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"Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée" Descartes.

Descartes(5) 

«  Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement, peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent.

   Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample, ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci, qui servent à la perfection de l’esprit : car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce.

   Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur de m’être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins, qui m’ont conduit à des considérations et des maximes, dont j’ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j’ai moyen d’augmenter par degrés ma connaissance, et de l’élever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d’atteindre. Car j’en ai déjà recueilli de tels fruits qu’encore qu’aux jugements que je fais de moi-même, je tâche toujours de pencher vers le côté de la défiance, plutôt que vers celui de la présomption ; et que, regardant d’un oeil de philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes, il n’y en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l’avenir que si, entre les occupations des hommes purement hommes, il y en a quelqu’une qui soit solidement bonne et importante, j’ose croire que c’est celle que j’ai choisie ».

                       Descartes. Discours de la méthode. Première partie.1637.

   Bon sens est synonyme de raison. C’est la faculté de juger c’est-à-dire de distinguer le vrai d’avec le faux sur le plan théorique ou le bien d’avec le mal sur le plan pratique.

   La justification que Descartes donne de son propos (Cf. car…) mêle subtilement ironie et générosité. « Chacun pense en être si bien pourvu que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ».

  Descartes note ironiquement un fait : les hommes ne manquent pas de  motifs de plainte mais ils ne se plaignent jamais de leur jugement. Si difficile à se satisfaire en toutes choses, ils sont d’ordinaire contents de leur jugement.

  Est-ce à dire que tous jugent correctement ? Ce n’est certes pas ce que veut laisser entendre le philosophe du doute. Mais avant de pointer les faiblesses de ce contentement, il explicite ce qu’il signifie de positif. A savoir que les hommes n’ont pas tort de savoir qu’il y a en eux une dignité, une faculté les distinguant des animaux et les constituant comme des hommes à part entière. Descartes s’inscrit explicitement dans la tradition grecque. Aristote définissait l’homme comme un animal raisonnable. « Pour la raison ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus ou du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce ».

  Descartes rappelle ici, conformément au langage scolastique, qu’il faut distinguer ce qui appartient essentiellement à un être et ce qui le caractérise accidentellement. Ce qui appartient à son essence ou à sa forme est ce qui le définit dans son être, ce qui appartient à sa définition. Ainsi la raison définit l’humanité dans son essence. Retirez à l’homme sa forme raisonnable, il a cessé d’être un homme. Peu importe qu’il raisonne bien ou mal, ce n’est là qu’un trait accidentel, en revanche un être privé de raison n’est pas un homme.

  Dans la Cinquième partie, il soulignera que l’hébétude des sourds et muets ou le discours délirant des fous ne les exclut pas de l’humanité. Eux aussi participent de l’humaine condition même si accidentellement ils sont privés des moyens d’exercer correctement leur raison. ( « Car c’est une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en exceptés même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être qui fasse le semblable […] Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout […] »).

  Les hommes ont donc bien raison de se sentir égaux par cette faculté qui les définit dans leur humanité et dignité. On sait que pour Descartes, cette faculté est la marque du créateur sur la créature, le principe de la supériorité ontologique de l’homme et ce par quoi il n’est pas, comme le simple corps ou matière dont il relève aussi, régi par le principe du déterminisme car en tant que substance pensante il dispose du libre-arbitre.

  Mais la justification s’arrête là car il ne suffit pas de disposer de la raison, encore faut-il en faire un bon usage. Ainsi si tous les hommes sont égaux par le fait de disposer d’une raison, ils ne le sont pas par la manière dont ils l’exercent.

  L’égalité des raisons n’empêche pas l’inégalité des esprits :

D’abord parce qu’il n’y a pas que la seule raison qui concourt à la perfection de l’esprit. Toujours avec le même souci de modestie, Descartes souligne qu’il lui est souvent arrivé d’envier la vivacité de tel esprit ou la capacité inventive, la puissance de l’imagination ou encore la prodigieuse mémoire de tel autre. Toutes ces dimensions de l’esprit contribuent à distinguer les uns des autres et à faire que certains sont plus puissants que d’autres.

 Ensuite parce que « ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». Le philosophe introduit ici l’idée de la nécessité de la méthode. La raison est nécessaire, elle n’est pas suffisante. A défaut de la conduire méthodiquement elle est inefficace. Or, ce qu’il y a sans doute de plus difficile est de procéder avec méthode.

    C’est si difficile que Descartes ne considère pas que cela soit à la portée de tous les esprits. Il le signifie lorsqu’il dit que la remise en cause de toutes les croyances à laquelle invite la première règle, c’est-à-dire la pratique du doute n’est pas un instrument à mettre dans toutes les mains. Il s’explique sur ce point dans la deuxième partie.

   Il commence par remarquer que les édifices les plus réussis sont ceux qui révèlent l’unité d’un projet méthodique comme en témoignent les monuments construits par un seul architecte, les villes conçues par un seul urbaniste, les constitutions élaborées par un seul législateur, un domaine de savoir construit par l’effort méthodique d’un seul esprit, ou la reconstruction du champ des sciences telle que Descartes l’envisage par le doute méthodique.

   Mais pas plus dans le domaine des sciences que dans celui de la religion ou dans celui de la politique, il n’est prudent d’inviter tous les esprits à la remise en cause radicale.

  « Jamais mon dessein ne s’est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi. Que si mon ouvrage m’ayant assez plu, je vous en fais voir le modèle, ce n’est pas, pour cela, que je veuille conseiller à personne de l’imiter. Ceux que Dieu a mieux partagés de ses grâces auront peut-être des desseins plus relevés ; mais je crains bien que celui-ci ne soit déjà trop hardi pour plusieurs. La seule résolution de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues en sa créance, n’est pas un exemple que chacun doive suivre. Et le monde n’est quasi composé que de deux sortes d’esprit auxquels il ne convient aucunement : à savoir de ceux qui, se croyant plus habiles qu’ils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter leurs jugements, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées ; d’où vient que, s’ils avaient une fois pris la liberté de douter des principes qu’ils ont reçus, et de s’écarter du chemin commun, jamais ils ne pourraient tenir le sentier qu’il faut prendre pour aller plus droit et demeureraient égarés toute leur vie ; puis de ceux qui, ayant assez de raison ou de modestie pour juger qu’ils sont moins capables de distinguer le vrai d’avec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent être instruits doivent bien plutôt se contenter de suivre les opinions de ces autres qu’en chercher eux-mêmes de meilleures ».

  Au fond la plus grande partie des esprits se répartit en deux catégories. D’une part les esprits présomptueux qui prétendent plus qu’ils ne peuvent et se condamnent à l’égarement chronique tant en matière politique, religieuse que scientifique. A bien observer le monde cette catégorie est certainement la plus répandue. D’autre part les esprits modestes qui, ayant connaissance de leur limite s’en remettent pour être éclairés à plus compétents qu’eux. Car Descartes l’avoue « sans avoir plus d’esprit que le commun, on ne doit pas espérer de rien faire d’extraordinaire touchant les sciences humaines ».

  Descartes ne réserve donc l’exercice du doute, la méthode du libre-examen qu’à un petit nombre d’esprits supérieurs. Est-ce à dire qu’il se compte au nombre de ceux-ci ? La réponse est embarrassante. Nul doute que comme tous les grands génies, Descartes devait avoir conscience de sa supériorité. Mais ce qui frappe dans le propos cartésien, c’est toujours la modestie. Ainsi lit-on, qu’il se serait plutôt senti participer de la seconde catégorie d’esprit si les circonstances de sa vie ne l’avaient pas mis en situation d’être insatisfait du savoir reçu, insatisfaction l’ayant conduit à définir une méthode dont il a expérimenté par lui-même la fécondité.

   Sa contribution à l’édifice du savoir ne vient donc pas d’une espèce de supériorité native, il insiste beaucoup sur le sentiment qu’il a de la médiocrité de son esprit (médiocre= moyen) ; elle découle de la méthode qu’il a eu la chance de mettre au point. Mais afin d’éviter l’écueil qui est celui des esprits présomptueux, et qui font qu’ils demeurent toute leur vie égarés, il s’efforce de retarder le plus possible le moment de la remise en cause radicale de toutes ses croyances pour se rapprocher du moment où grâce à sa méthode il sera capable de les remplacer par des connaissances véritables. « Je ne voulus point commencer à rejeter tout à fait aucune des opinions, qui s’étaient pu glisser autrefois en ma créance sans y avoir été introduites par la raison, que je n’eusse auparavant employé assez de temps à faire le projet de l’ouvrage que j’entreprenais, et à chercher la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes les choses dont mon esprit serait capable ».

  Idée-force : Le principe de la réforme cartésienne est dans une suspicion à l’égard d’une confiance exclusive dans les dons de l’esprit. Cette confiance n’est pas fondée. La référence aux grandes âmes a pour fonction de l’établir. L’expression renvoie surtout au domaine moral. Mais les choses sont analogues dans l’ordre théorique. Ceux qui peuvent aller le plus haut (qu’il s’agisse des grandes vertus en matière morale ou des grandes lumières en matière intellectuelle) sont sans doute les mêmes que ceux qui peuvent aller le plus bas. Les vices ou les vertus des âmes moyennes sont également moyens. Par analogie, la différence entre ceux qui font progresser la connaissance et ceux qui ne le font pas tient à ce que les uns procèdent méthodiquement alors que les autres non. Par précipitation, ceux-ci s’éloignent davantage de la vraie science qu’ils croient la posséder. Ainsi en est-il de ces faux savants de l’âge scolastique. Ils ont beaucoup étudié Aristote, les Pères de l’Eglise, mais en ce qui concerne la science de la nature, ils en sont d’autant plus éloignés qu’ils ont reçu sans examen tout ce qu’on leur a appris.