine, par exemple, avaient comme enjeu de sculpter à la fois comme un accomplissement personnel et une tâche collective. Cet idéal de la culture, fixé dans la Grèce du IV° siècle av. J.C. a perduré grosso modo jusqu’au milieu du XX° siècle dans notre institution scolaire.

   Qu’il soit désormais devenu obsolète, l’état de notre école, les attentes de la société, les valeurs qui sont les siennes, en témoignent éloquemment. Le diagnostic semble relativement partagé par les observateurs de notre temps et si l’on interrogeait ce qui a conduit à cette perte de signification il faudrait sans doute conjuguer de nombreux facteurs. Mais ce n’est pas ce que je veux traiter ici. Je me contenterai de souligner que les diverses critiques ayant été savamment orchestrées contre cet idéal ont une part non négligeable de responsabilité dans la subversion des valeurs dont il fait les frais.
 
   Personne n’ignore la violence des attaques qui sont venues du côté de l’ethnologie. La prétention à l’universalité de ce modèle culturel serait une imposture a-t-on répété à souhait. En réalité il serait l’expression d’un particularisme culturel s’avançant sous le masque de l’universalité pour imposer sa domination à la planète entière.
   J’ai essayé, dans une méditation sur la culture européenne [1], de dénoncer l’injustice de cette affirmation en montrant que l’apprentissage de l’universel consiste au contraire à rompre avec la clôture ethnocentrique, à s’arracher à une barbarie toujours menaçante pour tendre vers un idéal civilisationnel par rapport auquel on se sent en défaut.
   Inutile de revenir sur ce point mais il convient de prendre acte du fait : la critique ethnologique a triomphé et a fait le lit de l’idéologie du relativisme culturel, du tout culturel et des vertus du multiculturalisme en lieu et place d’un authentique souci de l’universel humain.
 
   Mon propos, dans ce cours, consiste à évoquer la critique sociale de l’idéal des humanités. Avant d’en déployer la substance, rappelons avec Valéry ce que l’on entendait traditionnellement par capital culturel ou civilisationnel :
 
« Il est d’abord constitué par des choses, des objets matériels, – livres, tableaux, instruments, etc., qui ont leur durée probable, leur fragilité, leur précarité de choses. Mais ce matériel ne suffit pas. Pas plus qu’un lingot d’or, un hectare de bonne terre, ou une machine ne sont des capitaux, en l’absence d’hommes qui en ont besoin et qui savent s’en servir. Notez ces deux conditions. Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige lui aussi, l’existence d’hommes qui aient besoin de lui et qui puissent s’en servir, – c’est-à-dire d’hommes qui aient soif de connaissance et de puissance de transformations intérieures, soif de développements de leur sensibilité ; et qui sachent, d’autre part, acquérir ou exercer ce qu’il faut d’habitudes, de discipline intellectuelle, de conventions et de pratiques pour utiliser l’arsenal de documents et d’instruments que les siècles ont accumulé. » La liberté de l’esprit.1939. Œuvres, La Pléiade II, p. 1099.
 
   Valéry attire notre attention sur l’existence d’hommes ayant « soif de connaissance et de puissance de transformations intérieures, soif de développements de leur sensibilité ». Il met en évidence une caractéristique que nous avons liée indissolublement à l’homme hautement cultivé : la nécessité intérieure présidant à son goût pour la fréquentation des grandes œuvres, son amour désintéressé des belles choses, des sciences, de la philosophie, comme si cet amour était la respiration de son être et la signature de ce qu’il y a de plus noblement humain.
 
   Il y a, en effet, les activités pratiques, aussi humaines que les autres, mais parce qu’elles sont ordonnées à la conservation de la vie, on les a toujours distinguées d’autres activités, proprement inutiles du point de vue des fonctions que nous partageons avec les animaux mais qui, peut-être pour cette raison, portent la marque de ce qui est proprement humain. La nécessité vitale satisfaite, « une espèce qui est la nôtre, espèce positivement étrange, croit devoir se créer d’autres besoins et d’autres tâches, que celles de conserver la vie. […] Quelle que soit l’origine, quelle que soit la cause de cette curieuse déviation, l’espèce humaine s’est engagée dans une immense aventure » Ibid, p. 1078.
 
   Cette aventure est celle de l’esprit et il nous semble que c’est manquer à sa propre humanité et à l’humanité comme tâche historique que de demeurer en marge de cette aventure. D’où l’idée que le culte des humanités est une fin en soi, ce qui devrait nous obliger et ce que nous devrions honorer avec la pureté d’intention d’une volonté morale.
 
   Or là est le problème. N’y a-t-il pas une forme d’angélisme à penser la culture au sens humaniste comme un idéal purement désintéressé ? Car que cet idéal se proclame, en droit, un idéal moral n’exclue pas, qu’en fait, les choses fonctionnent autrement.
 
   Le hiatus apparaît lorsqu’on marque l’écart entre le statut objectif du monde culturel et la manière dont il est investi socialement et psychologiquement.
   Pour ce qui est de son statut objectif, on peut suivre l’analyse de Hannah Arendt :
   « Pour autant qu’il contient des choses tangibles – livres et tableaux, statues, constructions, et musiques – il englobe, pour en rendre témoignage, le passé tout entier remémoré des pays, des nations, et finalement du genre humain. A ce compte, le seul critère authentique et qui ne dépende pas de la société pour juger ces choses spécifiquement culturelles est leur permanence relative, et même leur éventuelle immortalité. Seul ce qui dure à travers les siècles peut finalement revendiquer d’être un objet culturel. » Hannah Arendt, La crise de la culture, Idées, Gallimard,p.259. 260.
 
   Ce qui dure, ce qui peut unir les hommes au-delà des clivages temporels, sociaux et même psychologiques est, en effet, ce qui permet à des êtres que tout peut séparer d’habiter un monde commun. Ce monde commun est celui de l’esprit et une seule forme, celle de la beauté, semble être son mode d’apparaître. La chose culturelle a ceci de spécifique qu’elle existe pour nous émouvoir, pour configurer un monde humain, celui que l’on peut habiter comme des hommes à part entière c’est-à-dire comme des êtres appelés à nouer des rapports d’amitié et de justice les uns avec les autres. Insigne privilège d’être non seulement ce qui se partage mais aussi s’augmente de ce partage, telle est la dignité de la culture. Ce faisant elle libère de ce que les Grecs appelaient « apeirokalia », c’est-à-dire de la vulgarité ou du manque de l’expérience des belles choses. Elle fait grandir la liberté parce qu’elle a sa source dans la liberté et ne semble pas avoir d’autre fonction que de l’accroître pour la gloire de l’humain.
 
   Pour ce qui est du statut social du monde culturel et de ceux qui font les efforts nécessaires à l’acquisition de la culture, il en va autrement.
      Il suffit, pour étayer ce soupçon, de remarquer qu’une culture se transmet à l’intérieur d’une société, à un moment donné et que les fins d’une collectivité sont moins des fins morales que des fins pragmatiques. Elle forme ses membres par voie d’imitation et d’éducation pour persévérer dans son être, c’est-à-dire pour se reproduire et promouvoir ses intérêts. C’est dire qu’elle a le souci, sous une forme ou une autre, de faire émerger l’élite dont elle a besoin pour assurer son rayonnement dans le concert des nations, maintenir sa position ou en conquérir une meilleure. Elite politique, élite technicienne, élite scientifique, élite artistique etc. ; nulle société civilisée ne peut s’en dispenser et elle récompense en prestige et en richesse économique ceux qui font sa prospérité et sa grandeur. Avant d’être ordonnée à un impératif moral, la culture a donc une fonctionnalité sociale et cela n’est pas sans incidence sur la nature des intentions de ceux qui font l’effort de l’acquérir.
 
   Dès lors qu’à l’horizon d’un investissement personnel (et il en faut beaucoup pour acquérir un haut niveau de culture) se profilent des positions sociales, des bénéfices symboliques (Ex : Normale supérieure est d’abord un titre prestigieux avant d’être le temple d’une éducation libérale), il est difficile de croire que les hommes poursuivent la promotion de l’humanité dans leur personne et dans le monde comme une fin en soi c’est-à-dire de manière totalement désintéressée. Ce serait ignorer les leçons des grands moralistes et en particulier le scepticisme de Kant quant à l’existence de la véritable vertu. Les hommes ne consentent pas librement à ce qui les grandit de telle sorte que le développement de leurs talents, les progrès de la civilisation leur sont « extorqués pathologiquement » (Cf..Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique). C’est que les principes de détermination de la volonté humaine ont à voir avec les intérêts narcissiques de ce que le philosophe rigoriste appelait le « cher moi » (Cf. Fondements de la métaphysique des moeurs). Or s’il y a un domaine où ils règnent en maîtres, c’est bien celui de la culture. Paradoxe sans doute, mais les passions sociales étant ce qu’elles sont, rien n’importe plus aux hommes que ce qui donne du pouvoir et du prestige, et la culture est précisément dans les faits ce qui confère un statut social et de la distinction, ne serait-ce que celle de l’apparent désintéressement.
   Pour le statut social, il est significatif que dans une société comme la nôtre, où il n’est plus forcément nécessaire de posséder une haut niveau de culture pour faire partie de la classe dirigeante, les formations prestigieuses culturellement n’ont plus la séduction qu’elles avaient autrefois lorsqu’elles étaient le sésame de la réussite sociale.
   Pour la distinction, les choses n’ont pas radicalement changé, ce qui impose de procéder à une certaine démystification de l’idéal culturel et de dénoncer ce que l’on a appelé le philistinisme culturel.
 
   On entend par « philistin » une personne prosaïque, imperméable à la poésie et à l’admiration des belles choses, n’ayant d’intérêt que pour ce qui est utile ou monnayable en terme de valeur matérielle. En ce sens, le terme renvoie au philistinisme inculte, celui que tout au long du XIX° siècle, les artistes brocardent sous la figure du bourgeois. Flaubert, par exemple, stigmatise le manque de goût, le culte de l’argent, l’absence de désintéressement et de noblesse de ce personnage repoussoir. « J’appelle bourgeois tout ce qui pense bassement » proclame-t-il. Il épingle sous ce vocable ceux qui se complaisent dans l’ignorance, ne cherchent que la rentabilité ou le plaisir vulgaire, se détournent des grandes oeuvres et s’abstiennent de l’effort de la pensée. De même, ainsi que le note Arendt, le terme appartient à l’argot des étudiants allemands soucieux de se distinguer de ceux qui ne sont à leurs yeux que des « rustres ».
   Mais le mot ne se limite pas à cet usage et il peut aussi viser un philistinisme cultivé, celui si répandu du snob qui ne voit dans la culture, qu’un moyen avoué ou non, de servir ses intérêts narcissiques. On connaît tous, ces intellectuels intéressés surtout à faire montre de leurs savoirs pour briller dans le regard des autres, ces personnes hautaines pour lesquelles la fréquentation des œuvres est surtout l’occasion de se distinguer du « vulgaire », de celui qui leur permet de jouir d’un sentiment de supériorité.
 S’ensuit-il que « Sitôt que les ouvrages immortels du passé devinrent objet de raffinement social et individuel, avec position sociale correspondante, ils perdirent leur plus importante et leur plus fondamentale qualité : ravir et émouvoir le lecteur ou le spectateur par delà les siècles » ? Ibid. p.259. 260.
   En tout cas c’est ainsi que Hannah Arendt décrit une première dimension de la crise de la culture.
 
 « L’accusation que l’artiste, à la différence du révolutionnaire politique, a portée contre la société, s’est résumée très tôt, au tournant du XVIII° siècle, en ce seul mot qui a été depuis répété et réinterprété génération après génération : ce mot est « philistinisme ». Son origine, un peu plus ancienne que son emploi précis, est de peu d’importance. On le trouve pour la première fois dans l’argot des étudiants allemands, pour faire la distinction entre les bourgeois et eux; mais la réminiscence biblique indiquait déjà un ennemi supérieur en nombre entre les mains duquel on peut tomber. Utilisé la première fois comme concept – par l’écrivain allemand Clemens von Brentano, je crois – […] il désigne un état d’esprit qui juge de tout en termes d’utilité immédiate et de « valeurs matérielles », et n’a donc pas d’yeux pour des objets et des occupations aussi inutiles que ceux relevant de la nature et de l’art. Tout cela sonne bien familier aujourd’hui encore, et il n’est pas sans intérêt de remarquer que même des termes d’argot aussi courants que «rustre » (square) se trouvent déjà dans le pamphlet de Brentano.
   Si les choses en étaient restées là, si le principal reproche fait à la société était demeuré son absence de culture et d’intérêt pour l’art, le phénomène dont nous nous occupons serait considérablement moins compliqué qu’il ne l’est en fait. Du même coup, il serait parfaitement compréhensible que l’art moderne se soit rebellé contre la « culture », au lieu de combattre simplement et ouvertement pour ses propres intérêts « culturels ». Le point, c’est que cette sorte de philistinisme, qui consiste simplement à être « inculte » et ordinaire, a été très rapidement suivi d’une évolution différente, dans laquelle, au contraire, la société commença à n’être que trop intéressée par toutes les prétendues valeurs culturelles. La société se mit à monopoliser la « culture » pour ses fins propres, telles la position sociale et la qualité. Ce, en rapport étroit avec la position socialement inférieure des classes moyennes en Europe, qui se trouvèrent – dès qu’elles possédèrent la richesse et le loisir nécessaires – en lutte serrée contre l’aristocratie et son mépris de la vulgarité des simples faiseurs d’argent. Dans cette lutte pour une position sociale, la culture commença à jouer un rôle considérable : celui d’une des armes, sinon la mieux adaptée, pour parvenir socialement, et « s’éduquer » en sortant des basses régions où l’on suppose le réel situé, jusqu’aux régions élevées de l’irréel, où la beauté et l’esprit étaient, supposait-on, chez eux. »
      Hannah Arendt. La crise de la culture, Idées, Gallimard, p. 258.259.
 
   Rousseau avait déjà, dans le Discours sur les sciences et les arts, dévoilé la face sombre des progrès de la civilisation en lisant en eux le progrès de nos vices et les stratégies de l’amour propre. Mais on n’était jamais allé aussi loin que Pierre Bourdieu dans son ouvrage La distinction (1979). Car le sociologue ne se contente pas de démonter les mécanismes du jeu social dans la distinction traditionnelle de la « haute culture » et de la « culture populaire », il en disqualifie le principe en refusant de lui reconnaître une objectivité. Le monde culturel n’a pas d’autre vocation que de procurer des avantages symboliques, d’autant plus gratifiants qu’ils se cachent sous l’aura du désintéressement. Bourdieu se livre ainsi à une critique féroce du jugement de goût tel que Kant en a élaboré l’analyse. Pure mystification que cette prétention à une satisfaction désintéressée. En réalité les distinctions esthétiques sont le reflet de rapports de domination, la classe dominante discréditant sous le nom de mauvais goût, le goût des classes dominées. Les distinctions du beau et du laid, du noble et du vulgaire sont des distinctions de classe. A bas l’école des héritiers !
 
   Tout se passe comme si la société n’avait attendu que cela pour liquider dans la bonne conscience les valeurs traditionnelles de la civilisation. Et il est bien vrai que si elles n’étaient que des valeurs sociales, elles ne mériteraient guère notre nostalgie mais voilà, si la critique sociale de la culture est pertinente pour déjouer les ruses du philistinisme culturel, elle ne l’est guère pour rendre compte de l’expérience subjective de l’humaniste dans son rapport aux œuvres. En particulier elle semble totalement inapte à entrevoir cette forme de déposition de soi que produit immanquablement la confrontation à ce qui est plus grand que soi.
 
   Laissons là la discussion de ce qui me paraît une des grandes impostures d’un « certain monde savant » et remarquons avec Hannah Arendt qu’un autre phénomène a rompu le fil de la grande tradition culturelle. Ce phénomène est l’avènement de la société de masse. Celle-ci se caractérise par le fait qu’il s’agit d’une société de consommation, pour laquelle la culture n’est pas autre chose qu’un objet de consommation, c’est-à-dire ce qui est destiné à entretenir le processus vital et non, comme la frontière classique entre le temps de travail et celui de loisir l’établissait, à rompre avec lui. «  La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui, comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. Je ne fais pas allusion, bien sûr, à la diffusion de masse. Quand livres ou reproductions sont jetés sur le marché à bas prix, et sont vendus en nombre considérable, cela n’atteint pas la nature des objets en question. Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés – réécrits, condensés, digérés, réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. Le résultat n’est pas une désintégration, mais une pourriture, et ses actifs promoteurs ne sont pas les compositeurs de Tin Pan AIley, mais une sorte particulière d’intellectuels, souvent bien lus et bien informés, dont la fonction exclusive est d’organiser, diffuser, et modifier des objets en vue de persuader les masses qu’ Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair Lady, et, pourquoi pas, tout aussi éducatif. Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire » Ibid, p. 265.266.
 
   Société de consommation, industrie du loisir, divertissement, équivalence de tous les objets réduits à une valeur d’usage, vitesse, usure rapide de ce qui n’a de prestige que celui d’une mode passagère, de préférence provocante… si c’est cela notre monde, alors il faut dire que la culture au sens humaniste n’y a plus sa place.

  Mais le philistinisme y prospère. Je le vois à l’œuvre au cœur de l’industrie de la culture (notons l’oxymore) dans le zèle avec lequel des personnes ayant eu la chance d’être initiées aux grandes œuvres de la culture, au sens traditionnel, s’efforcent de conférer des lettres de noblesse à des œuvres que seuls l’arbitraire d’un discours, le soutien d’un « état culturel » et le snobisme peuvent défendre. Tout au plus peut-on se demander s’il y a sens à parler d’un philistinisme « cultivé ».

   L’art dit contemporain offre un terrain de prédilection pour prendre la mesure du phénomène. On ne voit pas quel monde commun, durable, des artistes comme Jeff Koons, Fontana, Manzoni et consorts peuvent configurer, en tout cas pas un monde dans lequel l’esprit se sent chez lui. Pourtant ils ne manquent pas de soutiens très « distingués ». Faut-il comprendre que dans un monde ayant disqualifié la culture humaniste, ce qui en tient lieu désormais est le snobisme intellectuel ?

 

  NB: On peut lire sur ce thème Histoire du snobisme, 2008. de Frédéric Rouvillois.

 

 
   Cf. ce passage pour susciter le désir de lecture :
«  En mars 1910, au Salon des indépendants qui vient d’ouvrir ses portes, certains visiteurs, négligeant les Matisse et les tableaux du Douanier Rousseau, se pressent devant une toile : intitulée Et le soleil s »endormit sur l’Adriatique marine. Un tableau qui dépasse en audace ceux des hérauts les plus sauvages du fauvisme. Son auteur, un certain Boronali, qui est présenté comme un peintre génois, vient du reste de faire paraître dans la presse le manifeste d’une nouvelle école picturale, l’excessivisme, proclamant que « l’excès en tout est une force» et qu’il faut pour poser «les grands principes de la peinture de demain », briser « les anciennes palettes », ravager « les musées absurdes », piétiner les «routines infâmes » et «recolorer les aurores malades ». Un manifeste dans le ton du futurisme, et de certaines des écoles artistiques qui se partageront bientôt le devant de la scène.
   Or, tout ceci n’est qu’un vaste canular. Boronali, d’abord n’existe pas, le nom n’étant que l’anagramme d’Aliboron et le véritable pseudonyme du véritable auteur du tableau, l’âne Lolo, propriété du père Frédé, patron d’un célèbre cabaret de Montmartre, Le Lapin agile. À la queue de cet âne avait été attaché un pinceau trempé toutes les dix minutes dans un pot d’une couleur différente, une toile ayant été disposée à la bonne hauteur, et la queue de l’artiste frétillant à chaque carotte offerte au nouveau prodige de l’art pictural. Quant au responsable de cette farce décapante, c’est un jeune artiste, bientôt célèbre comme romancier, Roland Dorgeles, qui explique qu’il a ainsi voulu montrer «aux incapables et aux vaniteux qui encombrent une trop grande partie de cette exposition, vaniteux dont quelques-uns ont aujourd’hui grande importance, que l’oeuvre d’un âne, brossée à grands coups n’est pas déplacée parmi leurs œuvres » (Fantasio, mars 1910, p. 599).
   L’affaire Boronali n’est pas simplement un canular mémorable, elle peut être envisagée aussi comme la prémonition du snobisme artistique de la seconde moitié du siècle, suivant une «répétition historique» à l’envers, ce qui était pure blague (même s’il s’agit en l’occurrence, note Le Figaro du 29 mars 1910, d’une «plaisanterie philosophique ») se transformant en quelque chose de très sérieux assorti en outre d’enjeux financiers considérables, et de lourdes sanctions pénales pour ceux qui prétendraient continuer d’en rire – par exemple, en se soulageant dans un urinoir de Duchamp, ou en embrassant à pleines lèvres une toile blanche de Cy Twombly. Pourtant, aux yeux du profane, bon nombre des oeuvres phares de l’art contemporain ne semblent pas moins canularesques que le tableau du maître Boronali. Bon nombre: pas toutes, loin de là, et, Dieu merci, y compris celles des plus cotés, comme Edward Hopper ou Julian Freud, Balthus ou Anselm Kieffer, Francis Bacon, Rothko et Vieira da Silva, artistes immenses mais que les snobs jugeront, justement, un peu trop classiques, trop accessibles, trop évidentes pour les satisfaire pleinement.
   Et c’est donc sur des franges encore plus radicales de la modernité artistique qu’ils vont se rabattre, l’art contemporain présentant à leurs yeux plusieurs avantages considérables sur toutes les formes artistiques qui l’ont précédé.
   Le premier avantage vient de ce que l’art contemporain est pour une bonne part peu compréhensible aux non-initiés – un sondage BVA/Beaux-Arts Magazine paru en 2007 indiquant que 66 % des Français osent encore avouer qu’ils n’y comprennent rien, le sociologue Bernard Lahire constatant à cette occasion que les oeuvres d’art contemporain appréciées par les sondés le sont presque toujours pour des raisons « étrangères aux intentions des artistes », et sur la base de « malentendus sur la nature réelle des oeuvres » qui leur ont été présentées.
   Incompréhensible en tant qu’oeuvre, d’abord, parce que dans un certain nombre de cas, on ne voit pas en quoi il s’agit d’une « oeuvre d’art », c’est-à-dire en quoi elle se distingue des objets banals. Pour celui qui ne sait pas, les ready-mades de Duchamp, urinoirs ou porte-bouteilles se confondent avec la réalité la plus ordinaire – tout comme la bicyclette usagée présentée par le plasticien Maurizio Cattelan à la Biennale de Venise en 1997 et qui, accompagnée d’un certificat d’authenticité dûment signé par l’artiste, était vendue huit ans plus tard, lors de l’une des prestigieuses ventes d’art contemporain de Christie’s à New York, avec une estimation comprise entre soixante-dix et quatre-vingt-dix mille dollars. Même chose, mais en beaucoup plus cher, pour l’oeuvre de Damien Hirst intitulée Naked, constituée d’une armoire à pharmacie de 195 cm de haut sur 252 cm de large, en verre et acier, remplie d’instruments chirurgicaux et d’un morceau de cervelle de vache flottant dans un bocal de formol (l’estimation dans le catalogue d’une vente de la maison Sotheby’s à New York du 15 mai 2001, étant située entre six cent mille et huit cent mille dollars). L’œuvre d’art, en l’occurrence, n’est plus que ce que l’artiste a désigné comme tel, proposition quelque peu tautologique il est vrai, puisque la seule chose qui définit l’artiste est le fait de produire de telles œuvres ». p. 239 à 242.
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